Terre et liberté
Par Aude le lundi, 6 décembre, 2021, 20h13 - Lectures - Lien permanent
Aurélien Berlan, Terre et liberté. La Quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, La Lenteur, 2021, 220 pages, 16 €
Le constat par lequel commence la démonstration d’Aurélien Berlan, c’est celui d’une « liberté dans le coma » : pourquoi la révélation que les États surveillent les communications de leurs citoyen·nes ne nous a-t-elle pas plus ému·es que ça ? Parce que nous le savions déjà ou parce que cette liberté-là, celle d’avoir une vie vraiment privée, ne nous importe pas tant ? Les classiques du libéralisme mettaient pourtant au-dessus de tout les libertés individuelles : d’opinion, d’expression, de mouvement, d’association, de faire des choix de vie qui nous appartiennent et accessoirement ne pas être surveillé·e. Cette liberté-là s’est construite contre des droits politiques à exercer collectivement, comme la souveraineté politique. L’auteur reprend dans les détails la pensée de Benjamin Constant (le théoricien de la liberté de ne se mêler que de ses propres affaires et d’abandonner à d’autres le gouvernement de la cité) pour affirmer qu’au fond, cette liberté des libéraux est la délivrance des exigences du quotidien : être au chaud sans couper du bois (ou au frais sans avoir planté d’arbre), repu·e sans avoir cultivé ni préparé sa nourriture, pouvoir se détacher de son lieu de vie, etc. Délivrance qui inclut également de ne plus avoir se soucier de politique, ne plus s’engager publiquement.
Depuis, c’est dans ces termes-là que nous entendons la liberté, comme purement individuelle : par exemple la liberté d’acheter sa nourriture dans le magasin du monde et jusqu’à celle de se faire livrer un repas tout préparé ou des courses en 30’. Cette liberté-là, pensée par (et pour) les classes dominantes (aristocratiques puis bourgeoises (1)), a fait florès et la gauche n’a su en réclamer que la massification. La liberté de ne pas nous occuper de la dimension matérielle de nos vies aurait pu être une liberté fondée sur l’ascèse, rappelle Berlan, mais elle a plutôt fait le choix de la jouissance. Et pour jouir sans peine, il faut faire faire à d’autres. Les classes dominantes ont fait faire aux pauvres ce qu’elles trouvaient pénible ou sale ou simplement ennuyeux, de la maison aux champs. Ce mouvement de mise d’autrui à son service a des flux et des reflux et la période est au retour de la domesticité, du personnel de maison aux livreurs ubérisés. Mais l’auteur de ne contente pas de mentionner la classe sociale comme facteur d’exploitation et élargit son propos à l’exploitation coloniale et à celle des femmes.
Les populations des colonies ont été plus durement mises au travail que celles des métropoles et aujourd’hui les tâches manufacturières ou extractives (qui forment la base matérielle de l’économie mondiale et du mode de vie des classes qui en reçoivent les bénéfices) sont accomplies plus péniblement au Sud que partout ailleurs, qu’il s’agisse de terres rares, d’or, d’uranium ou de palmier à huile. Et plus près de nous, les femmes ont été et sont encore les servantes de tous. Aurélien Berlan livre ici une vision intersectionnelle qui ne dit pas son nom : quand on parle d’exploitation du travail d’autrui, cette logique de domination, souvent croisée, apparaît avec une certaine évidence. Dans un univers intellectuel qui se flatte de n’utiliser des pensées féministes que pour dévaloriser d’autres féministes, et refuse trop souvent d’ouvrir les yeux sur ce qu’a de spécifique l’exploitation coloniale, cet engagement est non seulement courageux mais en outre il enrichit le propos. C’est d’ailleurs sous l’égide de trois femmes que l’auteur place son ouvrage : Simone Weil, Hannah Arendt et Maria Mies (co-autrice d’Écoféminisme avec Vandana Shiva et de La Perspective de subsistance avec Veronika Bennholdt-Thomsen, à paraître aux éditions La Lenteur (2)).
