Le Piège identitaire
Par Aude le mardi, 29 mars, 2022, 17h53 - Lectures - Lien permanent
Le Piège identitaire. L’Effacement de la question sociale, Daniel Bernabé, traduit de l’espagnol par Patrick Marcolini avec Victoria Goicovich, L’Échappée, 312 pages, 20 €
En 2018, le journaliste et essayiste Daniel Bernabé publiait en Espagne un ouvrage critique des tendances de la gauche à servir les besoins de reconnaissance des minorités tout en abandonnant toute prétention à lutter contre l’organisation socio-économique qui permet l’exploitation des travailleurs et travailleuses. Résumé comme ça, le livre semble rejoindre le lot de ces nombreuses imprécations moqueuses et convenues contre les « racialisateurs », les féministes post-modernes ou les poses de la bourgeoisie de gauche dans l’espace public. Mais l’exercice est bien plus subtil et cette publication, traduite et légèrement adaptée au contexte français de 2022 par Patrick Marcolini (1), est une réussite. Car il ne s’agit pas pour l’auteur de déclarer la nullité des demandes des groupes sociaux minorisés (femmes, personnes non blanches, LGBT, etc.) mais de les articuler à une critique sociale plus large et vigoureuse, celle d’un capitalisme en roue libre, qui ne rencontre plus guère d’opposition dans les sociétés européennes.
L’auteur replace pour commencer le surgissement des questions féministes, raciales et de « diversité », comme il les nomme, dans le cadre de la mutation néolibérale. Serge Halimi était plus exhaustif que lui dans Le Grand Bond en arrière (rééd. Agone, 2012) et Grégoire Chamayou plus fin dans La Société ingouvernable (La Fabrique, 2018) mais le tableau qu’il brosse est suffisant. C’est celui du triomphe du néolibéralisme, avec sa démocratie enfin apaisée car les grands partis au pouvoir proposent tous un service plus ou moins complaisant du capital. Ce refus de toute alternative économique s’accompagne d’une vision du monde d’où les classes sociales ont disparu, remplacées par une vague classe moyenne (« les travailleurs croient en faire partie et les riches prétendent l’incarner »). Sans cette compréhension dans les termes de la classe, tou·tes celles et ceux qui mettent leur force de travail au service du capital, en échange de rétributions plus ou moins généreuses, « se perçoivent comme absolument seuls dans un monde implacable, et ne trouvent de réconfort que dans une idéologie individualiste vantant la compétition, la méritocratie et l’affirmation de sa propre différence ».
S’accordant sur l’essentiel, la gauche de gouvernement et la droite se distinguent autrement et « les conflits sociaux, qui portaient jusqu’alors sur des problèmes structurels et se situaient dans la sphère matérielle, celle de l’économie et du travail, se sont ainsi déplacés sur le terrain du symbolique ». Ces questions sont devenues le parent pauvre des luttes, dans les gauches réformistes mais également dans certaines gauches radicales. La pauvreté, par exemple, y est bizarrement traitée (quand la classe sociale ne fait pas l’objet tout simplement d’auto-détermination (2)). J’ai pu observer sa réduction au « classisme » ou mépris de classe (si seulement en étant pauvre on ne souffrait que du mépris). Une amie me disait aussi l’incapacité de ses étudiant·es, travaillant sur les questions de discrimination, à simplement repérer la classe sociale dans l’espace public, comme si même l’homosexualité était plus visible que des vêtements élimés et les atteintes aux corps que subissent les plus pauvres d’entre nous. Et tel auteur qui se réclame de l’intersectionnalité, cette articulation entre dominations fondées sur la race, la classe et le genre, entretient le cliché selon lequel les classes populaires sont composées de beaufs homophobes. Cette notion d’intersectionnalité a du succès dans les milieux de gauche mais Bernabé fait le constat de lignes parallèles, voire d’empilement d’identités en concurrence, même là où elles promettaient de s’imbriquer avec la question de l’exploitation dans le régime capitaliste.
Mais, contrairement à la vieille gauche avec ses fronts tellement secondaires qu’ils sont à vrai dire sommés de disparaître, Bernabé refuse de jouer la lutte des classes contre les luttes pour la reconnaissance, tant le symbolique et le matériel sont imbriqués : il est « difficile de séparer les questions de représentation et de redistribution, parce que les discriminations fondées sur le genre, la couleur de peau, l’orientation sexuelle sont fréquemment liées à l’exploitation économique » et à des violences bien matérielles. Parmi les activistes de la « diversité », il en crédite certain·es qui réussissent cette articulation (c’est possible, je citais ici quelques chantiers féministes qui ont pris à bras le corps ces questions), sans perdre trop de temps à conspuer les autres. Car dans l’impasse actuelle, il n’identifie pas seulement l’impuissance de la gauche à remettre en cause un ordre économique toujours plus dur et inégalitaire. Il s’inquiète surtout d’une montée du fascisme qui profite de chaque posture aux accents moralisateurs et bienveillante envers les minorités pour faire polémique et se poser en défense de la majorité opprimée ou en seule critique libre du « système » : « Le pire est que la plupart des gens ne perçoivent pas cette instrumentalisation hypocrite de la diversité. Ils y voient juste de la discrimination positive, ce qui finit par se retourner contre les groupes minoritaires eux-mêmes ». Tout en donnant à l’extrême droite une image subversive. Le peuple de gauche, coincé dans l’ornière néolibérale, ne semble avoir pour seule alternative que l’indignation.
