Une autre histoire du vélo

Iain Boal se lave les dents au moins deux fois par jour, mais n'accepte pas pour autant l'étiquette de brosse-à-dentiste. Il refuse également celle de cycliste, quand bien même, en sus de cette hygiène de vie qu'apporte le pédalage, il aurait à son crédit la fondation avec d'autres de la première masse critique contemporaine, à San Francisco. On comprend bien vite qu'on a affaire à un intellectuel hétérodoxe et qui cultive le décalage. Son histoire du vélo, en préparation depuis 2005, risque fort de ne pas ressembler aux autres.



Pendant longtemps l'histoire des techniques ressemblait à ça, un suivi fétichiste de l'évolution des objets. Il est désormais acquis qu'on ne peut pas les envisager hors-sol. Ils entretiennent un dialogue avec la société qui les accepte ou les laisse péricliter, ils la modèlent en retour. Boal nous offre donc une histoire du vélo qui ajoute au tableau la présence d'êtres humains et d'infrastructures. C'est en faisant d'abord porter l'attention sur la route, indispensable pour que le vélo soit ce moyen de transport réputé pour sa terrible efficacité, qu'il donne une toute autre image de notre biclou low-tech. La première manifestation politique (par opposition à sportive) de cyclistes qu'il ait trouvé dans les archives date de 1896 et se situe à... San Francisco, déjà. Son objectif : réclamer de meilleures routes, soit des terrain artificialisés, recouverts de couches de cailloux concassés par des forçats ou des femmes. Une revendication assez problématique, exprimée ainsi. Pour Boal, ce sont autant les armées que les cyclistes qui ont dans un premier temps fait couvrir les pays occidentaux de routes modernes, laissant la voie libre à l'automobile plus tard. Car même s'il ne faut pas réduire le propos à la technique, il rappelle l'antériorité de la bicyclette et son influence sur l'avion et l'automobile – par ordre chronologique. L'avion des frères Wright doit beaucoup au vélo : non seulement c'était le domaine de compétence des deux mécaniciens, mais encore leur premier avion était constitué à 80 % de pièces de vélo. L'idée même d'une propulsion qui défie la gravité vient elle encore de ces objets à deux roues montées l'une devant l'autre et qui, pour peu qu'on les anime, ne tombent jamais. L'automobile, en revanche, a hésité entre deux modèles, celui du tricycle ou quadricycle d'inspiration vélocipédique et celui de la calèche sans cheval.

C'est aussi le cheval, ou plutôt sa disparition des campagnes à la suite de l'annulation de l'été en 1816 et des famines qui s'ensuivirent, qui donna au baron Drais, le futur inventeur de la draisienne (ou Laufmachine, machine à marcher) la motivation nécessaire à la poursuite de ses travaux sur les engins à deux roues alignées. Boal fait donc remonter son histoire du vélo à l'explosion du volcan indonésien Tambora – qui n'est souvent créditée que de deux cents milliers de morts, de la rédaction du Frankenstein de Mary Shelley et des toiles de Turner. Il élargit son histoire dans le temps, mais aussi dans l'espace, et creuse pour dévoiler ses aspects les plus sombres. Ainsi met-il à jour la figure d'Albert Pope, industriel et promoteur américain du vélo (et des routes qui vont avec), dont les pratiques commerciales agressives ont influencé Henry Ford. Ainsi rappelle-t-il que la demande mondiale de caoutchouc, une fois que John Dunlop eut inventé un procédé antivibrations sous forme de pneumatique (qui permettait en outre d'aller beaucoup plus vite, surprise !), explosa et donna lieu à l'exploitation de millions d'esclaves dans des plantations d'hévéa et de lianes à caoutchouc, comme dans le Congo de Léopold II (1).

Boal nous rappelle une évidence : le vélo est un objet industriel. Certes il est low-tech (2), auto-propulsé et léger, avec pour toutes ces raisons un impact environnemental bien moindre que celui de la voiture. Mais il n'en appartient pas moins qu'elle à cette société industrielle qui s'est déployée ces deux derniers siècles avec toutes les conséquences sur l'environnement et les structures sociales. Avec toujours beaucoup d'ambivalence : le vélo est ainsi à la fois un moteur d'individualisme, qui permet de s'extraire d'obligations sociales comme celles du village ou des transports en commun, mais il ouvre aussi à une sociabilité épanouie, que ce soit aux feux rouges ou dans les cortèges vélorutionnaires.

