La prévention et la responsabilité, c’était nous
Par Aude le mercredi, 9 juin, 2021, 08h29 - Textes - Lien permanent
Le minibus filait sur l’autoroute, ramenant à Paris les dernier·es participant·es d’un séminaire écologiste. Sur l’un des ponts autoroutiers, ce slogan d’Extinction Rebellion : 48 000 morts prématurées sont dues chaque année à la pollution de l’air (1). Parce que ces morts nous importent, nous n’avons jamais proposé que les personnes fragiles restent chez elles pendant que nous autres (2) continuerions à polluer. Alors que les autorités nous opposaient une inertie coupable, nous proposions plutôt d’entamer ensemble une décroissance organisée et équitable des transports. La prévention et la responsabilité, la reconnaissance de notre interdépendance, c’était nous. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et nous, les écologistes, avons en partie rejoint la masse des jouisseurs qui refusent de négocier leur mode de vie, quand ce n’est pas les rangs d’une extrême droite libertarienne qui hurle à la « dictature sanitaire » quand sont prises des mesures collectives contre la circulation du Covid. À la dictature sanitaire, nous n’avons pas opposé de démocratie sanitaire mais un libéralisme sanitaire, pour le dire poliment.
Ayant constaté que la première rencontre de quinze personnes du dit séminaire écologiste s’était tenue sans masque en intérieur ni aération des pièces ni déplacement des réunions à l’extérieur, je m’étais adressée en privé à l’organisateur (dont je tairai le nom, le sien et ceux des suivant·es, par charité et pour ne pas réduire le débat à quelques figures puisqu’il nous concerne tou·tes), lui demandant quelles mesures seraient prises. Celui-ci ne m’avait pas répondu puis avait diffusé les instructions fort sévères de la fondation qui nous accueillait gracieusement. (Fort sévères mais un peu limitées puisque les femmes qui assuraient le service des repas sur des tables en demi-jauge et disposition « en quinconces » refermaient les fenêtres que j’avais ouvertes à fin de prévention, même en l’absence de courant d’air. Bien que l’aération soit un geste de réduction des risques aussi important que le port du masque, il ne figure pas dans tous les protocoles.) Or, une fois sur place la moitié des participant·es a tombé le masque en intérieur, petit à petit presque tout le monde a suivi et à la fin nous n’étions plus que quatre à le porter. Signe que le port du masque n’est pas un choix individuel, d’abord parce qu’il s’agit non pas de se protéger soi mais les autres d’une éventuelle contamination et parce que les efforts sont plus faciles à faire quand ils sont partagés, quand nous sommes d’accord sur un objectif commun : ne pas nuire aux autres, celles et ceux qui sont présent·es et leurs contacts plus ou moins proches qui pourraient contracter la maladie par notre faute.
Personne n’a mis la question sur la table et il n’en a été question que dans des bribes de conversation. M., qui porte le masque au début, me corrige quand je parle de « libéralisme sanitaire » car pour lui il s’agit à proprement parler d’une attitude libertarienne. B. m’explique qu’il porte différents masques selon la situation, notamment un FFP2 dans les transports en commun pour ne pas être contaminé. Étrangement, il porte ici en continu un masque peu efficace alors que la situation me semble bien plus risquée que dans le métro. T., qui porte lui aussi le masque au début, a été cloué au lit deux semaines entre nos deux rencontres et il ne le souhaite à personne. Il n’a été question de porter le masque pour ce groupe que quand se sont imposées les exigences de l’extérieur : l’injonction du coordinateur lors d’une visite des gendarmes puis le recadrage musclé du cuisinier sur le port du masque pendant les déplacements dans la salle à manger, avec rappel des risques de fermeture administrative des lieux. Nous ne sommes pas chez nous – mais cela n’empêche que nous fassions ce que nous voulons tant que la menace de coercition reste abstraite. Le respect pour les choix de la fondation qui nous accueille royalement compte pour rien dans la balance de nos choix.
