La grande démission
Par Aude le jeudi, 17 mars, 2022, 20h03 - Service du travail obligatoire - Lien permanent
C’est un spectacle que beaucoup d’entre nous n’avions jamais vu avant, ou alors dans les films ou dans des pays lointains : des avis de recrutement fleurissent devant les commerces, parfois en grand sur des espaces publicitaires. Jamais autant d’efforts n’avaient été déployés pour nous convaincre de prendre un boulot. Avant c’était plutôt le contraire, à nous surnuméraires de séduire les employeurs, d’accepter des temps partiels ou des horaires très étendus, de modérer nos revendications salariales. C’est la loi du marché, il y a peu de postes et tellement de candidat·es…
Aujourd’hui, le rapport de force est légèrement inversé. Les entreprises se plaignent de leurs difficultés à recruter. C’est le cas dans des secteurs très corporate, qui n’offrent que de bonnes rémunérations, mais aussi dans les secteurs où les emplois « ont du sens » comme le monde associatif. Bon, en vrai, on trouve toujours des bac +5 +5 ans d’expérience qui acceptent de gagner 2 000 euros mensuels mais il faut les chercher plus longtemps. Quand j’entends les plaintes des employeurs, je pense à ces employé·es de Pôle Emploi qui me disaient que le chômage de masse avait bon dos, à moi de me bouger les fesses, de rendre mon profil plus attrayant que celui du voisin, de ne pas viser trop haut. J’ai envie de renvoyer ces bons conseils aux employeurs dépités : rendez ces emplois plus attrayants, arrêtez de chercher le mouton à cinq pattes, acceptez d’embaucher des gens un peu plus jeunes, un peu plus vieux, pas assez diplômés, etc. Et surtout, payez-les mieux !
C’est le conseil que donnait il y a peu aux entreprises un homme politique pourtant peu suspect d’anti-capitalisme, Joe Biden : « Pay them more. » Aux États-Unis, le phénomène est mieux documenté, il a d’ailleurs un nom : the Big Quit, la grande démission. La crise sanitaire a épuisé tout le monde, mis en lumière le peu de cas des employeurs pour la santé de leurs salarié·es ou donné le temps de se poser des questions. Beaucoup ont craqué, ne voyant plus l’intérêt de subir d’aussi mauvais traitements ou cherchant à mener des vies qui ont un peu de sens. Les divers confinements ayant forcé les autorités à accorder un peu de protection sociale, beaucoup de travailleuses et travailleurs se sont retrouvé·es pour la première fois depuis longtemps avec un début de sécurité matérielle qui leur a permis de se lever et de se casser.
En France le phénomène est moins visible, moins commenté, mais il est sensible. On peut tenter quelques explications : peut-être que quelques pourcents de femmes, épuisées par un surcroît de travail domestique, ont jeté l’éponge de la « conciliation » entre leur emploi et les obligations familiales qui pèsent sur elles. Peut-être s’agit-il de la montée d’un phénomène de désertion qui touche depuis quelques années les secteurs les moins reluisants de l’économie et qui s’accélère depuis les rêveries sur le « monde d’après ». Les ingénieurs désertent à la suite de leurs études pour ne plus contribuer à un monde qui leur fait horreur, les Sciences-po se réfugient dans les associations et à terme certain·es deviennent paysan·nes ou vont s’installer à la campagne pour y mener des activités qui leur semblent plus utiles et moins délétères.
Il ne faut parfois que quelques départs pour mettre un peu de frottement dans le marché de l’emploi mais c’est déjà trop. Et qu’importe que l’on ait peu d’information et d'explications sur le phénomène, les débats sont vite arrêtés par l’appel à moins bien protéger les chômeuses et les chômeurs, quelle que soit leur situation. Macron, qui est toujours plus Trump que Biden, n’invite pas les entreprises à publier des offres plus raisonnables ou à traverser la rue.
Ce contre-coup de la crise sanitaire évoque ceux de l’épidémie de peste noire au XIVe siècle, souvent commentés (par exemple par Silvia Federici dans Caliban et la sorcière) et qui font l’objet en ce moment d’un cours de Patrick Boucheron au Collège de France, « Après la peste noire ». Après une épidémie de peste qui dans les années 1340 tua selon les pays entre 25 et 40 % de la population, l’Europe se trouva confrontée à une pénurie de main d’œuvre. Les classes laborieuses furent courtisées et les salaires se firent plus généreux que jamais, au point que la deuxième partie du XIVe siècle devint un âge d’or ouvrier. Il fallut deux siècles aux classes dominantes pour rétablir leur emprise sur le marché du travail, à force de paniques morales contre la soi-disant fainéantise ouvrière (lois travail et contre le vagabondage) et d’efforts conjugués des États et des églises pour redresser la démographie (efforts dont témoigne une chasse aux sorcières qui prit souvent pour cible les sages-femmes et les passeuses de connaissances sur les plantes abortives).
Pour revenir à aujourd’hui, le Big Quit américain témoigne d’une tendance assez insatisfaisante de nos sociétés libérales. Les mobilisations collectives semblent avoir laissé la place à une vision du travail comme marché plutôt que champ de luttes. À chacun·e de choisir sa stratégie et peut-être qu’une tendance surgira qui bousculera le rapport de forces entre capital et travail. C’est tout l’idée du revenu universel, qui parie sur les défections individuelles pour améliorer les conditions de travail et de rémunération collectives. Cette approche marche parfois, comme on le voit aujourd’hui, mais même une épidémie de peste n’a d’effet que temporaire quand on laisse aux classes dominantes le soin d’organiser notre vie sociale.