Harcèlement moral en milieu anti-tech
Par Aude le mardi, 25 janvier, 2022, 09h12 - Textes - Lien permanent
Écrire et publier, sur quelque support que ce soit, c’est s’exposer. Aux désaccords diversement exprimés mais aussi à des attaques personnelles, ce qui est plus regrettable. Il y a quelques années j’ai fait l’objet d’une telle attaque. Trois pages d’une méchante brochure étaient consacrées à montrer quelle raclure j’étais : opportuniste et arriviste, je n’écrivais jamais que pour faire une carrière d’autrice « radicale », changeant de cheval au gré des modes militantes, au fond « jalouse » de l’auteur du libelle. Après une réponse en privé, où j’avais mis en copie d’autres personnes attaquées dans le texte, et bien que j’aie été souvent tentée de rétablir un peu de vérité parmi des mensonges très factuels et mesquins, je n’ai jamais pris la peine de commenter cette brochure autrement que par des allusions ici-même. Je connais Thomas J, l’auteur de ces malheureuses pages, depuis 2008 et notre passage chez les jeunes écolos alternatifs et solidaires, une asso soutenue par les Verts puis EELV. J’ai de lui une opinion très mélangée : un homme arrogant mais intéressant, un militant très actif et efficace mais qui a pris des partis douteux, un auteur qui se flatte de comprendre « le » féminisme et « le » Islam sur lesquels il écrit des textes haineux et de faible tenue (on a là le 100 000e islamologue du pays) mais qui documente honnêtement le déferlement technologique dans sa région, une personnalité que j’ai découverte tardivement narcissique et au fond fragile, dont l’écriture carbure à la haine, prenant des cibles pas toujours choisies avec la plus grande sagacité.
L’Enfer vert, son bouquin de 2009 qui décrit la participation des Verts aux impostures du développement durable en région Nord-Pas de Calais, fourmillait ainsi de piques contre Éric Quiquet (Éric Qui-quoi ?), figure du parti auquel il prêtait peut-être l’ambition de devenir un jour une figure nationale. Pas les meilleures pages du livre. Puis son ire s’abattit sur Sandrine Rousseau, qui à l’époque n’avait pas même de fiche Wikipedia. Que celle-ci arrive sous les sunlights de la course à l’échalote n’a pas ravivé sa flamme créative : les dizaines de pages écrites pour la moquer, les années de veille monomaniaque sur tout ce qui pouvait transpirer d’elle dans l’espace public (et privé : les deux avaient un proche en commun) et surtout les casseroles de la dame n’ont servi qu’à alimenter un paresseux squelette d’article. Visiblement, le cœur n’y est plus car c’est ma petite personne qui est la nouvelle bête noire de Thomas J.
Qu’avais-je fait pour mériter ces foudres ? En 2014, j’ai avec une camarade non seulement osé m’exprimer en faveur de la PMA pour toutes mais aussi cité ses opposants dans le camp écologiste plus ou moins radical, montrant combien leur point de vue était masculin. Aude Vincent avait posé la question de l’effet de seuil d’une telle technique (en fait un ensemble de techniques souvent confondues entre elles, je vous renvoie à notre article) et moi j’avais plutôt ferraillé avec les critiques anti-tech mais nous signions toutes deux l’article. Plus tard, j’ai pris avec quelques camarades l’initiative de porter la contradiction devant l’un de ces auteurs anti-PMA, Alexis Escudero. Il se trouve que lui seul, dans cette tendance, avait apporté des arguments politiques contre « la PMA » (voir ma critique de son livre) mais entrelardés de propos anti-féministes et de biais masculins. Nous avions donc, à Lille, interrompu une rencontre où il devait s’exprimer avec la lecture d’un texte avant de partir, laissant la salle à moitié vide et l’auteur libre de dire ce qu’il voulait. J’ai également, vers la même époque, polémiqué à ce propos sur un réseau social confidentiel avec un certain Paco qui tressait des lauriers au livre, jusqu’à ce que je comprenne que « Paco » était l’auteur du pdf sous lequel était paru l’ouvrage dans un premier temps et que je le dévoile. Voilà tout.
