Le Retour des domestiques
Par Aude le dimanche, 28 février, 2021, 10h09 - Lectures - Lien permanent
Clément Carbonnier et Nathalie Morel, Le Retour des domestiques, Le Seuil, 2018, 112 pages, 11,80 €
C'est en 1991, sous un gouvernement socialiste, que la France s'engage dans une stratégie de création d'emplois domestiques. La désindustrialisation et les gains de productivité ont fait perdre beaucoup d'emplois « du milieu de la distribution des revenus » et il s'agit alors d'exploiter un « gisement » d'emplois dans les services. L'outil qui est alors mis en œuvre, c'est la défiscalisation des dépenses des ménages à hauteur de 50 %, le tout dans une limite de 3 800 € par an. Les décennies suivantes verront ce seuil évoluer, à la baisse puis à la hausse, sans que soit fondamentalement remis en question le principe de faire assurer par la collectivité la moitié de ces dépenses privées par des impôts non-perçus. En 2003 cette limite est relevée à 10 000 €, puis à 12 000 € par le plan Borloo deux ans plus tard.
Il est difficile d'évaluer le nombre d'emplois créés : il faut extraire les emplois existants et ne comptabiliser que les emplois dont la création n'est motivée que par le relèvement du seuil. Les « consommateurs incités » doivent être séparés des « consommateurs non-incités ». Les estimations les plus hautes du nombre de consommateurs incités, et donc les plus basses du coût par emploi créé sont de 80 000 € par an et par emploi en 2003. Les auteur·es retiennent plutôt celle de 160 000 €, correspondant à 553 emplois dont on peut considérer qu'il n'ont alors été créés que par aubaine. La première réforme en 1991, la plus efficace puisqu'elle ouvrait le bal des incitations, faisait déjà dépenser 39 000 € par emploi. Alors qu'une création d'emploi décent dans le même domaine reviendrait à 30 000 € annuels, formation continue comprise. C'est peu de dire que ces politiques ne sont pas efficaces…
La doxa en matière d'évaluation administrative de ces politiques, c'est qu'elles ne sont pas « efficaces », certes, et comment le nier, mais bel et bien « efficientes » : regardez tous ces emplois créés, 1,23 millions de salarié·es, 5,5 % de la force de travail en France. Morel et Carbonnier rappellent non seulement que ces créations d'emploi n'ont pas fait reculer significativement le chômage de masse puis refusent cette nuance complaisante et considèrent les opportunités perdues en matière d'emploi (ou de protection sociale) avec de tels budgets, ici des pertes de recettes de l'État dans un contexte d'hémorragie organisée. Louis Maurin et Noam Leandri l'expliquent ici dans un texte récent : « Le recours aux femmes de ménage et autres personnels à domicile (...) est largement subventionné. En 2021, à elle seule, cette niche fiscale va coûter 3,8 milliards d’euros de recettes à l’État ! L’équivalent de ce que coûterait un minimum social à destination des jeunes de 18 à 24 ans qui en demeurent exclus aujourd’hui. (…) 44 % du crédit d’impôt pour l’emploi de personnel à domicile vont aux 10 % des contribuables les plus favorisés. » Côté perte d'opportunités en matière d'emploi, les auteur·es font valoir entre autres que la défiscalisation à 50 % s'applique indifféremment à des particuliers qui emploient directement une femme de ménage ou une nounou, à ceux (1) qui recourent à une association, et enfin à ceux qui achètent les services d'entreprises du secteur lucratif. Le métier est le même mais les conventions collectives sont différentes, plus ou moins avantageuses, et le service pour la société n'est pas le même mais le levier de la défiscalisation n'a pas été utilisé pour encourager l'un ou l'autre de ces trois modes et relever le niveau de la qualité d'emploi du secteur. « Temps partiels courts, rémunérations qui ne permettent pas de dépasser le seuil de pauvreté, absence de perspectives de carrière, conditions de travail dégradées, protection sociale limitée (2) : autant d'éléments qui interrogent la notion d'"emploi". »
