La Liberté dans le coma
Par Aude le mercredi, 27 août, 2014, 11h11 - Lectures - Lien permanent
Groupe Marcuse, La
Liberté dans le coma. Essai sur l'identification électronique et les motifs de
s'y opposer, La Lenteur, Paris, 2012, 256 pages, 11 €.
Partant de la question de l'identification électronique, le groupe Marcuse nous
proposait une brève histoire de la société industrielle et des réflexions
stratégiques sur les moyens à notre disposition pour la mettre à mal. C'était
il y a bientôt deux ans, mais la relecture s'impose.
Faire l'histoire de l'identification, de la marque, du code-barre, c'est
rappeler la nécessité toujours accrue de gestion du troupeau humain (en
commençant par les criminels et les ouvriers pour finalement généraliser le
régime) et de ses approvisionnements. Nous sont ainsi rappelées la lente
invention de l'ordinateur pour répondre aux besoins de gestion des données
démographiques, la naissance du numéro de Sécu – sous Vichy, le numéro
commençant par 3 pour les Juifs/ves, soit sous les mêmes circonstances que
l'INRA qui plus tard imposerait la numérotation de l'ensemble du cheptel – ou
de la marque commerciale, destinée à assurer les profits en écoulant de la
marchandise bon marché et de piètre qualité, en créant ce que d'aucun-e-s
pourraient appeler sans rire du « lien social » entre êtres humains
et images publicitaires.
Se demander comment en sortir, voilà qui est posé sans l'habituelle morgue
des militant-e-s qui ont tout mieux compris que le groupe d'à côté : sans
complaisance, mais en argumentant solidement et clairement, les auteur-e-s
refusent la désobéissance citoyenne incarnée par José Bové (qui continue à
demander à l’État d'arbitrer des conflits où il est partie prenante) comme
l'insurrectionnalisme, révolte romantique réductible à un moment
d'enflammement.
Mais le développement qui entre le plus en résonance avec la lectrice que je
suis tourne autour de ce paradoxe : comment pouvons-nous continuer à nous
flatter d'être libres dans une société qui est désormais en mesure de pister
chacun de nos mouvements, des fichiers qui s'accumulent au mouchard que nous
portons dans la poche et qui nous permet d'être constamment joignables ?
(« Au passage », comme diraient les auteur-e-s : a-t-on vraiment
plus de chances de tomber sur nos correspondant-e-s avec le téléphone mobile
qu'avec une ligne fixe ?) Ou de quelle liberté jouissons-nous quand nous
nous détachons des contraintes de la vie communautaire et de la subsistance
matérielle ? « Aux formes d'autonomie sans liberté du vieux monde
s'est substituée une liberté sans autonomie. Ce qu'il faudrait inventer
désormais, c'est une forme supérieure de liberté qui ne sacrifie pas à
l'autonomie. » C'est ici le projet libéral, d'une liberté des Modernes,
individualisée, qui est remis en cause. « La liberté promue par la
bourgeoisie consistait essentiellement en un droit de mener sa vie privée
en-dehors du souci du bien public. » Le résultat, c'est une vie privée qui
n'en finit plus de se replier sur elle-même, avec des individus qui, tou-te-s
occupé-e-s par leur dévotion aux activités productrices et reproductrices, ne
cherchent plus dans l'action collective qu'à alimenter l'idée avantageuse
qu'ils ont d'eux-même en redresseurs de torts ou en avant-garde éclairée – le
tout à condition que rien ne rappelle les contraintes subies par
ailleurs, ni les engagements envers le groupe et les autres, ni le niveau
d'exigence qui est prié de rester à hauteur de salarié-e le dimanche.
Redonner sa valeur à la contrainte, c'est le projet que je lis dans cet
ouvrage, à l'inverse des philosophies hédonistes portées par une grande partie
de la gauche, incapable de s'apercevoir de sa résonance avec le projet libéral.
Impossible dans ces conditions de s'indigner avant que la gamelle ne soit
vide... « Il est […] grand temps de se tourner vers les courants d'idée et
d'action qui n'ont pas fait reposer leur vision de l'émancipation sociale sur
l'abolition de la nécessité, la maîtrise scientifique de la nature, la
suppression de l'effort physique et du souci de produire de beaux
objets. » J'entends exactement le contraire dans le projet du revenu
garanti : les nécessités de la production sont désormais (dans l'imaginaire collectif) déplacées
en Asie, la poubelle industrielle déborde, l'essentiel est que chacun-e en
reçoive sa part. Le travail c'est mââââl, la contrainte c'est affreux (dit-on
après avoir satisfait à chacune des obligations de cette société mortifère,
s'être fait écraser les pieds dans le métro après avoir fait bipper son pass et
avant de répondre servilement au patron ou aux client-e-s)... et après ?
Comment créer une société à hauteur d'être humain, en rupture avec la
bureaucratie (main droite ou main gauche, la différence est importante pour
celles et ceux qui la vivent, mais pas au-delà) et qui retrouve le lien avec
son milieu et les personnes qui l'habitent ? C'est le propos de ce
bouquin, à découvrir ou à relire.
