Trois BD pour parler d’agriculture
Par Aude le vendredi, 17 décembre, 2021, 13h50 - Lectures - Lien permanent
La bande dessinée documentaire a le vent en poupe depuis quelques années, et l’agriculture fait partie de ses centres d’intérêt. Trois ouvrages ont abordé récemment les questions agricoles, de diverse manière.
Il est où le patron ?, Maud Bénézit et les Paysannes en polaire, Marabout, 2021, 176 pages, 19,50 €
Suite à des rencontres entre femmes du milieu agricole, les « Paysannes en polaire » ont mis en récit leurs histoires singulières grâce à la dessinatrice (et agronome de formation) Maud Bénézit. Éleveuses de chèvres et de brebis, apicultrices et maraîchères dans le Sud-Est, elles s’inventent trois alter ego de fiction confrontées au sexisme en agriculture, une profession à 75 % masculine et où les femmes sont souvent des épouses, avec des statuts inégaux (conjointe collaboratrice, aidante familiale, cheffe d’exploitation après le départ à la retraite du mari). Du parcours d’installation au travail lui-même, elles sont souvent renvoyées à des rôles qui complètent le travail des hommes, jugé central. À elles la transformation des produits, l’accueil, la vente, la compta et le travail ménager et familial qui libèrent les hommes des « vraies » activités, la production. D’où la question, quand un collègue arrive sur une ferme : il est où le patron, l’homme, celui-là dont le travail compte « vraiment » ? On retrouve dans ce livre le propos d’autres groupes de femmes, qui éclosent depuis quelques années, notamment dans le monde agricole alternatif. Ces groupes interrogent les questions d’ergonomie en inventant des outils (comme le porte-piquet à roulettes), là où des générations d’agriculteurs ont trouvé plus simple de se casser le dos et de souffrir en silence. Il y est aussi question de la place des femmes dans les instances agricoles (y compris les syndicats en rupture avec le modèle dominant) mais aussi, plus globalement, de violences conjugales et de dynamiques de couple dans un contexte hétérosexiste – même si tous les personnages de paysannes ne sont pas hétéros. Une belle introduction à ces thèmes qui surgissent aujourd’hui en agriculture et qui font l’objet de travaux dans les structures paysannes et rurales.
Celle qui nous colle aux bottes, Marine de Francqueville, Rue de l’Échiquier, 2021, 200 pages, 21,90 €
La couverture plante le décor et les deux protagonistes du livre : une fille et son père, dans une relation tendue. Le récit est cette fois purement autobiographique et la fille, une étudiante en arts visuels, interroge les pratiques agricoles du père, en grandes cultures dans une région de céréales, en Champagne. Son modèle est très conventionnel, fait de monoculture sur des parcelles de taille moyenne, achetées les unes après les autres suite aux départs successifs des voisins (le dernier recensement fait état de 100 000 fermes disparues depuis 2010 en raison de tels agrandissements). La jeune génération, urbanisée, coupée des réalités rurales, demande des comptes à ses parents, de manière parfois naïve : comment peut-on mener ce type d’agriculture qui est responsable d’un quart des émissions de gaz à effet de serre alors qu’il est possible de cultiver autrement ? Le père répond aux attaques avec patience. Il pratique l'agriculture de conservation des sols (ACS), une agriculture basée sur le non-labour, qui préserve l’intégrité des sols et y stocke plus de carbone, parfois présentée comme révolutionnaire écologiquement mais qui utilise des pesticides et qui est majoritaire en Amérique du Nord et du Sud sans avoir pour autant trop bousculé l’insoutenabilité du mode de production dominant. Au fil du dialogue cependant, les lignes bougent et le père, malgré sa retraite approchante, finit par convertir une parcelle en bio. Le récit n’est pas seulement centré sur cette famille, il s’ouvre aussi à des questions globales mais reste aveugle à la socialisation agricole, aux structures professionnelles (comme les groupes de femmes d’Il est où le patron ? et les structures d’accompagnement de Deux mains dans la terre), au point que le père semble seul sur ses terres, Robinson père de famille au milieu d’un désert vert. Le dessin est un peu décevant, ni très joli ni très réaliste pour accompagner un récit qui fourmille de détails précis.
Deux mains dans la terre, Jacques Caplat et Laëtitia Rouxel, Actes Sud BD, 2021, 144 pages,19 €
Avec ce troisième ouvrage, retour à la fiction et aux personnages allégoriques. Les protagonistes sont un couple breton. Lui est en agriculture conventionnelle et l’agrandissement est la réponse à toutes ses difficultés économiques. Elle tient un jardin en permaculture dans lequel les enfants aiment à s’ébattre. Improbable couple et cliché inutile. Un potager nourricier et sans pesticides aurait largement fait l’affaire pour interroger l’agriculture hors-sol du mari, dépendante d’intrants et vendant ses produits sur un marché lointain, avec une valeur ajoutée qui file dans les industries associées (l’amont des produits chimiques, des machines et de l’énergie, l’aval de l’industrie agro-alimentaire, elle aussi sous pression de la grande distribution). L’épouse finit par convaincre le mari d’aller écouter Jacques Caplat, conférencier de grand talent et promoteur de l’agriculture bio, également scénariste de l’ouvrage (je précise que Jacques et moi nous connaissons bien et que j’ai déjà eu le plaisir de travailler avec lui). La rencontre, en forme de clin d’œil, est retardée par le peu d’intérêt d’un agriculteur à aller écouter un théoricien qui ignore sa réalité. L’argument, ainsi que le manque d’ouverture d’une partie de la profession, rendent compte de réalités bien connues du monde agricole, qui fait l’objet (comme le père de Celle qui nous colle aux bottes), de nombreuses injonctions, contradictoires entre elles et parfois en soi, dont certaines sont très naïves et mal informées. Ça peut être lassant… Mais un accident de la vie finit par avoir raison de la répugnance de l’agriculteur et le voilà qui s’engage dans une réflexion sur ses pratiques avec l’aide d’un groupe d’agriculteurs/rices bio et d’un groupe Civam, groupe de pairs qui accompagnent des transitions vers une agriculture autonome et durable. Le récit de conversion est un peu idyllique mais cette fenêtre ouverte sur la profession agricole est très documentée, par un fin connaisseur des questions agronomiques mais aussi des structures de l’agriculture alternative, biologique ou durable. Le récit dessiné est d’ailleurs suivi d’un petit essai et d’un glossaire qui permet de décrypter les bucoliques acronymes du monde agricole.
Il est justifié que les questions agricoles intéressent autant le grand public, les mangeurs et les mangeuses vers la satisfaction desquel·les les politiques agricoles ne sont pas assez tournées. Les films, désormais les bandes dessinées documentaires permettent de toucher une plus large audience et de comprendre les principaux enjeux. Il est où le patron ? pourra également parler à des travailleuses dans des milieux masculins et toute personne prenant au sérieux les questions de genre. On souhaiterait néanmoins que la bande dessinée ne soit pas qu’une manière de produire des récits attrayants et que l’ambition esthétique soit plus élevée, ce qui n’est pas toujours le cas. Ces trois titres méritent malgré cela d’être posés au pied du sapin et de nourrir les discussions familiales autour de la bûche aux marrons.