Le Double
Par Aude le mardi, 1 octobre, 2024, 08h11 - Lectures - Lien permanent
Naomi Klein, Le Double. Voyage dans le monde miroir, traduit de l'anglais (Canada) par Cédric Weis, Actes Sud, 2024, 496 pages, 24,89 €
Lors du confinement, en mars 2020, je me souviens avoir bien vite écarté les soupçons d’après lesquels le surgissement du Covid serait dû aux mauvaises intentions de la Chine (ou, plus étrangement, d’Emmanuel Macron), aidée notamment par l’idée popularisée par Naomi Klein dans La Stratégie du choc que les acteurs politiques et économiques les plus puissants n’ont pas besoin de manufacturer des catastrophes pour en profiter. Il leur suffit d’attendre qu’elles arrivent, ce qu’elles ne manquent pas de faire. Je me demandais alors ce que Klein aurait à dire de la période.
Dans ce livre-ci, paru en anglais en 2023, elle revient sur quelques années de crise sanitaire et les fantaisies de complot qui ont explosé pendant ces quelques années, à partir de la figure de Naomi Wolf. Cette autrice féministe est peu connue dans le monde francophone, où seul son premier livre, The Beauty Myth, a été traduit à sa parution à la fin des années 1980 mais est depuis longtemps indisponible. Aussi étrange que celui puisse paraître (1), Klein est depuis plus d’une décennie confondue avec Wolf, dont la trajectoire politique est assez surprenante. Féministe libérale, Wolf rejoint les rangs de l’élite démocrate, est mariée à un conseiller en vue et conseille elle-même Al Gore. Dans les années 2000 et 2010, elle commence à écrire des ouvrages de politique générale teintés d’un nationalisme anti-déclin, tout en poursuivant sa veine féministe avec une thèse sur les normes sexuelles. Un travail mis en cause pour sa mauvaise compréhension d’expressions juridiques britanniques sur lesquelles elle a fondé de nombreux développements. On ne saurait blâmer une étudiante dont la supervision académique a été si défaillante mais comme Wolf n’est pas une débutante, a un réseau social influent et un profil d’intello en vue, l’affaire prend une telle proportion que l’autrice est alors humiliée dans les médias et les médias sociaux, et tombe dans les limbes médiatiques, réduite à écrire sur un blog qui reçoit encore moins de visites que celui-ci. Vient la crise sanitaire et Wolf se fait l’avocate des libertés civiles, refusant le port du masque et l’obligation de vaccination qui, selon elle, n’a d’autre objectif que de faire du peuple un tas de zombies télécommandés. La qualité de sa recherche médicale et la nuance impeccable qu’elle apporte à ses propos en font vite une star de l’écosystème complotiste. De nouvelles plateformes, notamment celle du trumpiste Steven Bannon, font redécoller sa visibilité et lui permettent de vendre un paquet de marchandises sur son blog.
Voilà le genre de personnage avec lequel est confondue Naomi Klein, sous le prétexte que les deux femmes ont le même prénom, un nom juif germanique monosyllabique, sont vaguement de gauche (l’une libérale, l’autre anti-capitaliste) et ont toutes deux les cheveux longs. L’expérience n’est pas spécialement agréable pour Klein, qui prise assez peu le travail de son double et encore moins depuis 2020. Elle s’en excuse dans les premières pages : pourquoi a-t-elle consacré autant de temps à suivre Naomi Wolf dans les officines où celle-ci intervenait et à écouter des podcasts conspirationnistes, refusant par ailleurs des commandes sur des sujets plus importants comme le changement climatique ou le capitalisme vert ? C’est que Klein est tombée elle aussi, mais à sa manière, dans le trou de lapin de la parole complotiste, à une période que beaucoup d’entre nous ont vécue dans l’isolement ou avec une vie sociale diminuée. Hypnotisée par ces propos, elle reste néanmoins la Naomi Klein qui a su comprendre et décortiquer le fonctionnement du capitalisme contemporain, ses mirages et ses alliés. Il en sort un livre qui n’a rien de narcissique, même si l’autrice s’y livre souvent sans fard (mais avec pudeur). Un livre qui met en lumière tant les logiques du complotisme que celles qui se sont attaquées au concept-même de santé publique entre 2020 et 2022 (2).
Klein choisit pour cette exploration le thème du double. Wolf est un double qui semble singer l’autrice de grands livres anti-capitalistes faisant l’objet d’une recherche pointue, produisant elle-même des ouvrages critiques confus remplis d’affirmations à l’emporte-pièce. En l’invitant à de multiples reprises, Steven Bannon met en valeur une gauche aux dépens d’une autre, faisant écran par sa visibilité à des critiques sensées de la gestion autoritaire de la pandémie et les remplaçant dans l’espace public par des élucubrations « anti-système » hostiles à toute politique de santé publique – donc à la base de ce que c’est, d’être de gauche.
