La Tropicalisation du monde

Xavier Ricard Lanata, La Tropicalisation du monde, PUF, 2019, 128 pages, 12 €

Et si le monde occidental, celui des pays riches et peuplés de Blanc·hes, faisait aujourd'hui l'objet d'un processus de « tropicalisation » ? Lanata, anthropologue et économiste du développement, fait l'hypothèse que nous sommes à un point où le monstre capitaliste, créé et nourri dans les pays du nord, est devenu tellement avide que le Sud ne lui suffit plus. Jusqu'alors, l'économie capitaliste a connu des pratiques différentes dans les pays colonisés et les pays colonisateurs. Là-bas il était violemment prédateur, utilisant les territoires comme puits de ressources et les populations locales comme bras pour les exploiter. Et quand les locaux n'étaient pas assez nombreux, d'autres peuples étaient déportés pour servir de main d’œuvre (1). La vision toxique que nous avons de l'environnement comme d'un milieu à exploiter ne s'est jamais mieux déployée que pendant l'histoire coloniale à son apogée, du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe. C'est alors qu'on a assisté à « la décorrélation entre les lieux de consommation et les lieux de production, par l'extension considérable des réseaux d'échange et des chaînes de valeur » (p. 61). Nous vivons encore dans ces structures et ces représentations, avec plus ou moins d'inquiétude sur le fait de toucher un jour le fond et d'arriver à épuisement du modèle.

Ici, dans nos pays riches et blancs où jamais le mépris de classe n'a atteint les niveaux de déshumanisation du racisme, notre histoire politique avait permis de domestiquer la bête capitaliste, d'en contrôler les agissements à coups de réglementation sur l'environnement, sur les conditions de travail et de rémunération, etc. Mais les barrières cèdent et c'est cette histoire qu'ébauche Lanata dans un trop court ouvrage. Il décrit la tropicalisation comme le recul de la régulation, l'intérêt public qui passe désormais derrière l'intérêt privé. C'est aussi la montée des inégalités et d'un capitalisme de prédation à court terme. En ce sens, le système politique libéral inspiré de la démocratie (ce gouvernement basé sur la représentation et l'égalité de droit des citoyen·nes), système qui s'était fondé contre le sort réservé aux populations coloniales, en autonomisant l'économie du politique, comme c'est le principe de la mutation néolibérale, reprend les principaux aspects du capitalisme colonial. La tropicalisation, c'est pour Lanata l'état normal du capitalisme et nous n'y avions échappé que pendant une courte parenthèse. Nous y retournons, en raison d'une pression accrue sur les ressources naturelles et de crises à répétition de la dette publique.

Le symptôme le plus évident de la tropicalisation, c'est la croissance des inégalités et les standards de rémunération du travail qui baissent au point de ne plus permettre de mener des vies décentes. Lanata donne peu d'exemples dans son livre alors je profite de cette recension pour dire à quel point le discours sur les gisements d'emplois accessibles à condition de faire baisser la rémunération m'évoquent l'économie indonésienne. Tant et tant d'emplois peuvent être créés à partir du moment où l'heure de travail des un·es vaut cinquante heures du travail des autres. Quand les services offerts par les second·es ne coûtent plus rien aux premier·es, les « gisements » sont illimités et il n'y a alors plus qu'à traverser la rue pour trouver un travail de larbin, voiturier, femme de ménage, nettoyeuse de vitres, blanchisseuse ou cuisinier. De la libéralisation/défiscalisation de l'emploi domestique dans les années 2000 aux rémunérations indécentes accordées aux travailleurs et travailleuses des plateformes dans les années 2010, à quoi il faut ajouter la baisse organisée pour presque tou·tes du « coût (!) du travail », direct ou indirect (chômage et retraite), nous assistons bien à une petite convergence entre les économies française et indonésienne. Il n'y a plus qu'à empêcher les pauvres de faire des études qui ne leur apporteront que des maux de crâne et la tropicalisation pourra s'emballer dans sa course mortifère.

Difficile de dire s'il s'agit de la cause ou du résultat, mais cette économie libère l'avidité des acteurs économiques et cause un recul de ce que Lanata appelle l'affectio societatis, ce sens de ce que nous devons les un·es aux autres à la communauté politique qui soutient nos existences. L'anomie sociale qu'il décrit trop rapidement a son corollaire : il faut alors une surcouche de socialisation autoritaire car « ce processus fabrique des populations en surplus dont l'encadrement et le contrôle deviennent un enjeu vital » (p. 51). Quand le sens du bien commun disparaît (j'en parlais ici au sujet de la santé publique), d'autres imaginaires politiques prennent le dessus et mettent en scène des communautés nationales imaginaires qui ne sont plus fondées que sur la haine de l'autre, femme, étranger, de gauche ou LGBT. Quand ce que nous nous devons les un·es aux autres n'est plus même compréhensible (comme de tout faire pour ne pas contaminer les plus fragiles ou ne pas causer de crise d'approvisionnement en achetant des nouilles pour deux mois), l'autorité de l'État apparaît comme indispensable pour gérer une épidémie comme celle du coronavirus, serait-ce aussi violemment qu'en Italie. Le civisme ne peut avoir que des racines profondes et elles sont mises à mal par la soumission des élites politiques au néolibéralisme, il ne se décrète pas quand on en a besoin.

Ce tableau pourrait donner l'impression d'un Sud passif devant la prédation coloniale puis néolibérale. Mais l'anomie n'y est pas la règle et Lanata consacre les derniers chapitres à montrer non seulement comment le Sud fait vivre d'autres valeurs (coexistence pacifiée avec la nature vs. scientisme) et… ce qu'il peut pour le Nord. Il sollicite des penseurs comme Walden Bello, sociologue et activiste philippin qui prône une « démondialisation » sélective, ou Eduardo Viveiros de Castro, anthropologue brésilien, pour son « multinaturalisme » contre un naturalisme occidental simpliste. Vu de certaines communautés vivantes du Sud, comme celles que Lanata a ethnographiées en Amérique latine, c'est le Nord qui est à décoloniser de l'emprise de l'économie… et de l'État.

(1) Les Afro-Américain·es du Nord comme du Sud mais aussi les Indien·nes de Fidji à l'île Maurice et les Chinois·es de Malaisie et Singapour ont fait l'objet de ces déplacements avec des niveaux de violence très différents d'une situation à l'autre.

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