La grande convergence

Imaginez cette annonce dans un avion : « Mesdames et messieurs, pas la peine d’attacher vos ceintures, elles ne servent à rien : même avec, des gens ont pu mourir dans des accidents aériens. Nous avons revendu les gilets de sauvetage et économisé sur les inspections de sécurité avant le vol. N’hésitez pas à aller fumer dans les toilettes et bon courage pour arriver à bon port. » Ce n’est pas le genre d’annonce qui susciterait les applaudissements et les cris de joie des passagèr·es mais c’est ce qui s’est passé mi-avril quand aux États-Unis les juges ont estimé que le port du masque attentait à la liberté individuelle. Et pas du tout à la liberté de tou·tes de prendre les transports en toute sécurité, malgré leur fragilité ou leur simple manque d’appétence pour une semaine de grosse crève, le risque d’un Covid long et la possibilité d’infliger tout ça ou pire aux personnes de leur entourage et au-delà. Le scénario catastrophe s’est propagé de l’Amérique libertarienne à la France macroniste avec un mois de retard et, le 16 mai, la fin du port du masque obligatoire dans les lieux publics confinés s’est étendue aux transports en commun. Ironie de l’histoire, ce sont ces jours-là pour lesquels l’Assurance maladie me demande de renseigner mes cas contact car je viens d’être testée positive (j'ai répondu en donnant la liste des lignes de transport en commun que je fréquente).

Car oui, le Covid-19 existe encore, des gens en souffrent toujours (on est à 4 000 hospitalisations par semaine, ce qui prive de meilleurs soins les patient·es d’autres maladies) et chaque jour 80 personnes en meurent dans l’indifférence générale, un mélange d’ignorance et de « z’avaient qu’à se faire vacciner ». Pour les personnes les plus fragiles, les 230 000 personnes immunodéprimées que compte notre pays, ce « y’a qu’à » tombe à l’eau car même après quatre doses de vaccin le risque de mort est évalué à 20 % en cas d’infection. Le géographe et militant Matthieu Adam saluait ainsi la mesure de « santé publique » menée par un gouvernement macroniste : « Émeline Comby présentera seule notre livre. Je renonce à aller à Toulouse. La fin du port du masque obligatoire dans les transports fait peser un risque trop élevé sur l’immunodéprimé sévère que je suis. Cette décision est eugéniste, validiste et ségrégative. Tristesse et rage. »

Avec l’abandon du port du masque obligatoire, chacun·e se trouve renvoyé·e à sa liberté individuelle sous sa forme la plus pauvre, c’est à dire la satisfaction de ses désirs en fonction de ses moyens, seraient-ils très limités, seraient-ils réduits à néant par la liberté des autres. Comme si « la société, ça n’existait pas », ce qu’exprimait déjà il y a quarante ans Margaret Thatcher, l’inspiration des politiques d’État qui s’épanouissent en France aujourd’hui.

Rappelez-vous, c’était il y a un peu plus de deux ans. La santé n’était plus un marché à ouvrir de force, ni un privilège de nationaux, tout d’un coup nous étions dépendant·es les un·es des autres et il fallait accepter cette responsabilité. Rien là de très moderne, au contraire nous redécouvrions des pratiques basiques de l’animal grégaire que nous sommes et avions désappris à être, tout occupé·es à satisfaire nos désirs minuscules. Macron nous donnait des leçons de civisme, sans rire, prétendant que nous partagions un sort commun. Même chose en matière d’économie, la collectivité a soutenu les entreprises françaises et leur recours au chômage partiel, « quoi qu’il en coûte ».

Aujourd’hui les masques sont tombés, retour à la normale. En matière d’économie d’abord, ce sont des profits record qu’enregistrent les entreprises qui ont le plus profité de la mobilisation de l’État. Sans contrepartie, les aides qui leur ont été accordées ont accompagné des destructions d’emploi et des dividendes plus élevés que jamais pour les actionnaires. Et sur le sujet qui nous occupe, la « santé publique » n’est plus que la gestion des soins par l’État. En attendant leur privatisation. C’est chacun·e sa gueule et un nez à l’air vaut bien une vie, à entendre les philosophes moraux du clan anti-masque. Le ministre de l’engorgement optimal de l’hôpital, magnanime, invitait néanmoins celles et ceux à qui ça chante à porter un masque pour se protéger, faute d’être protégé·e par les autres. Tout en propageant une ignorance qui a déjà contribué à éprouver des millions de corps et à tuer des milliers de personnes. Corrigeons-le : le gel hydro-alcoolique, toujours promu par le ministre de la santé en France en 2022, ne sert pas à grand-chose (1) et tous les masques ne se valent pas car si tous protègent plus ou moins bien les autres, seul le masque FFP2 permet de mener sa politique de santé publique individuelle portative et de réduire le risque d’infection pour soi. Sachant que ce risque dépend au final des autres et de la prévalence de la maladie dans son milieu.