La publicité autour de cet ouvrage a donné lieu dans les mois qui ont suivi à une petite guerre militante : saccage de tables de presse et destruction de livres, tribune pour la liberté d’expression qui refusait de prendre en considération le contexte. Je rappelle que 2014 suit dans le calendrier 2013, année des manifs pour tous, des Veilleurs, de la convergence des droites rances et du déballage d’une homophobie qui était restée assez discrète jusqu’alors. La souffrance vécue par les personnes LGBT lors de cet épisode de backlash n’a jamais été considérée, ne serait-ce que pour tenter de comprendre la violence de leurs réactions. Ayant comme beaucoup des affinités personnelles et politiques dans les deux camps, j’ai été désolée de voir se déchirer ainsi le petit milieu qui était le nôtre. J’ai été parfois accusée d’avoir initié la mode des saccages de livres alors que non seulement je n’ai rien écrit qui puisse être pris comme une invitation à le faire et que j’ai plutôt cherché d’autres terrains plus propices à l’expression des différends. Dans un texte trop long, que la volonté de tout mettre rend confus, j’écrivais par exemple, dès décembre 2014 : « Sachons sortir un peu de nous-mêmes et écouter la critique – tant qu'elle ne se présente pas comme un tissu d'insultes. »
Tout cela m’a valu, dans le désordre :
Une accusation anonyme de « harcèlement » à l’égard d’Alexis Escudero dans La Décroissance de septembre 2019 (publication contre laquelle j’ai envisagé, refusant finalement de le faire, de porter plainte pour diffamation) et des insultes envers Mickaël Correia et moi, coupables d’avoir relayé sur Twitter un texte intéressant dont l’illustration (un unique exemplaire de journal laborieusement embrasé) a donné blanc-seing pour le condamner en bloc. (C’est vrai que Mickaël, et moi dans une bien moindre mesure, produisons sur les questions écologiques des savoirs autrement moins intéressants et utiles que les commentaires de publicités et d’émissions télé qu’on lit dans La Décroissance.)
Trois pages dans une brochure-règlement de comptes (« Alors du coup » par Tomjo, alias Thomas J, alias Thomas « J’aurais », automne 2019) qui se présente comme une critique politique d’un milieu « ridicule » lillois étonnamment homogène, où l’on ne trouvera pas l’ombre d’un argument, ni ceux des « ennemi·es » de Thomas, ni les siens, hormis l’accusation à mon égard de mollesse et de manque de radicalité. J’avoue : s’il existait une École des fans de la technocritique, un concours miss France de l’écologie radicale, je m’attendrais à voir Thomas J y triompher, pas moi : c’est bien lui le plus radical de nous deux, grâces lui soient rendues. Je suis aussi moins radicale que Célia Izoard, Aurélien Berlan, François Jarrige, Bertrand Louart ou Nicolas Alep, des auteur·es plus intéressant·es que Thomas et qui passent leur temps plus intelligemment qu’à me cracher à la gueule.
Un article sous pseudonyme de La Décroissance de l’été 2021 qui, dans le cadre d’un dossier confus sur la crise sanitaire, renouvelle contre ma série de billets sur le Covid les accusations de mollesse et de manque de radicalité qui ont déjà distingué Thomas – ainsi que sa capacité à lire tout ce que je publie tout en se plaignant que j’écrive trop –, moque des détails et m’insulte sans prendre la peine, si j’en crois un camarade qui lit ce journal et me le résume, de répondre aux questions que je posais aux anti-tech et écologistes radicaux : quid de la prévention et de l’interdépendance, qui ont longtemps été des valeurs écologistes, et quid du caractère très peu moderne des contraintes sanitaires les plus pénibles pour combattre des maladies infectieuses ?
Et enfin, last but not least, des faits de harcèlement.
