Dévorer le monde

9782228936538.jpg, sept. 2024Aude Vidal, Dévorer le monde. Voyage, capitalisme et domination, Payot, 2024, 192 pages, 18 €

Ce mois-ci paraît Dévorer le monde, mon quatrième ouvrage personnel. J’en publie ici les premières lignes. Merci à Audrey et Aude, mes premières lectrices, à Laura à qui je dois la précision lexicale du titre, à toutes les personnes qui m’ont encouragée à l’écrire, ainsi qu’à Christophe, mon éditeur, et à l’équipe des éditions Payot.

Tout le monde ou presque aime les voyages et les explorateurs. La découverte, la recherche de prairies plus vertes et de limites à repousser donnent lieu à des représentations majoritairement positives. Le goût pour le voyage, vécu ou mis en scène à l’attention des autres, est généralement perçu comme témoignant d’ouverture d’esprit, de courage – et accessoirement d’un surplus de revenus nécessaire pour partir.

Bien avant sa mise en image ou en récit, le voyage est souvent perçu comme un accomplissement humain en lui-même, comme un travail sur soi plus que comme un outil de distinction sociale. Le paradoxe d’une activité qu’on mène pour soi sans oublier pour autant de l’afficher aux yeux des autres n’est pas original et on le retrouve dans nombre des activités les plus valorisées aujourd’hui, de la culture physique au développement personnel. Il a cette particularité d’être une déprise très concrète d’avec son milieu, aussi peut-on le considérer, comme je vais le faire, comme un haut lieu de l’individualisme, même quand il attire pour les liens qui s’y nouent.

Puisqu’il met toujours en relation un milieu social de départ et un milieu social d’accueil, le voyage est souvent, nous le verrons, l’une des lignes de front de rapports violents, le colonialisme et ses formes nouvelles autant que l’exploitation capitaliste et les intérêts de classe conflictuels. Enfin, nous examinerons les modalités actuelles du voyage, qui nourrissent un secteur économique aussi hétérogène que gigantesque, enchâssé dans le reste de l’économie.

Du point de vue de ceux qui le pratiquent, le tourisme est une image inversée du travail. Il vient compenser la peine accumulée de populations plutôt bénéficiaires, à l’échelle mondiale, de la guerre économique qu’engendre le capitalisme. En revanche, pour ceux qui n’en profitent pas, le tourisme peut être, de fait, le travail, voire un fléau qui, non content de les asservir, dégrade leur environnement et leurs conditions de vie. Sa dynamique profite – tout en les renforçant – d’inégalités croissantes et d’une répartition injuste des ressources, comme l’énergie, l’eau, le logement ou même les terres agricoles.

Devant le tableau de ce que le tourisme fait au milieu naturel et social, faut-il ne s’inquiéter que du surtourisme et tenter de l’aménager ou bien critiquer de manière plus radicale les représentations sociales du voyage et sa place dans nos économies ? C’est la deuxième option que nous prendrons, dans l’espoir de dessiner ce que pourrait être une vie bonne, dans laquelle les rêves d’ailleurs nous accompagnent toujours sans plus nous obséder.

Portrait de l’autrice en voyageuse

Il faut avoir du culot pour s’assumer casanière et rétive aux déplacements, comme le fait Mona Chollet dans Chez soi (1) – tout en confessant un goût prononcé pour la littérature d’évasion. J’ai beaucoup rêvé de faire mes propres voyages, mais j’aime moins la route que les étapes. J’ai été capable de poser mes valises des mois dans une ville étrangère sans aller voir plus loin, à Amsterdam, València, Portland ou Yogyakarta. Assistante de langue, étudiante en échange européen, bénévole en service volontaire, apprentie reporter ou anthropologue, j’ai testé beaucoup des configurations qui justifient de s’installer un temps ailleurs, en prise plus ou moins réussie avec le milieu. Dans le voyage, ce qui me plaît, c’est donc plutôt le temps immobile que le déplacement qui lui préexiste, à rebours des adages selon lesquels l’important n’est pas l’arrivée mais le chemin qu’il aura fallu parcourir pour l’atteindre.

Le repoussoir du voyage, c’est le tourisme. La baroudeuse capable de bivouaquer dans des conditions extrêmes voyage, elle, tandis que le touriste a réservé un séjour tout compris en club. Mais la différence entre ces deux pratiques est-elle toujours si nette ? Entre ces deux pôles bien identifiés, il existe un continuum qui tient par exemple à la durée du séjour ou à sa dépendance aux infrastructures touristiques. Partir sac au dos, aller voir des ami·es lointain·es, passer une nuit à l’hôtel, utiliser des services locaux, prendre l’avion ou le vélo, prendre des photos, s’aventurer dans une gargote nous font passer d’un pôle à l’autre, au point qu’on ne sait plus trop à quelle catégorie on appartient, touriste ou voyageur, si toutefois on se pose la question avec honnêteté.

Sur ce continuum, la différence entre les deux notions tient peut-être au final à cela : je voyage, les autres sont des touristes. L’anthropologue Jean-Didier Urbain, qui défend la figure mal considérée du touriste, a trouvé des traces très anciennes de ce mépris dans la littérature de voyage (2). Même si l’étiquette est infamante, pour ma part, je l’assume. Après avoir été le temps d’un été guide touristique dans la petite ville où j’ai grandi (sa pittoresque place à arcades, sa cathédrale du XIIe siècle), j’ai été à mon tour touriste. Une piètre touriste, toujours prête à s’arrêter ou (pire) à revenir sur ses pas, et trop velléitaire pour enchaîner les visites ou se lancer dans une expédition.

C’est peut-être là la cause du (léger) décalage que j’ai ressenti sur la piste sud-est asiatique avec les mœurs de mes semblables, dont je n’arrivais pas à égaler la désinvolture. Le même mauvais esprit me faisait écrire mes premiers pamphlets contre la petite bourgeoisie conscientisée et plus tard contre son adhésion au régime individualiste et libéral sous lequel nous vivons. Cet essai critique tentera donc également d’être compréhensif, mêlera souvenirs de voyage, reportages et travaux de recherche, les miens et ceux d’autres, pour tenter de saisir au mieux ce que nous fait le voyage.

(1) Mona Chollet, Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, « Zones », La Découverte, 2015.
(2) Jean-Didier Urbain, L’Idiot du voyage (1991), Payot, 2002.

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