Féminisme : se ressaisir des questions économiques
Par Aude le mercredi, 30 juin, 2021, 09h04 - Textes - Lien permanent
Quand certains hommes croient devoir commenter l’actualité du féminisme, c’est pour dire quelles sont les bonnes idées et les mauvaises, les bonnes féministes et les mauvaises, ce à quoi le féminisme doit s’intéresser (pas à remettre en question leur confort et leur pouvoir). Il n’y a pas de bonnes et de mauvaises féministes, il n’y a que des questions à discuter, des choix qui peuvent être interrogés et parfois des propos regrettables. Aujourd’hui j’ai envie de mettre l’accent sur un chantier qui a été un peu délaissé mais qui semble resurgir. Cela ne signifie pas qu’il soit plus important que d’autres qui ont plus été au centre de nos préoccupations ces dernières années. Au contraire, tout s’imbrique, la réalité matérielle est une conséquence des représentations genrées et des injonctions sexistes, les violences sexuelles se nourrissent des violences économiques. Mais ces questions économiques se rappellent à notre attention (1).
Le genre du capital
L’an dernier est paru un ouvrage important concernant l’argent des femmes et le « genre du capital ». Céline Bessière et Sibylle Gollac y démontrent que le droit, pourtant égalitaire dans le cas des successions et protecteur dans celui des divorces, est contourné lors de ces deux moments importants pour assurer une plus belle part aux frères et aux maris. Les inégalités de revenu, les inégalités professionnelles font avec ces inégalités de patrimoine un cercle vicieux. C’est par exemple parce que les femmes connaissent plus d’obstacles dans leur vie professionnelle que les entreprises et outils de production leur sont moins volontiers cédés qu’à leurs frères. Et alors que les femmes dans des couples en charge d’enfants ont du mal à mener des carrières complètes (particulièrement quand celles-ci sont moins gratifiantes), lors des séparations ni leur travail gratuit ni le sacrifice de leur vie professionnelle ne sont reconnus et leur besoin de soutien économique de leur ex-compagnon est mal pris en considération par les juges.
Les autrices du Genre du capital, sollicitées pour examiner une loi « visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle », dressent ici un véritable programme des chantiers pour lutter contre les inégalités économiques entre femmes et hommes.
Déconjugaliser l’AAH… en attendant l’imposition individuelle
De ce programme, qui pourrait avec profit être soutenu par des féministes réformistes ou nourrir la réflexion de féministes anti-capitalistes, je retiens un élément qui est l’individualisation de l’impôt. Là encore, il y a du nouveau avec la revendication d’individualisation de l’allocation adulte handicapé·e. En l’absence de revenu, quand les personnes ne sont pas en capacité de travailler ou d’être recrutées (2) en raison de leur handicap sont en couple, il est entendu qu’elles sont à la « charge » de leur conjoint·e et n’ont pas besoin de la solidarité nationale. (Cet article de Caroline Boudet, qui rend compte des batailles autour de la déconjugalisation de l’AAH, fait remarquer que les personnes handicapées voient cependant leur revenu individualisé quand elles vivent chez leurs parents (3).) Cette présomption de solidarité met les personnes dans une situation de dépendance à l’égard de la personne du couple qui travaille (4) et somme les couples de vivre à deux avec le revenu d’un·e seul·e. Cette mesure, qui permet à l’État de faire de petites économies en réduisant les versements de cette allocation, n’est favorable aux personnes que dans le cas où le ou la conjoint·e gagne très, mais alors très bien sa vie, car le fait d’avoir un·e conjoint·e handicapé·e « à charge » sera compensé par des baisses d’impôt. Dans toutes les autres situations, elle est une difficulté de plus.
Au-delà de l’AAH, c’est toutes les personnes plus fragiles économiquement, qui n’ont pas de carrières continues ou de revenus pleins, qui gagneraient à voir leurs impôts ainsi que leur accès à l’aide sociale individualisés (5). Aujourd’hui, quand une femme quitte un conjoint (par exemple pour violences) elle doit lui demander la faveur de bien vouloir témoigner de leur séparation pour recevoir des aides de la CAF, aides exceptionnelles (donc laissées à l’appréciation de l’administration) car les minima sociaux sont normalement dus sur la base des revenus des trois mois précédents et/ou de l’année -2, soit des revenus du couple à ces périodes (6).
À tou·tes les autres, cette conjugalisation pose aussi problème. Le revenu de la personne qui gagne le moins bien sa vie (dans les trois quarts des cas, c’est une femme) est imposé avec celui de la personne qui la gagne mieux. C’est à dire que ce revenu est imposé sur des tranches plus élevées que si cette personne vivait seule. Au moment de calculer les coûts et bénéfices d’un salaire moindre, du salaire de la personne dont il est dans le cas des femmes entendu qu’elle est en charge de tâches domestiques qui devront peut-être être externalisées (garde d’enfants) si elle travaille, il faut en outre penser que ce salaire « en plus » sera largement imposé car sur des tranches encore plus élevées que le salaire de celui ou celle qui contribue principalement aux revenus du ménage.
