L’élevage entre deux feux
Par Aude le mercredi, 19 janvier, 2022, 09h02 - Textes - Lien permanent
La viande est en passe de devenir le énième emblème identitaire, marqueur de francité ou de progrès social. La droite rance réagit au quart de tour quand il est question de végétarisme. L’annonce de menus végétariens sans possibilité de choix dans les écoles lyonnaises avait déclenché une véritable panique morale, quand bien même la mesure avait été mise en place par la mairie de droite avant la victoire d’EELV, pour fluidifier la circulation dans les cantines par temps de Covid. À les entendre, c’est Mozart qu’on assassine, les enfants pauvres qu’on prive de subsistance, les éleveurs qu’on condamne à un suicide certain.
Cette droite est désormais suivie par le candidat communiste pour qui la tradition française et la qualité de la nourriture se confondent en une devise ternaire : « Viande, fromage, vin (avec modération). » Exit les patates du gratin dauphinois, les haricots du cassoulet, les pommes de la tarte Tatin, le populo veut de la barbaque et du frometon, la gauche va leur en donner !
Le surgissement de questions alimentaires dans les débats publics n’est pas une mauvaise chose (on mange trois fois par jour) et qu’elles soient liées aux questions agricoles ferait du bien dans un pays où le syndicalisme agricole majoritaire a mis la main sur le ministère pour dicter une politique corporatiste et en faveur d’un modèle agricole étriqué. J’en parlais ici. Mais confondues avec des enjeux identitaires et électoralistes, la tambouille prend un goût déplaisant.
Car c’est de la santé des gens qu’il est question quand on instrumentalise les questions d’équilibre nutritionnel dans la course à l’échalote. Ce dont les enfants pauvres manquent le plus, c’est de fruits et de légumes, qui sont trop chers pour certains ménages. Cette production est en France privée de soutien public, abandonnée au marché. Nous ne produisons plus que la moitié des fruits et des légumes que nous consommons, heureusement que nos voisins méridionaux nous fournissent le reste, à moins-disant social. Or les fruits et les légumes sont les denrées alimentaires qui voyagent au plus grand coût énergétique. Le ministre de l’agriculture et de l’alimentation (nous soulignons) s’inquiète que les enfants pauvres soient privé·es de protéines dans les cantines végétariennes ? Sait-il que la première source de protéines dans notre alimentation, c’est les céréales ? Non qu’elles en contiennent beaucoup mais nous en mangeons beaucoup, inutile de s’inquiéter en voyant dans son assiette un plat de lentilles.
C’est aussi du respect de l’intégrité des gens qu’il est question quand on les assigne à des traditions sans respect pour leurs choix. Moi aussi j’aime bien la viande et le fromage, mais j’aimerais pouvoir choisir une nourriture que j’estime être de qualité. Et de cela il existe autant de définitions que de personnes car la nourriture répond à de nombreux besoins : d’appartenance culturelle, certes, mais aussi d’inclusion sociale, en particulier pour les plus pauvres, de satisfaction de goûts individuels, de critères nutritionnels, voire politiques. Pour moi, allez comprendre mais une alimentation de qualité me nourrit à ma satisfaction sans foutre en l’air les sols, sans consommer d’énergie, sans dégager de gaz à effet de serre et sans polluer l’eau et l’air. Aucun candidat ne peut décider à ma place que le steak haché surgelé et le Caprice des dieux sont des mets de qualité parce qu’ils entraient à l’époque de Staline dans la catégorie des aliments chers et prestigieux. Cette époque est révolue et aujourd’hui s’exprime une demande qui pour un tiers d’entre nous, les plus pauvres, n’est pas satisfaite. Cette demande tend plutôt vers des produits bio et locaux. Le collectif pour la Société sociale de l'alimentation propose de la mettre au centre des politiques alimentaires, en l'informant mieux et en la faisant surgir par la délibération collective.