Cette délivrance a aussi été acquise aux dépens de notre milieu, en passe de devenir invivable. Remplaçant les esclaves par une énergie bon marché pour tou·tes ou presque, le rêve de délivrance a conquis les intellectuels de gauche. Berlan leur reproche d’avoir assimilé avec trop de facilité les promesses du capital et des intellectuels libéraux dont ils partageaient au fond des valeurs de classe. Ils ont « voulu "démocratiser" une conception antidémocratique de la liberté, sous-jacente au libéralisme » (les italiques sont de l’auteur, intellectuel de gauche lui aussi mais qui assume le tiraillement entre nécessités de subsistance et besoin de temps libéré pour penser). Des hérauts de l’industrialisme au XIXe siècle aux écolos technophiles d’aujourd’hui, la promesse de délivrance, de faire faire aux machines ou aux robots, les a non seulement aveuglés sur ce qu’il pouvait advenir sur les fronts de l’exploitation (classes ouvrières, colonies, femmes, milieu) mais elle a également accompagné une indifférence coupable pour des valeurs bien présentes dans les classes populaires, comme celle de l’autonomie en tant qu’accès aux moyens de sa subsistance.
Après la liberté, l’émancipation, c’est désormais l’autonomie qui est une notion à la mode : « Il faut être autonome, dans la vie », et l’injonction s’adresse aussi bien aux travailleurs et travailleuses que qui ne s’adaptent pas assez bien à des conditions inhumaines qu’à des personnes trop âgées pour prendre en charge leur vie quotidienne (mais on ne le dit jamais aux hommes aisées qui ne savent pas se faire à manger ni assurer la propreté de leur intérieur). C’est d’une autre autonomie qu’il est question dans le dernier chapitre, la reprise en mains de nos vies dans leur matérialité et leur globalité. Des enclosures de l’âge classique qui ont privé les populations rurales de l’usage des communaux au « sacrifice des paysans » (Bitoun et Dupont, L’Échappée, 2016), les classes populaires ont été dépossédées de la terre, première source de subsistance, et se sont acharnées à la réclamer. Le livre reprend un slogan historique, « Tierra y libertad » mais la revendication est universelle (un ouvrage récent parle de « reprendre la terre aux machines »). C’est l’exemple le plus flagrant de dépossession mais aussi de reconquête. Le rêve de délivrance a en effet un peu de plomb dans l’aile. Angoisse climatique ou effet de la paupérisation des sociétés occidentales ? Aujourd’hui c’est devenir paysan·ne qui fait rêver, et en premier lieu celles et ceux qui ont les emplois les moins concrets – en attendant le désenchantement général du mode de vie industriel et administré ?
Alors que la notion de liberté a été singulièrement écornée ces dernières années, aussi bien par les politiques sécuritaires que par les appels à une liberté qui n’est pensée qu’individuellement devant une maladie infectieuse, ce réexamen de l’état de nos libertés arrive à point. L’enjeu est pour Berlan de nous libérer des « dominations impersonnelles » (celles de l’État et des macro-systèmes techniques) en travaillant ce qui nous relie, notre interdépendance, un sort collectif à choisir ensemble dans des communautés politiques enracinées. Mais il me semble qu’on peut difficilement comprendre notre apathie devant les dominations impersonnelles si on ne saisit pas tout ce dont elles promettaient de nous libérer, notamment des dominations interpersonnelles, plus immédiates et perçues comme plus cuisantes encore. C’est peut-être ces deux luttes qui sont à mener de front pour que l’autonomie soit une quête mieux partagée.
(1) Dans Bouvard et Pétuchet, Flaubert parle de la journée de travail d’un intellectuel bourgeois comme n’excédant pas six heures.
(2) L’écoféminisme ou ce qui en était compris a souvent mis les femmes en porte-à-faux entre leur désir de mener des vies aussi choisies et riches que celles des hommes et l’assignation aux tâches matérielles (cuisiner les légumes, laver les couches, faire soi-même ses produits d’hygiène, comme le rappelle ici Nora Bouazzouni). Mies, selon Berlan, voit cette position particulière des femmes comme l’occasion de « faire redescendre les hommes sur terre » et d’acquérir tou·tes une « liberté dans le monde » qui n’identifie plus la liberté à la domination, au faire faire par d’autres, mais à la prise en charge de la matérialité de nos existences. Je conseille la lecture de Terre et liberté aux copines et promets de reparler bientôt de tout ça.