« Oui mais au final personne n’est tombé malade. » En effet, il est possible que personne ne tombe malade suite à ce séminaire. Mais cela désavoue-t-il feue notre vision du risque et du principe de précaution ? La dernière fois que j’ai regardé, c’est les élites productivistes qui étaient riscophiles, qui se satisfaisaient que des catastrophes nucléaires aient eu lieu ailleurs mais pas en France pour prédire que ça n’arriverait jamais chez nous (quand bien même nous avons fait l’expérience d’incidents mineurs et très nombreux). Ces hommes bourgeois qui nous gouvernent ont été élevés dans des milieux protégés, ils ont bénéficié toute leur vie d’une belle assurance (matérielle et morale), ils prennent des risques dont ils sont les derniers à subir les éventuelles conséquences. Ils chient depuis des décennies sur le principe de précaution et moquent les craintes excessives des écologistes – quand bien même elles finissent inéluctablement par être justifiées et quand bien même l’« heuristique de la peur » qui les fonde serait bien plus fine que les caricatures qui en sont faites.
Ce principe de précaution ne semble plus une vision partagée de l’écologie politique. Dans les milieux écologistes que je fréquente, cette dernière année nous avons annulé des rencontres, nous en avons organisé certaines avec un niveau élevé de réduction des risques et d’autres sans aucun geste de précaution (ni aération, ni port du masque, densité de participant·es élevée). Nous n’étions visiblement pas tou·tes sur la même ligne. Sans surprise, ce sont les endroits où aucune mesure n’a été prise qui ont contaminé leurs participant·es, pas les autres. À ma connaissance personne n’en est mort·e directement, il n’a été question que de sales crèves, de semaines passées au lit, de toux qui durent des semaines, d’isolement et de dépression. Et de contribution à la circulation d’une maladie qui a tué plus de 100 000 personnes dans le cours d’une année, soit deux fois plus que la pollution de l’air. On s’en fout ? On s’en fout, disent certain·es, ces personnes sont majoritairement vieilles et elles ont eu une belle vie (manière de dire qu’elles sont désormais improductives). Maintenant c’est aux enfants et aux jeunes qu’il faut penser et ils doivent apprendre la liberté absolue de rester le nez à l’air même si papi doit en crever. Qu’importe que ce qui fait notre humanité, ce soit le soin aux personnes vulnérables. On a trouvé des restes humains qui montrent que des groupes préhistoriques s’encombraient de vieux inutiles qui marchaient avec difficulté mais aujourd’hui, jusque dans les discours écologistes, la vie de ces personnes semble de trop. Surnuméraires, les vioques. Adios les boomers (je précise que lors du séminaire des septuagénaires acceptent de se mettre en danger par négligence ou politesse). Sous prétexte de prioriser la jeunesse, on sacrifie la vieillesse (et les gros·ses et les immunodéprimé·es et les malades chroniques, etc.). Et l’on parle de confiner les vieux, tiens, comme si c’était simplement faisable de confiner les vieux mais aussi leurs soignant·es, les familles de leurs soignant·es, sans réinventer la léproserie. Sans laisser des personnes mourir d’isolement et comme si se priver de leur compagnie était moins rude que de se contraindre à mettre un bout de tissu sur sa gueule.
Telle qui par ailleurs nous offre des analyses fines et documentées de la société industrielle s’insurge cette année dans Reporterre : pourquoi doit-on mettre un masque quand on n’est pas malade ? Rappelons-lui que le Covid est souvent asymptomatique (les malades s’ignorent donc), que la période de latence avant que les symptômes apparaissent est entre une et deux semaines, et enfin que les tests ne sont probants que sept jours après un contact. Nous ne connaissons pas notre état de santé lors de contacts alors oui, les libertariens US ont raison au moins sur un point, le masque est un face condom, une capote pour le visage. De même que nous prenons des précautions qui s’avèrent parfois inutiles dans nos rapports sexuels avec de nouveaux/elles partenaires, de même il nous appartient de lutter contre la circulation de ce virus en prenant cette précaution. Comme beaucoup, je ne souhaite pas que nos mesures de précautions incluent l’abstinence, en réduisant notre vie sociale (c’est la pire option, la mesure de dernier recours) mais en la menant avec des gestes simples, pas spécialement agréables mais au fond peu contraignants. Comme porter un masque ou ouvrir une fenêtre.