C’est enfin du respect d’une profession qu’il s’agit quand on prétend soigner ses intérêts alors qu’on travaille à la faire disparaître. On a appris ce mois-ci qu’en dix ans le nombre d’exploitant·es agricoles avait baissé de 500 000 à 400 000 environ (recensement agricole 2020). C’est un plan social qui ne dit pas son nom, profitant des départs à la retraite et dans une bien moindre mesure d’un accident mortel et de dix suicides par semaine. Côté renouvellement des générations, le métier peine à recruter car il est pénible et que les personnes qui y trouvent du sens aujourd’hui galèrent pour seulement s’installer. L’agrandissement des fermes est souvent préféré par les acteurs institutionnels. La commande publique n’est pas non plus à la hauteur : la viande achetée par la restauration scolaire vient jusqu’à 70 % de pays qui ont des critères sociaux et écologiques plus faibles. Est-ce ainsi qu’on soutient l’élevage ? La fédération de l’élevage bovin viande, Interbev, ne s’y trompe plus et fait désormais alliance avec les associations écologistes pour réduire la part de la viande dans les assiettes mais améliorer sa qualité et le prix payé aux éleveurs.
Et en face d'un gloubi-boulga identitaire qui nous éloigne des vraies questions sur notre alimentation (comment produire sans pourrir le milieu, produire pour répondre aux besoins de tout le monde), la cause animale avance sous divers faux nez, incarnant la rectitude morale. Entendons-nous bien, je ne remets pas en question les choix éthiques des animalistes et je les trouve très vertueux. Mais les justifications écologiques et politiques sont à la peine.
J’assistais récemment à deux tables rondes différentes. Dans la première, un philosophe faisait un cours d’écologie pour cours préparatoire, ressassant des éléments bien connus sur les méfaits des productions animales industrielles (méthane rejeté par les ruminants, usage des sols et de l’eau pour l’aliment du bétail et concurrence avec l’alimentation humaine). Son interlocutrice, la sociologue Jocelyne Porcher, ne le contredisait pas, ayant choisi de rester dans le champ de ses recherches (passionnantes), les liens entre humains et animaux. La table ronde suivante, qui réunissait un panel de spécialistes de l’agroécologie, a unanimement rejeté d’un revers de main la proposition animaliste avant de parler d’association entre élevage et polyculture, d’un point de vue agronomique et écologique. En deux lignes : les prairies sur lesquelles paissent les herbivores ont beaucoup d’avantages en matière de biodiversité (qui peut être plus riche que dans la forêt tempérée) et de climat car leurs rotations avec les cultures permettent de se passer d’engrais de synthèse, produits à base de pétrole et qui rejettent un gaz à effet de serre hyper puissant, le protoxyde d'azote. Réunir de nouveau élevage et polyculture, ça implique aussi une baisse de moitié de la consommation de produits d’origine animale, donc plein de bons plats végétariens et végétaux.
Cela ne ressemblait pas au discours convenu des animalistes sur le bilan désastreux des produits d’origine animale en matière d’eau, d’énergie et de climat. Il vaut pour des productions animales hors-sol, par opposition à l’élevage herbager qui persiste et même se développe en France. Ce discours simple a été rodé aux États-Unis, patrie des capitaux qui ruissellent aujourd’hui sur les associations animalistes européennes. Les dites associations saluent l’arrivée sur le marché de produits de substitution (fortement transformés et bien plus chers que les matières qui le composent (1)) et la viande in vitro (dont l’impact écologique désastreux est déjà documenté car on ne crée rien à partir de rien). Jocelyne Porcher puis Gilles Luneau ont documenté le business de la transition végétale de nos assiettes, emmené par du beau monde capitaliste.
Nationalistes anti-végé d’un côté, belles âmes animalistes de l’autre, sur ce sujet comme sur tant d’autres le débat n’est plus qu’un grand fossé au-dessus duquel volent les imprécations. Pris·es entre ces deux feux, je ne doute pas que nous soyons nombreux et nombreuses à vouloir nous nourrir plus décemment, ni de tradition nationale ni de manufacture industrielle…
(1) Certains produits sont composés majoritairement de levure et d'eau...