Je porte des masques FFP2 en public en intérieur depuis que le gouvernement a laissé filer l’épidémie, en décembre, et j’étais malgré tout à la merci d’une seule faille dans le comportement de mes proches – et réciproquement. Même en responsabilisant chacun·e, l’action collective reste déterminante. Oliver Véran pouvait bien dire : « N’hésitez pas à conserver votre masque dès lors que vous êtes dans un milieu clos avec des gens que vous ne connaissez pas et qui sont potentiellement contagieux » (2), il n’empêche que le Covid se transmet aussi entre personnes qui se connaissent et tout le monde est potentiellement contagieux dans une société où 1 % à 2 % de personnes sont infectées (0,5 % au 19 mai, en décrue de vague).

Oui, nous vivons en société et comme nous ne pouvons pas nous protéger seul·es, nous avons besoin de toute une organisation sociale pour ce faire – qu’il s’agisse de mesures sanitaires intelligentes que prendraient les États, de la culture de réduction des risques Covid qui s’observe par exemple en Italie, où le port du masque n’est plus obligatoire mais reste quasiment systématique, ou bien de l’autogestion de mesures sanitaires décidées de manière autonome et adaptées à la communauté qui les met en place (3). En l’absence de telles mesures au niveau où elles sont le plus efficaces, c’est bien Macron qui a contaminé l’avocate féministe et anti-validiste Elisa Rojas comme Sarkozy et Hollande ont tué le père d’Édouard Louis.

Que la compréhension de ces faits échappe à l’extrême droite, à l’extrême centre ou aux libertariens US, cela n’a rien d’étonnant, dans tous les domaines ces idéologies ont nié le lien aux autres et la solidarité. Mais c’est aussi le cas de camarades de gauche qu’on avait connu mieux inspiré·es, en une grande convergence sous le signe de la liberté individuelle. C’est une erreur tragique, une abdication devant le rouleau compresseur des idées qui nous sont martelées depuis des dizaines d'années sur le mérite individuel, la responsabilité individuelle, le déni de la captivité et des inégalités de capacité, la ringardisation de la solidarité et de la coopération, toute cette doxa libérale toxique. C'est une soumission idéologique, une défaite pure et simple. Impossible dans ces conditions de faire société en posant les bases d’une autonomie assise sur notre force collective, qu’il s’agisse d’auto-défense sanitaire ou de lutte contre les idées rances et la violence du capital. La seule bonne nouvelle, c'est qu'on peut faire vivre d'autres visions du monde. La preuve.

NB : Dans sa dernière chronique en date, Christian Lehmann rappelle de quel camp politique vient le déni de la dangerosité du Covid et ses motivations : « Les mesures de santé publique impliquent des réglementations et coûtent de l’argent aux grandes entreprises. C’est pourquoi la Déclaration de Great Barrington prônait dès 2020 l’infection de masse comme moyen d’atteindre l’immunité collective, ainsi qu’une seule protection ciblée des personnes vulnérables dont les modalités, à part l’isolement, n’ont jamais été définies. »

(1) L’insistance sur des mesures de protection inutiles ou peu déterminantes (usage du gel hydro-alcoolique, port du masque en plein air ou distanciation à plus d’un mètre) est même dangereuse car elle disperse les efforts et dissuade de les faire porter sur les gestes les plus efficaces, comme le port du masque en intérieur et l'aération. Ici la revue Nature fait le point sur le succès de la thèse de la transmission par les fomites, longtemps préférée à celle de la transmission par aérosolisation car les mesures liées (inutiles) étaient plus faciles et moins chères à mettre en œuvre. 
(2) Cette invitation à estimer que certain·es sont « potentiellement contagieux » alors que tout le monde l’est est le terreau des discriminations et de la violence qui surgissent dans ces situations. Aussi bien l’anti-judaïsme et le racisme qui se déchaînent depuis des siècles à chaque épidémie (dans le cas du Covid, le racisme anti-chinois puis anti-indien à l’époque du variant Delta) que la bêtise crasse. J’ai ainsi entendu dans le commissariat de ma ville un flic inviter une visiteuse à tomber le masque, puisque c’était autorisé par les autorités, tout en comprenant qu’elle puisse préférer le garder (c’était un masque chirurgical qui ne la protégeait pas) « vu les énergumènes qu’on a en bas en garde à vue » car évidemment chacun·e sait, les agrégés d’épidémiologie imbibés de pastis l’ayant prouvé, que le taux de positivité au Covid et la criminalité de rue sont étroitement corrélés. 
(3) Entre les trois il ne s’agit pas d’une différence de degré (plus ou moins contraignant) comme semble le croire l’auteur anonyme du journal de la joie de vivre qui m’insulte allègrement depuis plusieurs années sous des pseudo divers en n’ayant pour seule flèche dans le carquois de ses arguments aiguisés que mon « manque de radicalité ». Car s’il arrive à l’État de poursuivre le bien commun, c’est comme on l’a vu dans la gestion de la crise sanitaire un objectif non primordial. La confusion entre « public » (qui appartient à l’État) et « commun » (qui appartient à la collectivité) est courante (en témoigne la notion de santé publique qui rend compte de toutes sortes d’efforts concertés) mais des anarchistes devraient comprendre la différence entre une action collective par en-haut et une autre par en-bas.

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