Une autre justification de ces politiques, c'est qu'elles correspondent à des besoins de la société, n'étant plus pris en charge aussi bien dans les ménages vu l'emploi féminin et la relative libération des femmes des rôles qui leur sont assignés (prendre soin des enfants, des malades, des personnes âgées, faire le ménage pour les types de services majoritaires dans les emplois domestiques ; le bricolage, le jardinage et l'aide aux études, activités plus « masculines » ou moins genrées, étant plus rares dans ce secteur). Ces besoins sont-ils remplis de manière satisfaisante ? En braquant leur objectif sur la garde d'enfants, Morel et Carbonnier montrent que ce n'est pas le cas et qu'en France, si la part totale des enfants en garde formelle est à peine moins élevée que dans les pays du nord de l'Europe, en revanche la part des enfants du tiers le plus pauvre y est cinq fois moindre que celle des enfants du tiers le plus riche et c'est un indicateur qui nous place derrière la Grèce ou la Pologne. La garde formelle a en outre l'avantage de socialiser les enfants plus tôt et de contribuer à leur développement cognitif mais les enfants pauvres en sont massivement privés et leurs mères, sans possibilité de garde, restent fortement handicapées sur le marché de l'emploi.
Même absence de satisfaction des besoins sociaux en ce qui concerne les services aux personnes âgées. Les 10 % les plus pauvres d'entre elles peuvent bénéficier d'une allocation personnalisée d'autonomie (APA) pour raisons médicales qui leur permet d'accéder à cette aide entièrement prise en charge. Aussi consomment-elles ces services beaucoup plus que celles du deuxième décile le plus pauvre, qui ont à peu de choses près les mêmes besoins mais renoncent à une aide, quand bien même elle serait prescrite, car au-dessus du seuil de prise en charge complète le reste à payer est trop élevé, même avec une exonération fiscale qui devient crédit d'impôts (l'État verse la moitié des dépenses directement aux ménages non-imposables). Passé le coup de pouce aux 10 % les plus pauvres, le recours à ces services repart de très bas et suit une courbe exponentielle pour s'épanouir dans le décile le plus riche et exploser dans le dernier centile. En clair : le recours à ces services ne répond pas à des besoins mais correspond à des moyens, jusque pour les ménages de plus de 80 ans. Ce sont des services de confort aux personnes les plus aisées que nous payons en nous privant de recettes fiscales.
Cette mesure n'est pas seulement non-redistributive, elle est anti-redistributive puisqu'elle ne redistribue que dans la mesure d'une dépense qui dépend de la disposition à payer. Ce boom des emplois domestiques, faiblement qualifiés, est dû en partie à des politiques publiques directes et en partie à un contexte qui est celui de la montée des inégalités de revenu en France depuis les années 1990. L'emploi n'a cessé de se polariser, avec la création d'emplois qualifiés et d'emplois peu qualifiés et peu rémunérés pendant que sont détruits des emplois du milieu. Et cela est particulièrement marqué pour les femmes ; tandis que celles qui ont les moyens recourent aux services de celles qui n'ont pas de meilleures opportunités professionnelles, l'égalité femmes-hommes ne progresse pas, elle est seulement atténuée dans certaines classes. Cette polarisation encourage l'emploi domestique et tous types de services : ils coûtent moins cher en valeur absolue comme en valeur relative puisque les revenus des consommateurs ont augmenté. (C'est ce qui se passe dans les pays pauvres où le temps de travail des plus pauvres ne coûte rien ou si peu aux plus riches. On y trouve par exemple des personnes dont le revenu principal est tiré d'une activité qui consiste, en échange de pourboires, à arrêter la circulation pour permettre aux voitures de quitter sans effort leur place de parking pour rejoindre le flux automobile.)
