David Vann, Désolations, Gallmeister, 2011
Trevanian, La Sanction 1972,
Gallmeister, 2007 et 2010
Edward Abbey, Désert solitaire 1971, Gallmeister, 2010
D'un côté on imagine la chick litt, littérature de grande
consommation, urbaine, féminine et pressée. Parce que de l'autre il y a une
nature writing sous l'égide de Henry David Thoreau et
Ralph Waldo Emerson, « pour nous les hommes ». D'où
vient cette vision stéréotypée du rapport des hommes et des femmes à la nature
et à la littérature ? C'est celle qui se dégage de la lecture des bouquins
de la collection « Nature Writing » chez l'éditeur français
Gallmeister. Et particulièrement des ouvrages de Trevanian ou
Edward Abbey.
Chez le premier, pas trace de femme qui ne soit jugée par le protagoniste à
travers un critère unique : employées ou non à d'autres desseins, qu'elles
l'aient demandé ou non, elles sont avant tout baisables ou pas, soit
dans le délicat vocabulaire de ce polar : « utilisables » ou
non. Symptôme de la perversion du personnage principal ? Plutôt celle de
l'auteur, car jamais Jonathan Hemlock ne blague sur le nom de sa voisine
Cherry, jeune femme adulte et avide de se débarrasser de sa virginité.
L'élégant jeu de mot (en anglais argotique déflorer se dit « faire sauter
la cerise (cherry) ») et la misogynie qui se dégagent du bouquin
sont donc certainement à mettre au crédit de cet auteur mystérieux.
Charmant.
Le second, hors une silhouette à peine dotée du nom de son mari, ne présente
la moitié de l'humanité que sur le mode de la généralité (le ranger
devra entre autres compétences savoir « rassurer une jeune femme effrayée
par l'orage »), souvent associée au mode de vie industriel (« la
routine domestique (même vieille femme tous les soirs) »), au
point de reprendre pour le décrire l'expression de « syphilisation »
ou civilisation urbaine, autoritaire et violente, aux
« délices polyscélérats » et vaguement teintée des péchés de
l'éternel féminin. Les écoféministes ont dû apprécier, alors
qu'Abbey fait comme elles de la soif du profit et du désir de
domination les racines profondes du saccage de la Terre, que son mépris des
femmes lui ait laissé ignorer leur rôle plutôt positif de défense du milieu et
d'un mode de vie moins prédateur (1). Abbey n'est certainement
pas un grand théoricien, si pour lui « la » femme est surtout une
belle blonde comme l'héroïne du Gang de la clef à molette (1975, Gallmeister, 2006), dont le rôle serait de
l'accompagner en rando et de se laisser transférer docilement d'un amant à
l'autre, aussi peu ragoûtants soient-ils tous. Le faute à un mauvais régime
ultra-carné et industriel de corned-beef et bacon aux œufs ? Un
séjour dans le potager de Barbara Kingsolver (Un jardin
dans les Appalaches, Rivages poche, 2009) lui aurait été plus
profitable... le rapport à la nature (moins sauvage, certes) n'y est pas
qu'esthétique, il passe aussi par la nourriture, dans un geste modeste et
vital.
Hélas Abbey, comme Trevanian, nous écrit
d'une époque révolue, celle où les écolos radicaux/ales pouvaient se gaver de
viande en batterie et de voyages aéroportés, qui est aussi celle de la
« libéralisation sexuelle ». Gallmeister fait certainement œuvre
utile en rééditant ces bouquins-culte, mais les femmes ont de quoi tirer la
gueule, d'autant plus quand elles voient que dans ce catalogue maintenant bien
épais figure une seule femme, Kathleen Dean Moore.
Annie Proulx n'a plus besoin d'aide pour toucher le lectorat
francophone, mais signalons qu'un seul livre de Gretel
Ehrlich, La Consolation des grands espaces (10/18, 2006), est
disponible pour le public francophone, alors que cette auteure a reçu en 2010
le prix Henry David Thoreau qui récompense les meilleur-e-s auteur-e-s de
nature writing. Hommes ou femmes.
Chez le même éditeur, le nouveau roman de David Vann, qui
s'était fait remarquer en 2010 avec Sukkwan Island, ne rentre pas dans
la catégorie du livre viril dont le héros bourru et décidément peu avenant
(celui de Craig Johnson ou de William G.
Taply) est pourtant un grand séducteur. A lire Désolations,
il semble impossible de deviner le genre de l'auteur-e. Décrivant un couple qui
se délite, Vann nous fait partager avec la même précision les
frustrations de l'homme et les angoisses de la femme, nous dévoilant les
tréfonds de l'âme humaine comme le font les grand-e-s écrivain-e-s. Peut-être
moins « nature » que les autres titres de la collection, son livre
est l'un des seuls qui touche ainsi d'aussi près à l'universel. La lectrice
(pour une fois comme le lecteur) savourera la pépite inattendue qu'est cet
ouvrage venu d'Alaska, entre usines de poisson et pick-ups
rouillés.
(1) Lire par exemple à ce sujet Janet Biehl.