On sait combien, en matière d'urbanisme, la grande distribution a participé
à la distension des tissus urbain... et social. C'est à coups de bagnole que
l'on va en périphérie remplir son frigo pour la semaine, en passant devant une
caissière anonyme, à temps partiel imposé et fragmenté. Mais le supermarché ne
se contente pas de mettre à mal le « doux commerce » et ses
conditions humaines et sociales, il s'attaque à d'autres pans de notre société.
C'est à ce titre que ce système mérite d'être décrit ici
(1).
Racket organisé
Le prix d'achat des produits est négocié par les cinq centrales d'achat de
la grande distribution. Elle achète 90 ou 95 un produit qui sera vendu 100 au
consommateur. Jusqu'ici, tout va bien. C'est ensuite que le fournisseur de ces
produits est soumis à des exigences de plus en plus fantaisistes. Il doit payer
des services qu'il ne demande pas : mise des produits en tête de gondole,
sur les catalogues, en avancée de caisse, etc. Sa première livraison est
gratuite, comme le serait aussi une livraison qui arriverait avec quelques
minutes de retard. Le paiement s'effectue à 30, 60, 120 jours, parfois plus.
Pendant ce temps, Auchan ou Leclerc fait fructifier les sous, et le fournisseur
s'endette. C'est jusqu'à 500 raisons qui ont été mises en évidence par les
parlementaires lors de récents rapports, et qui constituent les fameuses (et
méconnues) « marges arrière ». De 10% du prix du produit dans les années
1980, elles sont désormais de l'ordre de 40 à 50% et augmentent de 2% environ
par an. Un véritable racket sur lequel les fournisseurs peuvent difficilement
s'exprimer. En 2000, lors de la mise à jour de ce scandale, certains osent
parler dans les médias. La réponse de la grande distribution est
immédiate : ils sont déréférencés.
Le référencement est l'outil numéro un de la grande distribution. Pour
exister aux yeux de la grande distribution et pouvoir être commandé par les
chefs de rayon, un produit doit être référencé. Le fournisseur paye entre 120
et 150 euros par produit différent (yaourt à la fraise, yaourt à la vanille,
yaourt par 4 ou par 12, etc.) et par point de vente. La facture peut atteindre
des millions. Sans que cela assure le succès du produit, puisque tous les
concurrents se plient à ces conditions et se trouvent sur le même
rayon.
70 000 entreprises et 400 000 agriculteurs, acteurs économiques qui
irriguent le pays, doivent passer par l'une ou l'autre des cinq centrales
d'achat qui monnayent l'accès au marché français (90% des produits consommés en
France, de la supérette Casino à l'hypermarché Géant). Si le consommateur croit
« s'y retrouver », ce sont ces entreprises et les personnes qui y
travaillent qui sont les premières lésées par le système.
Qui paye ?
La grosse industrie agro-alimentaire, celle qui concentre sa production et
ses profits, a su s'adapter à ces conditions. Comprimer les prix ? Pas de
souci, les matières premières sont déjà achetées le moins cher possible à des
agriculteurs qui poussent à fond la productivité à coups d'engrais et de
pesticides. Quant aux coûts de main d'œuvre... si vous n'êtes pas contents, on
délocalise. Les petits producteurs ont du mal à suivre, et sont d'autant plus
sensibles aux processus de concentration. Concentration spatiale
notamment : des régions entières perdent leur industrie de transformation,
et les marchandises circulent d'un bout à l'autre du pays ou du continent, à un
coût environnemental qu'il faudra examiner un jour.
Les agriculteurs, qui ne s'assurent pas des chiffres d'affaires décents,
sont quant à eux sous la perfusion de la politique agricole commune (PAC),
via la fiscalité de ménages qui avaient cru faire une bonne affaire
avec des carottes à 1,50 euros le kilo... qui avaient été payées 15cts au
producteur (2). On paye ainsi deux fois le produit, à la
caisse et sur la feuille d'imposition. Et la grande distribution empoche les
bénéfices.
Lors de la crise de la vache folle, une taxe d'équarrissage est mise en
place qui est recueillie sur les ventes de viande par les commerçants. Elle
permet de financer la gestion de la crise par les autorités et en quelques
années lève deux milliards de francs. Plus tard un directeur de supermarché
porte plainte devant l'Union européenne pour ce rôle qu'il a été tenu de
remplir, indûment selon lui. L'Union européenne donne raison à la grande
distribution, l'État français doit rembourser les deux milliards à la grande
distribution... qui elle ne peut simplement pas (le voudrait-elle ?) rembourser
ses consommateurs. Ceux-ci payent donc trois fois : une première fois sur
leur facture de viande, une seconde fois quand l'État doit rembourser la somme,
une troisième fois quand l'Etat finance la gestion de la crise et
l'équarrissage. Bien joué !