Commentaires
Aude,
L'hédonisme — comme toutes les philosophies de bazar qui tournent autour — ne s'adresse qu'à la classe privilégiée. Essaie d'imaginer nos petits marquis dissertant doctement sur l'hédonisme devant la femme qui se tape le ménage des bureaux de 19 à 23 heures et de 5 à 8 heures, devant la merchandiseuse qui embauche à 4 heures quand elle a une "mission", devant le gars qui hante les agences d'intérim pour voir si y'aurait pas un peu de taff ou devant le gars qui étale du macadam sur la route... Ah l'hédonisme du macadam fumant avec son parfum suave aux notes épicées et boisées ! ;o)
Je serais encore plus sévère que toi. L'hédonisme de gauche n'entre pas en résonance avec le libéralisme, c'est carrément le versant gauche de la montagne libérale. Michéa argumente très bien cela notamment dans "L'empire du moindre mal" (chapitre "l'unité du libéralisme") et dans "Impasse Adam Smith". Je les ai en format e-pub si tu veux les lire. Ce sera un contre-don vu qu'on me les a donnés. ;o)
Les travailleurs pauvres que tu décris, à un moment illes rentrent à la maison et on leur vend du pratique, du simple, de l'agréable... Illes sont aussi somméEs de consommer sur leur temps libre, illes ne sont pas que des corps travaillant. Tu laisses de côté les autres dimensions de leurs vies...
Oui, bien sûr qu'on n'est pas seulement son travail et que sa vie ne s'y arrête pas. Mais, en lisant ta réponse, j'ai songé à une voisine. Trois gosses, sans emploi, un poil chamboulée déprimée par une vie pas trop facile. Seule consommation superflue — virtuelle — la télé. Si elle a fêté son anniversaire, c'est parce que les voisins et amis se sont cotisés pour cela. [Comme personne n'est bien riche, il n'a pas été fait de grandes folies...] Elle n'a pas les moyens de payer une fête d'anniversaire quand elle a réglé les dépenses de la vie courantes de trois gosses qui mangent comme quatre et sont habillés dans les magasins type Secours Pop, Emmaüs et APF où tu trouves tout à un euro.
L'hédonisme prêché — du moins tel que je le perçois et on n'a sans doute pas exactement la même perception — ne me semble s'adresser guère qu'à des gens qui ont un portefeuille assez bien garni. Et pas à tous ceux qui rament plus ou moins. En sus des points que tu développes dans ton billet cette incitation à l'hédonisme engendre la frustration de ceux qui n'ont pas les moyens matériels de le pratiquer.
Mais on s’éloigne du point sur lequel je souhaitais causer. La gauche n’est trop souvent qu'un versant du libéralisme. Une sorte de « pour la voiture, vous avez l’option bleue ou l’option rose ». Mais toujours la voiture. Et pas l’option vélo où on déciderait d’aller plus lentement. Pas l’option relocalisation où l’on mangerait surtout les productions alimentaires du cru. Pas l’option où l’on déciderait d’être ensemble et non des individus soi-disant autonomes en compétition féroce…
Oui mais par gauche il faut se mettre d'accord sur ce qu'on entend. C'est une sacrée partie de la gauche, pas que le PS ! Je viens d'une asso de jeunes écolos de gauche ou on parlait de faire de la politique en se faisant plaise. Et au bout du compte, on m'y a décrit mon boulot d'animatrice bénévole comme une vocation à faire "converger les désirs". L'idée même d'engagement et de responsabilité avait fini de disparaître. Quant au fait que la coordinatrice de désirs était une meuf au chômage longue durée et les désirants (ou pas, j'fais c' que j'veux) des mecs cadres, ce n'était pas dans le tableau.
Et même dans les fractions qui ont fini par se désolidariser de la gauche en lisant Michéa, j'ai pu observer ces abus. Dans http://blog.ecologie-politique.eu/post/Un-militantisme-a-echelle-humaine, le cadre sup qui dit qu'il vient en réu pour se marrer, c'est lui qui m'a engagée à lire Michéa. Sur papier, en ce qui me concerne, et je me fournis chez les bouquinistes (2 € Impasse Adam Smith) ou en librairie : http://blog.ecologie-politique.eu/post/Quitte-a-acheter.
C'est planté profondément, personne n'est à l'abri de la possibilité ouverte à tout moment de se sentir irresponsable. J'ai pas de pression sociale, certains outils (virtuels notamment) facilitent le zapping. C'est plus qu'une réflexion qu'il faut, c'est une vraie discipline de vie pour ne pas jouir de ce qui nous entoure mais entrer dans des relations de réciprocité. J'ai arrêté de juger des militantEs sur leur discours.
Aude,
Décidément tu es une belle rencontre virtuelle. Je me suis promené ici et là sur ton blogue et tes interrogations et tes révoltes recoupent souvent les miennes même si nous nous exprimons de façon fort différente.
Je suis plus âgé que toi et puis te dire hélas ! qu'il y a quarante ans les jeunes écolos de gauche avaient peu ou prou le même état d'esprit qu'aujourd'hui. Différences ? Les mecs étaient enseignants, les nanas éducatrices. Et bien sûr c'était le chômeur qui était invité à se taper "l'organisation pratique". Le même abîme entre discours et pratique... Même si je pense que ça n'a fait que s'aggraver au fil des décennies.
Quelle gauche ? J'ai employé l'adjectif "rose" à dessein. Pour désigner non seulement le Parti fauxcialiste mais toute cette large part de gens souvent aisés que je regarde davantage comme des corporatistes défenseurs de leurs zavantages zacquis que comme des libertaires / socialistes / communistes ayant l'amour de l'humanité et de la dignité humaine chevillé au cœur, attentifs avant tout aux plus pauvres comme soucieux de ne pas saloper notre petit coin de planète.
Je t'ai proposé amicalement des formats numériques parce que je me doute bien que tu ne roules pas sur l'or. ;o) Pour ma part j'achète mes livres, en papier, dans deux librairies de ma ville [un choix affirmé et raisonné] ou dans les vide-greniers. Plus rarement chez les bouquinistes qui sont assez chers chez moi.