Morel et Carbonnier proposent d'en finir avec la création d'emplois de si mauvaise qualité et proposent deux grandes pistes. La première est une évidence, c'est la création d'emplois décents qui correspondent à des besoins reconnus socialement (pas seulement justifiés par le marché), notamment dans la garde d'enfants et le soin aux personnes âgées. Pas vraiment au goût du jour puisque la tendance est à la baisse continue des recettes de l'État et que les élites qui se succèdent au pouvoir préfèrent priver l'État de recettes que faire des dépenses, quand bien même il s'agirait de sommes égales. D'autre part, et c'est moins intuitif, Morel et Carbonnier estiment que « si le système éducatif permettait de faire augmenter le taux de qualification dans la population, la réallocation de main-d’œuvre pourrait se faire des métiers routiniers vers les métiers qualifiés, plutôt que vers les métiers manuels et de contact ». C'est à dire que l'existence d'une main-d’œuvre qualifiée est un des facteurs de création d'emplois qualifiés et bien rémunérés – dont les titulaires eux-mêmes créeraient sans incitation des emplois peu qualifiés pour le service de leurs personnes (nos auteur·es ne sont pas non plus des révolutionnaires ou des hérauts de la justice sociale). Au contraire de cette ambition, la France semble bien engagée dans une spirale de déqualification par son système scolaire, avec une école qui « ne joue pas son rôle d'ascenseur social, entre autres parce qu'elle vise moins la qualification de tous que la sélection des meilleurs ».
Et les politiques publiques accompagnent cette spirale en subventionnant les emplois peu qualifiés dont les cotisations sociales sont systématiquement allégées – mettant en danger, au passage, la protection sociale de tou·tes. Carbonnier, le co-auteur de cet ouvrage, a démontré (3) que les 26 milliards alloués au soutien d'emplois peu qualifiés et mal rémunérés (de cette niche fiscale pour l'emploi domestique aux exonérations diverses de cotisations sur les bas salaires) pourrait plus utilement créer des emplois de qualité dans les services sociaux répondant directement à des besoins mal pris en charge, avec un faible taux d'éviction des emplois existants et la création d'emplois indirects. Une politique qui pourrait commencer avec les dispositifs les moins efficaces (ou efficients ?) de la dépense publique. Le prix n'est pas si élevé pour vivre dans une société plus décente, moins polarisée et moins clivée, et d'enrayer ce qu'on pourrait appeler, suivant Xavier Ricard Lanata, la « tropicalisation » de la France.
Morel et Carbonnier utilisent beaucoup d'exemples européens très convaincants mais peinent à inscrire leur propos plus globalement dans la spécialisation mondiale du travail. Cela manque un peu au regard de ce qui est un autre constat que l'on peut faire de l'emploi domestique, celui de la relégation des femmes non-blanches dans ces types d'emploi. Refuser les inégalités au sein de notre société n'interdit pas d'accepter cette autre dynamique, plus ancienne mais pas plus naturelle et acceptable.
(1) À vrai dire celles, car on avait découvert que ce sont les femmes dans les couples qui doivent se charger de l'emploi d'une femme de ménage dans l'ouvrage de Rousseau et Devetter, Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité (Raisons d'agir, 2011). Leur démarche, dont je parlerai bientôt ici, était plus socio-économique, les auteur·es s'intéressant notamment aux logiques qui encourageaient les couples à recourir aux services d'une femme de ménage.
(2) Les temps de déplacement entre lieux de travail permettent difficilement de faire des journées de sept heures et d'atteindre des rémunérations complètes, ce qui peut également les priver de l'ouverture de droits à des prestations sociales (chômage, assurance-maladie).
(3) Clément Carbonnier, Bruno Palier, Mickaël Zemmour, « Tax Cuts or Social Investment? Evaluating the Opportunity Cost of French Employment Strategy », Cambridge Journal of Economics, vol. 4, n° 6, 2016.