Un développement important est consacré au dévoiement de la gauche écologiste et critique. La famille de Klein a déménagé pendant la pandémie du New Jersey, aux États-Unis, au littoral de la Colombie-Britannique, au Canada. Comme le reste de la côte ouest, la région bénéficie d’un climat plus doux qu’à l’est, est relativement prospère et progressiste. Les studios de yoga y fleurissent et les gens votent volontiers à gauche… jusqu’à ce que leur refus des politiques de santé publique concordent avec les revendications du parti d’extrême droite canadien, qui a choisi d’en faire le thème unique de sa campagne. Jusqu’ici en apparence progressistes et « anti-système », nombre de babos de l’île de Vancouver laissent voir leur vrai visage, celui d’une bourgeoisie au fond assise sur ses privilèges, occupée à vivre sainement en se nourrissant de produits bio et en « travaillant sur soi » (du développement personnel à la culture physique), et qui n’a que du mépris pour celles et ceux qui ne sont pas dans cette norme – en particulier les gros·ses et qu’importe que le surpoids soit principalement dû au patrimoine génétique ou que la mauvaise alimentation des plus pauvres d’entre nous soit contrainte (3). Je me sauve moi-même et les autres peuvent crever. Vivant dans des sociétés inégalitaires et injustes, les classes les plus aisées tirent leur épingle du jeu et ne subissent pas ou peu le sort commun sur lequel est assis leur prospérité (des petites mains des usines textiles du Bangladesh aux exilés qui livrent à vélo leurs repas à domicile en passant par les premièr·es de cordée qui ont été seul·es au front pendant le plus fort de la crise sanitaire). Le Covid a mis à mal leur certitude de devoir passer à travers les gouttes, leur imposant des contraintes qu’ils et elles estiment ne pas devoir subir (4). Les loisirs, les voyages, les soirées au restaurant leur sont dues et c’est de cela précisément que nous avons été privé·es.
Klein a en outre l’expérience d’être la mère d’un jeune garçon autiste et d’avoir tenté de tisser des liens avec d’autres parents, avant de s’apercevoir que pour la plupart ils et elles prenaient comme une malédiction imméritée le fait d’avoir un enfant différent. Depuis quelques dizaines d’années, la prévalence accrue de l’autisme (que Klein met sur le compte de meilleurs diagnostics sans mentionner d’éventuelles causes environnementales) est souvent dénoncée comme un effet des vaccins. Le seul article académique étayant cette hypothèse a été publié dans une revue prestigieuse mais dépublié et désavoué par ses co-auteurs, l’auteur principal ayant des intérêts dans la promotion d’un autre vaccin que ceux qu’il dénonçait. Mais qu’importe, les parents ont besoin de pouvoir pointer du doigt la cause de tous leurs malheurs. Si leur enfant n’est pas aussi parfait qu’ils et elles le méritaient, c’est la faute aux vaccins contre des maladies infectieuses et à l’État qui en fait la promotion pour empêcher leur circulation dans la société. Mais puisque la société, ça n’existe pas, comme disait Margaret Thatcher il y a si longtemps, et que cette idée a eu le temps de percoler de la droite à la gauche et d’infuser partout, la demande faite à des bourgeois·es blanc·hes en bonne santé de prendre des mesures pour assurer le bien-être du reste de la société a fini par devenir absurde, injuste, inacceptable.
L’extrême droite ramasse aujourd’hui les fruits pourris d’une grave dépolitisation de l’ensemble du corps social, en grande part incapable désormais de comprendre l’interdépendance entre ses membres, qui éprouve le besoin de boucs émissaires et tend à interpréter tout ce qui nous arrive, qui est inquiétant et déstabilisant, comme le résultat de méfaits individuels (il suffirait de remplacer des pourris par d’autres qui sont vertueux) et non d’une structure de pouvoir – que l’extrême droite ne prétend pas changer. Klein cite Jack Bratich, un spécialiste du conspirationnisme, pour lequel, quand on a en tête ces représentations du monde social, les fadaises libérales selon lesquelles des individus peuvent changer le monde en bien peuvent aussi bien se muer en histoires de méchants tout occupés à le changer pour le pire. Les fantaisies de complot sont le double demeuré, impuissant mais toxique de la pensée critique avec laquelle elles ont en commun quelques constats que l’auteur italien Wu Ming 1 appelle des « noyaux de vérité ». Les deux valorisent un rapport de méfiance et des capacités d’opposition au courant dominant mais chez les complotistes cette posture ne remet pas en cause les logiques sociales dominantes. Tout en soutenant le racisme d’État qui prévaut aux États-Unis, tout en dénonçant les manifestations Black Lives Matter, nombre de Blanc·hes dans le déni du Covid ont pu se comparer, comme le fit Naomi Wolf, aux militant·es pour les droits civiques des années 1960. Un retournement vertigineux.