NB : La conférence d'Iain Boal est en ligne ici.

(1) Lire à ce sujet Du sang sur les lianes, Daniel Vangroenweghe, réédition Aden, Bruxelles, 2010. Ou le documentaire Le Roi blanc, le caoutchouc rouge et la mort noire, Peter Bate, 2004.

(2) Bien que cette simplicité soit mise à mal par les innovations nombreuses dont il est l'objet (des cadres toujours plus légers et solides mais qu'on ne peut plus souder quand ils cassent), le vélo reste une technique appropriée, un objet dont on peut facilement s'emparer pour ne pas dépendre entièrement du système technique qui l'a produit.

Commentaires

1. Le mercredi, 6 novembre, 2013, 09h53 par Eric Hénunc

Bonjour
Pour compléter vos notes sur l'exploitation du caoutchouc, lire aussi, car très instructif :
"Les Fantômes du roi Léopold : La terreur coloniale dans l'État du Congo, 1884-1908."
http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Fa...

2. Le samedi, 9 novembre, 2013, 19h07 par Aude

Merci Éric !

L'exploitation du caoutchouc au Congo et le génocide qui lui est dû ont donné lieu à la première campagne de presse internationale à but humanitaire, orchestrée par Edmund Morel qui a eu l'idée de faire vêtir de blanc les victimes pour mieux donner à voir leurs mains coupées par l'administration de Léopold II. Aujourd'hui il y a plein de ressources sur cet épisode encore plus dégueulasse que le reste de l'histoire coloniale. Voici ici pour le documentaire de Peter Bate, en anglais.

3. Le dimanche, 10 novembre, 2013, 22h30 par paul

ah ben mince !
moi qui ait depuis mon enfance une affection particulière pour mon vélo...
j'suis un peu tourneboulé là !

4. Le lundi, 11 novembre, 2013, 08h58 par Aude

Si vous avez le même depuis l'enfance, votre impact environnemental reste bien faible ! D'où la nécessité d'entretenir les vélos et de récupérer les pièces...

5. Le lundi, 11 novembre, 2013, 10h32 par paul

ben, non en fait, je n'ai pas le même depuis l'enfance.
j'ai eu un premier petit vélo dans mon enfance que j'ai conservé pendant très longtemps jusqu'à ce qu'il me soit impossible de rouler avec en grandissant, puis un second plus à ma taille, qui m'a été volé. ensuite j'ai récupéré celui de mon père que j'ai conservé pendant environ 15 ans et qui m'a été volé. j'ai alors récupéré celui de mon frère, vélo de jeunesse, que j'ai encore. et puis j'en ai récupéré un dans une décharge que j'ai retapé. la récupération est mon mode d'approvisionnement matériel le plus fréquent depuis toujours. ça m'a été "appris" par mon grand père. comment se démerder quand on n'a rien. j'ai longtemps fait ça aussi pour la plus part de mes vêtements.
nan
mais
ce qui est important pour moi, c'est qu'un objet, qui peut entrer dans ma vie selon mon jugement de valeur, il a besoin d'être aimé. je sais que c'est une projection magique. mais je ne peux pas regarder un objet sans relation affective. ça dépend aussi de ce que représente l'objet pour moi. c'est évidemment par pareil entre un livre de "qualité" (jugement subjectif évidemment) que pour un objet que je méprise à cause de sa fonction : par exemple un téléviseur, ça c'est de la merde et il FAUT le haïr. il y a la même chose avec une voiture de grosse cylindrée, une bétaillère familiale, un objet de luxe, une arme etc...

ça me rappelle que quand les soviétiques entrèrent en allemagne, on raconte souvent, par propagande, que les moujiks cassaient tous les objets qui ne correspondaient pas à leur mode de vie..

moi je casse pas. mais je recycle simplement en fonction de l'utilité rencontrée.
ensuite, quand ça entre dans ma vie, je m'y attache très vite et j'entretiens.

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