La part du feu

Et si, pour protéger les espèces vivantes de cette planète, nous décidions de préserver la moitié des terres de toute agriculture ? C’est la proposition qui est faite par les tenants du sparing, de l’anglais pour épargner. Cette idée part du principe que notre agriculture est destructrice des milieux et que la meilleure façon de limiter son impact est de limiter les surfaces sur lesquelles elle se déploie. Dans ce cadre de pensée-là, la productivité plus faible de l’agroécologie (1), plus gourmande en espaces, en fait un choix… moins écologique. Le biologiste Edward Osborne Wilson a présenté en 2016 cette idée dans un ouvrage, Half-Earth, jamais traduit en français. Benjamin Phalan, l’un des chercheurs qui la soutient, montre que les populations animales s’en sortent mieux dans les espaces sauvages que cultivés, même de manière écologique, et selon lui « la plupart des espèces auraient des populations plus fournies si la nourriture était produite sur les surfaces les plus réduites possible, épargnant les plus grandes surfaces de végétation sauvage possible » (les citations sont tirées d’un article lumineux de Fred Pearce).

Le débat entre écologues fait rage. Claire Kremen promeut plutôt le sharing (partage) au motif que les études comme celles de Phalan « ne prennent pas en compte les conséquences à long terme de l’isolement des espèces dans des aires protégées entourées de matrices inhospitalières ». Stephen Kearney démontre qu’« il ne suffit pas de protéger une terre et de laisser faire car se contenter de la réserver fait disparaître les menaces qui pèsent sur un nombre réduit d’espèces, à vrai dire 3 % d’entre elles ». D’ailleurs la création de réserves naturelles nombreuses n’a pas suffi ces dernières décennies à empêcher un effondrement des populations animales.

Et quand les adeptes du sparing font valoir que 25 % de terres supplémentaires sont nécessaires à l’agroécologie, Vincent Ricciardi remarque que les petits paysans (à moins de 2 ha et sans motorisation, c’est un modèle qui n’existe plus en France mais qui est majoritaire dans le monde) « produisent 30 à 34 % de la nourriture dans le monde sur seulement 24 % des terres agricoles ».

Est-ce là un débat pour spécialistes ? Ou un choix de société ? Le modèle de sparing est écocentré, ce qui le rend plutôt sympathique. C’est le modèle vegan. C’est aussi un modèle très favorable aux classes dominantes. Car c’est bien sûr chez les ploucs du monde entier, les ruraux occidentaux et les peuples autochtones du Sud, que ces surfaces seront protégées, y compris par la coercition. Quand bien même, dans le cas des peuples autochtones, ils ne seraient nullement responsables de la dégradation infligée au reste de la planète par la société industrielle. C’est le modèle conservationniste que Peter Dauvergne appelle environmentalism of the rich, l’écologie des riches.

Cette doctrine a de nombreux soutiens, notamment car elle justifie des méthodes de production très favorables aux industries qui se sont développées autour de l’agriculture : engrais, pesticides, équipement agricole. Elles trouvent ici la justification écologique qui leur manquait.

Le modèle de sharing, au contraire, est accusé d’anthropocentrisme. C’est vrai qu’il prend soin des besoins des gens, en particulier des plus fragiles. Car si la densification urbaine, qui fait partie du modèle de sparing, prive les villes de parcs, qui donc perdra ainsi tout accès à la nature, si ce n’est les plus pauvres, qui n’ont pas les moyens de fuir la ville régulièrement ?

L’agroécologie, et particulièrement son versant paysan, sont un modèle de société plus tenable socialement que la concentration des richesses de l’agro-industrie. Intensive en main d’œuvre, répondant aux besoins alimentaires plus qu’aux prix des marchés, elle fait aussi la preuve de son intérêt écologique. À propos de l’engouement d’écologistes radicaux pour la notion de sauvage, un camarade, éleveur retraité, me disait que « l’enfrichement est une formidable perte d’espèces commensales. Je pourrais te donner une liste de relevés ornithologiques que j’ai effectués fin des années 1970 (ma ferme a servi de "point de chute" à ce qui est aujourd'hui Bretagne vivante) et te demander de les refaire, maintenant que la commune a perdu plus de la moitié de sa surface exploitée. La plus grande part des batraciens a disparu. Je n’ai pas vu un serpent de toute l'année ». Des naturalistes s’installent désormais en agriculture pour assurer des fonctions de protection. L’association Paysans de nature (initiée par la Ligue pour la protection des oiseaux) réunit par exemple des paysan·nes qui ont cette ambition.

Le sparing place toute son attention sur le dossier biodiversité… mais ce n’est pas la seule source d’inquiétude écologique. L’agroécologie, au contraire, a le mérite d’être sobre en énergie et de s’attacher à fermer le cycle du carbone, notamment grâce à la culture des légumineuses et à l’apport de l’élevage en lien au sol. L’agro-industrie, elle, est dépendante des hydrocarbures qui servent à fabriquer les engrais et rejette des gaz à effet de serre comme le protoxyde d’azote. Côté énergie et climat, le choix entre sharing et sparing est plus vite fait.

Cet écologisme par petits bouts, qui ignore les questions économiques, sociales et politiques, réduit des choix de société à des questions techniques, suppose enfin que nous soyons en mesure de faire la part du feu, de limiter notre exploitation de la Terre. Or, les perspectives de profit pour les gros acteurs de l’agro-industrie sont immenses et nos besoins illimités. Certes nous ne mangeons que trois fois par jour (pour celles et ceux qui en ont les moyens) mais nous gaspillons un tiers de notre production alimentaire et la consommation de produits issus de l’élevage industriel peut absorber des surplus importants à cause de sa faible efficacité. Quant aux usages non alimentaires, ils sont nombreux : textile, matériaux et énergie... leur demande est virtuellement sans fin. Vraiment, l’agro-industrie saurait se limiter à une moitié de Terre ?

(1) Par agroécologie on entend l’ensemble de techniques biologiques et paysannes fondées sur un moindre recours aux intrants et une adaptation à leur milieu.

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