Dans son ouvrage Pour une théorie générale de l’exploitation, Christine Delphy montre en outre que l’imposition par ménage est une aide aux hommes hétérosexuels en couple et aisés qui n’est pas accordée aux hommes célibataires. Or les hommes en couple reçoivent les bénéfices du travail gratuit d’une femme (travail domestique, d’élevage, organisation du ménage, travail affectif et parfois sexuel (7)) et c’est sans doute pour ces raisons qu’ils ont de plus belles carrières et des revenus supérieurs aux hommes célibataires.
L’emploi domestique, point aveugle du féminisme ?
Il reste aussi dans ce chantier à regarder en face la question de l’emploi domestique. C’est parfois compliqué, quand les féministes qui ont le plus la parole dans l’espace public sont des femmes blanches et bourgeoises qui recourent massivement à ces services pour compenser un partage des tâches inéquitable dans leur couple ou un surtravail des deux partenaires, également engagé·es dans des occupations aussi exigeantes que prestigieuses.
Mais l’aide publique à l’emploi à domicile est une politique anti-redistributive scandaleuse, comme l’expliquent Clément Carbonnier et Nathalie Morel dans Le Retour des domestiques. Elle accompagne la disposition à payer des ménages : les plus riches sont ceux qui consomment le plus de services domestiques et gagnent donc le plus en crédit d’impôts. Elle nous coûte cher : 3,8 milliards par an, c’est le prix d’un minimum social pour les jeunes de moins de 25 ans. Cet argent serait plus efficacement dépensé dans la création d’emplois de service public. Or aujourd’hui, ces besoins sont pris en charge par le marché, en grande partie sur des budgets dont l’État se prive. Cette situation ne répond pas aux besoins des ménages pauvres (les enfants du tiers des familles les plus pauvres sont cinq fois moins susceptibles d’être gardés que ceux des familles riches, ce qui les prive d’une socialisation précoce comme leur mère d’opportunités professionnelles) et ils entretiennent un emploi de faible qualité alors que les nounous, les femmes de ménage et les assistantes de vie, ces premières de corvée, souvent des femmes non-blanches, méritent une meilleure reconnaissance de leur travail.
Les aides publiques dédiées à l’emploi domestique font l’objet d’une véritable guerre, documentée ici par Timothée de Rauglaudre, et dont nous ignorons même qu’elle fait rage. Là se joue une question importante, qui nous engage à penser ensemble les rapports de sexe, race et classe. Comment penser le soin en démocratie ? C’est l’invitation qui nous est faite par Geneviève Fraisse.
Ces trois questions très actuelles, et il y en a encore d’autres (7), nous invitent à reprendre le chantier de nos conditions de vie matérielles, d’un féminisme qui s’attaque aux inégalités économiques. Sans oublier les autres…
(1) Rien de nouveau, il s’agit là d’un retour à des questions traitées de longue date.
(2) L’AAH est versée aux personnes qui ne sont pas en mesure de travailler mais aussi à celles qui ne peuvent obtenir un emploi… car elles sont discriminées sur le marché du travail et car leurs potentiels employeurs préfèrent embaucher des personnes valides. Belle ambition, que d’assurer le seul revenu (modeste) de toutes ces personnes aux dépens de leur inclusion sociale. C’est une question que j’ai abordée indirectement dans Le Revenu garanti, une utopie libérale mais j’espère le refaire plus frontalement.
(3) Je ne sais plus si c’est toujours le cas mais une résidence au sein de la famille faisait perdre le bénéfice d’une somme de centaine d’euros au titre de l’autonomie.
(4) Les allocataires du RSA subissent comme celles et ceux de l’AAH la perte de leurs ressources au moment de cohabiter avec une personne qui gagne plus qu’elles et eux. Le couple doit alors vivre à deux avec le revenu d’une seule personne ou cacher le statut de couple (alors que la cohabitation entre personnes de sexe opposé est a priori suspectée).
(5) Alors que l’impôt est prélevé à la source pour les personnes qui ont la chance d’en payer, celles qui vivent de minima sociaux doivent parfois s’assurer de pouvoir vivre avec leurs revenus d’il y a deux ans… Le délai entre un revenu et sa prise en compte a été récemment raccourci pour les personnes en emploi mais rallongé pour les personnes qui ont plus de difficultés économiques.
(6) Le viol conjugal a été reconnu dans le jurisprudence au tournant des années 1990 et le statut de conjoint est désormais une circonstance aggravante du viol mais le « devoir conjugal » existe toujours.
(7) La rémunération des femmes, leurs retraites sont encore d'autres chantiers. Voir ici un aperçu par Hélène Périvier.