C’est une atteinte aux personnes dont la reconnaissance est tardive en droit français, notamment parce qu’elle consiste en des faits qui ne sont pas, pris isolément, répréhensibles mais dont la multiplication blesse les personnes. Le harcèlement a été reconnu à la fin des années 1990 dans le monde du travail où c’est une notion particulièrement fructueuse pour mettre au jour des violences sourdes mais néanmoins usantes pour qui les subit, et souvent exercées par des supérieur·es hiérarchiques. Depuis un an ou deux, je reçois des courriers commerciaux à mon nom et à mon adresse correctement orthographiées mais avec le prénom Frédérique, qui n’est pas sans évoquer une ministre détestée des technocritiques comme des défenseurs et défenseuses du service public de l’enseignement supérieur et de la recherche. Une personne prend la peine d’aller dans des magasins de cosmétiques franciliens pour entrer à la main ce nom et mon adresse dans des bases de données informatiques. La première fois j’ai souri en me demandant qui dans mon entourage avait un humour aussi faiblard et aussi peu de considération pour mes données personnelles. Mais depuis que l’acharnement de cette personne est allé jusqu’à créer un dossier SNCF Grand Voyageur à mon adresse, les bornes du harcèlement ont été franchies. Je me retrouve bien dans le témoignage des victimes de harcèlement et le propos des personnes qui étudient ce phénomène.
J’avoue, au risque de faire plaisir à mon agresseur, que ça rend un peu paranoïaque. Vais-je donner ma nouvelle adresse à des camarades qui ne sont pas également des ami·es proches ? Peut-être pas. Qui donc me harcèle ? Serait-ce Thomas J, qui suit chacune de mes interventions publiques pour en faire son fiel ? L’auteur anonyme qui me poursuit d’une haine étonnamment ressemblante dans La Décroissance ou un lecteur chauffé par ces insultes ? Je me suis désinscrite des médias sociaux pour de nombreuses raisons, y compris politiques, mais le stalking de Thomas (sa surveillance continue de ma petite personne) n’y est pas non plus tout à fait étranger. Et je crains presque d’affronter certains sujets, anticipant une caricature de mon propos. Eric Cartman, le petit garçon bête, égoïste et malveillant de la série South Park, harcèle sa camarade de classe Wendy. « Bouh, Wendy, bouh », dit-il quand elle prend la parole en cours. Jamais un mot mais ce « bouh » renouvelé qui finit par la réduire au silence. Ça fonctionne, dans South Park comme dans la vie.
Les spécialistes du harcèlement scolaire ont bien noté que le harcèlement fait mal, aussi anodines soient ses manifestations prises séparément. Les personnes qui en sont les victimes sont elles aussi souvent prises séparément, puisque les harceleurs s’attaquent plus volontiers aux personnes isolées. Isolée, je le suis pour de multiples raisons. La première étant que je trace un sillon original plutôt que de suivre ce qu’il faut penser dans un camp ou l’autre. Cela me vaut des remerciements (« enfin, quelqu’un·e met le doigt sur ce malaise ») mais aussi une certaine hostilité – pas que de la part d’anti-tech mais aussi de féministes queer. Décriée dans le pamphlet de Thomas comme une suce-boules qui mange à tous les râteliers, je suis comme tout le monde sensible à l’influence de mon milieu (quelle est la part d’affinités affectives dans nos affinités intellectuelles et politiques ?) et j’ai pu changer d’avis (sur le revenu universel notamment) mais j’assume autant mes idées que mes errements et j’ai le courage d’être à la fois critique et généreuse, car je prends la peine d’argumenter en cas de désaccord. Il serait tellement plus confortable de choisir mon parti et de faire « bouh » noyée dans la masse. D’autre part j’ai quitté Lille en 2017, après avoir subi une humiliation collective au journal La Brique dans des faits que j’ai racontés ici et que Thomas J a caricaturés (j’ai été mise au pilori et chaque personne du groupe a été invité·e à dire à quel point j’étais « violente » car j’ai mal réagi à la mise à la poubelle du seul édito écrit par des femmes, dont moi, en plusieurs années). Je ne me suis jamais trop intégrée dans le milieu militant parisien, malgré quelques amitiés ivryennes. Je suis donc isolée à double titre, je ne fais partie d’aucune bande (même si j’ai été accompagnée avec une belle camaraderie par les copains de l’émission « La Voix sans maître » dans mes épreuves lilloises). Me harceler, c’est facile, alors qu’il y a à Lille des féministes bien plus hostiles que moi envers les anti-féministes comme Thomas… et elles s’exercent ensemble à la boxe. Je m’en suis pris plus qu’elles à la gueule dans « Alors du coup » car je suis une proie plus facile pour qui a peur de subir les conséquences de ses actes.