Elle s’exprime en effet de manière assez semblable sur Twitter par des sociaux démocrates bon teint et par des militant·es plus radicales. Il s’agit dans tous les cas d’affirmer qui l’on est, contre la saleté d’un ministre ou la sortie d’un polémiste, et de mettre en scène son opinion, voire les grandes qualités intellectuelles et morales qui vous on fait l’adopter, sans plus chercher à convaincre l’autre ni même à entrer en dialogue. Bernabé donne l’exemple de cette mobilisation virale d’un type isolé qui proposait d’aller crier son désespoir à l’occasion du premier anniversaire de l’élection de Donald Trump… sans proposer un autre programme et d’autres actions pour s’attaquer en profondeur à tout ce qui a entraîné l’avènement du président états-unien. Il faut ici dire que l’auteur a la tâche plus facile qu’un théoricien anarchiste pour proposer des pistes concrètes puisqu’il est proche d’une gauche anticapitaliste très organisée et qui a un programme tout prêt.
Sans manquer de théorie ni même de références savantes, le propos de Bernabé est largement illustré par des faits tirés de l’actualité plus ou moins récente, des happenings d’Edward Bernays (publiciste qui fit passer la consommation de tabac pour une avancée féministe) aux bijoux de Theresa May, Première ministre britannique conservatrice mais néanmoins fan de la communiste (stalinienne) Frida Kahlo. Par exemple, à propos d’un cortège des Rois mages qui fit polémique en Espagne en raison de la tentative d’y inclure un char de Rois queer, Bernabé note tous les écueils du piège identitaire. La maire de Madrid en profite pour se poser à moindre coût du côté du progrès social quand par ailleurs elle accompagne la relégation des classes populaires, chassées de la ville par la spéculation immobilière et la gentrification. L’extrême droite en tire également profit en offrant des réactions spectaculaires et bien reprises dans les médias, qui légitiment le catholicisme d’État et l’homophobie. Les personnes LGBT pourraient se sentir mieux représentées par des Rois mages queer mais est-ce que cela contribue vraiment à lutter contre les discriminations et les violences qu’elles subissent ? L’auteur donne en contre-exemple de ce type d’activisme très visible des actions qui pourraient être menées dans le champ éducatif… mais qui ont un coût plus élevé incompatible avec les politiques d’austérité. Et prône plutôt le dialogue que la provoc ou la pose radicale. Je suis globalement d’accord avec lui, car ce n’est pas en exhibant la fierté de ses idées qu’on convainc et qu’on empêche l’extrême droite de convaincre. Aujourd’hui la capacité à dialoguer et le compromis sont peut-être plus subversifs qu’une posture radicale irréprochable (3). Mais son exemple m’évoque l’ABCD de l’égalité (4), une action qui entre dans le cadre posé par Bernabé et qui a néanmoins été victime de l’activisme médiatique de l’extrême droite… et du manque de volontarisme d’une gauche de gouvernement qui avait justement beaucoup misé sur la diversité pour faire oublier sa poursuite d’un agenda néolibéral.
Bernabé convainc car dans sa critique des gauches face à la politiques des identités, il ne cède pas non plus au narcissisme de la petite différence qui exigerait des positions à l’emporte-pièce et un mépris martial pour les minorités. Sa critique est subtile et exprimée avec beaucoup de générosité. Espérons que ça l’aidera à convaincre celles et ceux qui ont pu perdre de vue la fonction de ces luttes dans l’agenda des classes dominantes.
(1) Je précise ici que Patrick Marcolini est l’initiateur d’un dossier de la revue L’An 02 (« Altercapitalisme », voir En attendant l’an 02, Le Passager clandestin, 2016) que nous avons coordonné ensemble et que ses réflexions m’ont beaucoup aidée à penser les questions que j’ai développées dans Égologie (Le Monde à l’envers, 2017).
(2) J’ai raconté ailleurs comment un auteur, qui consacre un temps précieux à me lire pour m’accuser vaguement de manque de radicalité, avait enfumé ses camarades en prétendant être « un jeune gars de milieu populaire » alors qu’il vient du même milieu qu’Emmanuel Macron. Et il n’est pas rare, dans les milieux de gauche, de voir des personnes définir leur classe sociale en fonction de celle de leurs grands-parents, passant sous silence l’ascension sociale de leurs parents, ou bien en confondant avec le lumpenprolétariat des travailleurs qualifié·es aux rémunérations modestes.
(3) Bernabé condamne en bloc « l’écriture inclusive » et ses formes les plus créatives (mais considérées comme choquantes et peu lisibles), au motif que le langage ne fait que refléter la domination sans en être la cause. Convaincue qu’il s’agit d’un dialogue à deux sens entre langage et pouvoir, je l’ai adoptée il y a plus de vingt ans. Mais, comme le recommande Éliane Viennot, j’ai fini par préférer, notamment sous les reproches de mon oncle de droite, fidèle lecteur de ce blog, ses formes les plus discrètes (un seul point médian, pas de « lecteurices » ou de lettres en capitale) car je tiens à la fonction de communication plus qu’à celle plus identitaire de marqueur de radicalité.
(4) Outil pédagogique mis en place par l’Éducation nationale pour lutter contre les stéréotypes de genre et pour l’égalité filles-garçons, finalement abandonné par la ministre de l’éducation, Najat Vallaud-Belkacem, sous le quinquennat de François Hollande.