L'être humain multidimensionnel
Nous ne sommes pas que des pousseurs de caddie (registered
trademark). Nous sommes aussi des salariés de l'industrie ou des services.
Nous sommes des contribuables. Nous profitons aussi tous des recettes de l'Etat
pour la solidarité nationale, la sécurité sociale, les services publics. Nous
sommes même (eh oui !) des personnes avec un projet de société en tête, une
éthique, un souci pour l'environnement. Nous sommes ainsi tous touchés par la
pression sur un producteur de nouilles ou de soupe en bocal, qui sous le
rackett de la grande distribution adoptera toutes les stratégies pour
contribuer le moins possible à la fiscalité nationale. Et pourra mettre au
chômage nos mères et nos cousins qui bossent dans leurs usines.
Voici ce qu'écrit N. Sarkozy a ce sujet : « Je vois bien que
si l’on fait une partie de la parapharmacie dans les grandes surfaces, on fait
baisser les tarifs et c’est bon pour les consommateurs, c’est vrai. Mais, en
même temps, mon travail de chef de l’Etat, c’est aussi de penser à
l’aménagement du territoire et à la véritable mission de service public des
pharmacies. Dans ce débat-là, on ne peut pas réduire tout à la seule question
des tarifs. Parce que si demain, dans un certain nombre de petites villes ou de
territoires, il n’y a plus de pharmacie parce que chacun sait qu’ils vivent en
partie sur la parapharmacie, à ce moment-là comment faites-vous l’aménagement
du territoire ? » (3) La droite est parfois capable de
penser la complexité de l'être humain, pour mettre à l'abri les exigences de
solidarité de l'avidité consumériste. Mais c'est uniquement son cœur de cible
électoral qui bénéficiera de sa largeur de vues. Pour les autres secteurs de
l'économie (et notamment ceux de la production), c'est le seul consommateur
qu'on va feindre d'écouter.
Car il n'est pas question politiquement d'interdire ce rackett organisé, on
va au contraire le légaliser en permettant la vente à perte... Sarkozy et ses
ministres vont assurer le pouvoir d'achat des futurs chômeurs en donnant l'arme
ultime au système qui les met à la rue !
Un contre-projet politique ?
La grande distribution n'est pas un système dans les marges du capitalisme,
c'est la pointe avancée de la destruction des solidarités, et de la partition
inhumaine de l'individu en régime capitaliste : le consommateur qui paie
moins cher le contenu de son caddie (registered trademark,
encore une fois) oublie ses intérêts de salarié ou de citoyen.
Avant de refaire le monde, il nous faut détruire la grande distribution,
pour relocaliser l'économie, rendre leur autonomie aux acteurs économiques (et
leur imposer une responsabilité plus grande vis-à-vis de l'environnement). Mais
comment ?
On a pu croire en une réponse institutionnelle. Une loi de 1973 soumet les
installations de grandes surfaces aux décisions institutionnelles. Les années
1993, 1995 puis 2000 voient la publication de rapports parlementaires (venus
des rangs de l'UDF ou du PS) sur l'illégalité du système. L'autorité publique
connaît le problème, elle a rarement été assez volontaire pour y répondre,
malgré les outils législatifs à sa disposition. Une réponse individuelle existe
aussi, accessible à qui est moins captif de cette organisation sociale, et qui
a les moyens culturels et financiers d'aller dans les petits magasins bio. Une
simplicité volontaire qui, malgré sa cohérence, a comme défaut sa faible portée
sur la société.
Resterait la réponse collective. La vie d'un marché, une AMAP ou un groupe
de consommateurs qui achète directement au producteur, avec ou sans un contrat
moral, sont déjà des structures qui existent et que l'on peut pousser plus
loin, en imaginant par exemple des structures de distribution associatives qui
permettraient l'accès à des productions locales, transformées ou non, bio ou
pas... à un prix équitable, c'est à dire qui satisfasse les deux parties dans
une négociation claire. Sur ce sujet précis, trois niveaux d'action, à investir
selon son regard sur la démocratie, ses envies, ses possibilités. A
entremêler ?
Suite à ce tableau accablant, la question continue à se poser... Que
faire ? Si le sarkozysme se veut non-pensée capable de réunir tout un
peuple dans le conformisme et la facilité... c'est penser qui peut nous en
sortir. Ouvrons des espaces de connaissance, de confrontation d'idées,
accessibles à chacun-e. Et faisons confiance, nous sommes tou-te-s capables de
les investir.
(1) A lire, de Christian Jacquiau dont les interventions
ont nourri ce texte, Les Coulisses de la grande distribution, Albin Michel,
2000.
(2) Edouard Leclerc, précurseur du système, dénonçait dans les
années 1950 le nombre des intermédiaires, qui faisait alors passer un produit
de 1 à 4, du producteur au consommateur !
(3) Discours du 23 janvier 2008.