Le harcèlement prolifère là où il n’y a pas ou peu de régulation, là où le silence est complice (je continue à reprendre les grandes lignes de ce qu’on sait du harcèlement scolaire). J’ai fait connaître la situation à tous les camarades anti-tech qui avaient mon adresse postale, pour tâter le terrain. La pêche n’a pas été très fructueuse… Peut-être que mon harceleur vient plutôt de l’extrême droite ? Il paraît que Frédérique Vidal est le bouc émissaire des fafs. Non, je rigole, j’ai bien compris d’où ça venait, même si le modus operandi brouille les pistes.
Les harceleurs s’attaquent aussi de préférence aux personnes fragiles. J’ai comme beaucoup de femmes vécu des événements traumatisants (la cérémonie à La Brique suivait des faits de harcèlement moral subis à l’université de Lille) ainsi qu’une dépression dont j’ai du mal à me remettre et dont j’ai osé parler ici alors qu’il est de bon ton de n’en parler que quand ça va mieux et qu’on a reconquis le droit de s’exprimer à titre de personne solide. Moi non, je suis fragile et je l’avoue. Et harcelée, ça doit être une coïncidence.
J’ai relu récemment ce texte d’une nommée Hoder dont on m’a parfois créditée (je redis que non, ce n’est pas moi, mes titres sont beaucoup moins bien) et qui raconte comment les questions politiques servent à justifier des règlements de compte personnels dans le milieu LGBT radical, queer ou trans-pédé-gouine. Je pourrais tout citer mais je garde l’une des conclusions : « Ah l’honnêteté intellectuelle… Denrée rare s’il en est dans ce milieu pathogène, inversement proportionnelle en général aux années écoulées en son sein. Celle qui permet d’admettre que parfois on a juste envie de démolir quelqu’un parce que c’est facile, ou parce qu’on est en colère contre d’autres trucs ; ou qu’il semble plus accessible de dégommer telle personne que telle autre et qu’on en attend simplement un soulagement et en aucun cas une portée politique quelconque. »
Même foire aux ego dans les milieux queer ou virilement anti-tech. La stratégie est aux oubliettes, la critique systémique disparaît derrière celle d’une catégorie de personnes, allez, on se contentera de personnes singulières, et pas forcément celles qui concentrent les pouvoirs dans leurs mains. Oui oui, c’est la faute à Éric Quiquet, le développement économique qui noie la région sous les infrastructures connectées et les dispositifs numériques. Voilà des cibles faciles pour les fier·es militant·es, des luttes enfin victorieuses – on en manquait. Les idées passent au deuxième plan, les attaques ad personam (du procès d’intention aux mensonges) et le sarcasme les remplacent avec profit. Qu’importe la misère intellectuelle dont cela témoigne, qu’importe le mal que nous nous faisons en tapant au plus près de nous car nos armes ont une portée ridicule.
En publiant La Conjuration des ego, livre qui va à l’encontre de beaucoup d’idées communément admises dans les tendances queer et néo-féministes, ou en critiquant La Décroissance pour un article et une couverture injurieuses envers les mouvements anti-racistes, je savais que j’allais devoir assurer derrière dans mon argumentaire, j’avais signé pour la dispute intellectuelle mais pas pour ça. Si j’étais la connasse arriviste décrite par Thomas, je me serais tue, j’aurais choisi mon camp et je serais allée, protégée par l’esprit de groupe, sur tous les terrains faciles. Je serais une belle âme qui se soigne l’ego en agitant sa supériorité morale-politique, sans jamais chercher la justesse. Mais, malgré le procédé bête et méchant que je subis, je me sens paradoxalement plus forte et plus résolue que jamais à lutter contre la sottise grégaire. Je suis au fond très courageuse et cela me rend fière de moi. Toi qui me harcèles, bien caché derrière ton anonymat, j’imagine que malgré tous tes ricanements tu ne connais pas cette satisfaction.
PS : J'ai fini par faire une réponse factuelle à la brochure qui m'avait remise en cause, en commentaire sur ce site-là. Cliquer en bas du texte pour lire les commentaires.