Puisque selon le social-démocrate autrichien Ferdinand Kronawetter, que cite Klein, « l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles » (5), elle finit son ouvrage sur cette question, revenant sur l’omniprésence de la question juive dans les fantaisies de complot, déployant encore le thème du double d’une manière pas toujours compréhensible mais toujours très riche. L’antisémitisme est le double toxique du socialisme, qui plutôt que de s’attaquer à la structure des sociétés capitalistes concentre ses attaques sur un groupe d’individus à qui l’on devrait tous les maux du monde. Pour les groupes dominants et peu suspects de socialisme, il est aussi une manière de résoudre à moindres frais des conflits sociaux non par des compromis avec la classe ouvrière mais par un appel à la haine qui divertit la colère des peuples. Les Juif·ves ont été accusé·es, il y a plus de cent ans, de fournir en même temps les grandes figures du mouvement ouvrier (c’est vrai, dit Klein) et les figures capitalistes les plus notables et les plus haïes, préservant le capitalisme de toute autre critique tout en déconsidérant le socialisme. Un outil commode dans les mains des classes dominantes, qui à l’issue de la Seconde Guerre mondiale purent oublier qu’elles étaient antisémites, ségrégationnistes et racistes puisque c’était l’autre, le Nazi, qui l’était (6).
Dernière paire de doubles, l’Ancien Juif (studieux, passif, minorisé) et le Nouveau Juif (bronzé, viril et conquérant) que l’État d’Israël a porté au pinacle contre le premier, choisissant en guise de réponse à la Shoah de se faire bourreau après avoir été victime, devenant son propre double maléfique. L’autrice, qui finit son ouvrage en septembre 2022, dresse une analogie entre Israël et les autres États coloniaux qui refusent de considérer l’existence de celles et ceux dont ils prennent la place (7).
Naomi Klein rappelle aussi que Naomi Wolf fit en 2014 preuve d’un grand courage en dénonçant un « génocide » à Gaza, propos qui lui valurent autant de haine de la part de la droite états-unienne qu’elle subira de moqueries en 2019 de la part de la gauche. Sans la moindre complaisance envers Wolf, que ce soit l’autrice féministe célébrée ou l’invitée de Steve Bannon, Klein la traite avec une certaine humanité, refusant de céder à la haine et de la traiter comme tout à fait autre. Alors que des guerres culturelles mettent en miroir deux camps qui carburent chacun au sentiment d’être outragé, il serait si facile de ne nier à l’autre toute humanité.
(1) Depuis l’écriture de ces lignes, il m’est arrivé de confondre pendant quelques secondes les autrices Annie Ernaux et Annie Le Brun, entre lesquelles on pourra trouver des points communs mais qui ne sont pas la même personne. Ça n’est pas si difficile que ça, à seconde vue, de confondre deux personnes, d’autant plus quand l’attention est distraite par le défilement des informations. Klein donne l’exemple de cet usager de Twitter qui, citant une page sur laquelle le nom de Wolf apparaît, mentionne pourtant Klein et fait se télescoper les deux noms sur la même publication.
(2) En 2022 c’est la grande réconciliation entre les anti-masques anti-vax et les dirigeants politiques qui choisissent désormais de « vivre avec le Covid » et de nous priver des mesures de précaution qui nous protégeraient d’une maladie qui reste pourtant dangereuse. Klein consacre quelques lignes à la fin de l’ouvrage sur la pandémie silencieuse de Covid long.
(3) Sur ce sujet du culte de la minceur, je recommande cette conférence gesticulée.
(4) Le texte que je publiais en juillet sur la « bourgeoisie de gauche molle », en apparence écolo et attachée à la justice sociale, n’est pas due qu’à ma lassitude d’avoir côtoyé ce genre de personnes. Je pense surtout que cette classe-là détermine plus qu’elle ne le devrait, au regard de sa faible politisation et de ses intérêts individuels et de classe aussi répugnants que discrets, l’agenda de la gauche.
(5) En vérifiant la citation, souvent attribuée au social-démocrate allemand August Bebel, je tombe sur un paquet de fins esprits qui y ont lu : « L’antisémitisme est le fait d’un socialisme imbécile. » Exemple de fausse monnaie qui chasse la bonne.
(6) Je conseille à ce sujet la série « Hitler Olympics » de la saison 10 du podcast Revisionist History sur les faux jumeaux que furent les États-Unis et l’Allemagne alors que sur les JO de Berlin pesèrent des menaces de boycott (en particulier les épisodes 8 et 9).
(7) Dans le cas d’Israël la question est un peu plus compliquée puisque la présence continue d’une petite communauté juive en Palestine a permis à Israël de présenter sa création comme le résultat d’une guerre de libération contre le colon britannique. C’est une façon de présenter les choses qui selon Naomi Klein ne résiste pas à l’examen de l’histoire de cet État.