Depuis mai 2020 je suis étonnée de voir les critiques se focaliser sur un bout de tissu (« alors, tu es pour ou contre le masque ? » me demande un auteur anti-indus pourtant plus fin que ça d’habitude, comme si le rapport coût-bénéfice du masque était le même partout, comme si on pouvait aimer le masque en soi). La gestion des circulations dans les espaces intérieurs est autrement plus infantilisante (et inutile, on ne chope pas le Covid en croisant une personne infectée) et en matière de libertés publiques, rappelons que la lutte contre un arsenal de lois autoritaires est autrement plus importante que nos nez à l’air. Cerveaux non disponibles fait le point ici sur l’activisme anti-masque : « Le masque permet de limiter la propagation du virus », point final, alors abandonnons cette cause à l’extrême droite qui s’en est emparée, nous avons de plus belles luttes à mener. D’autres voix non-autoritaires s’élèvent ici, là et là encore pour rappeler aux activistes anti-masque qui prétendent avoir des valeurs de solidarité que tout le monde n’a pas de revenu régulier ou de protection sociale et que tomber malade peut mettre en difficulté une personne en auto-entreprise ou qui travaille au noir, leur rappeler aussi que certain·es d’entre nous ont une santé plus fragile, que d’autres vivent entassé·es dans des foyers ou des squats ou des prisons et que cette promiscuité fait mathématiquement exploser le risque d’être contaminé·e. Aux USA, les personnes noires ont été plus touchées par l’épidémie et sans surprise ce sont elles qui demandent les mesures de protection les plus fortes, elles qui sont le plus rétives à renvoyer leurs enfants à l’école. Mais en France des membres (écologistes radicaux) de la petite bourgeoisie enseignante incitent dans leur déclaration « leurs pairs à utiliser toutes les marges de manœuvre dont ils disposent pour alléger et réduire le port du masque à l’école ». Peut-être parce que quand on aime son métier, il faut accepter comme une fatalité de passer trois semaines à cracher ses poumons ? Peut-être parce qu’ils et elles n’ont pas compris que les gosses qui se mélangent à l’école ont aussi des familles, une maman en surpoids, un papa malade, une mamie qui fait partie de leur vie, qu’on le veuille ou non ?
Au fond, quelle est leur proposition ? Ni la vaccination, apparemment, ni l’acceptation de la maladie comme une punition divine, façon témoins de Jéhova, mais alors quoi, le déni ? Il n’y a pas eu de morts du Covid ? T. n’est pas resté deux semaines au lit, je n’ai pas toussé pendant trois semaines, mon ami n’a pas passé un mois sous respirateur, mes amies n’ont pas vu leur père mourir de syndromes respiratoires aigus ? Ou bien prônent-ils et elles encore l’immunité de groupe ? Le truc que Boris Johnson, grand leader écologiste anti-autoritaire s’il en est, a été contraint d’abandonner devant l’ignominie que constituait le refus de soin aux personnes en détresse au motif que les places sont toutes occupées ? Ou bien de multiplier par dix puis vingt puis trente les capacités d’accueil hospitalières en formant du personnel soignant en quelques semaines, qualité de soin garantie ? Le nombre de cas, d’admissions hospitalières et de morts sont étroitement corrélés et plus on laisse la maladie filer jusqu’au nombre d’admissions encore possibles (comme ce fut le choix de Macron cet hiver), plus on accepte qu’une proportion significative et toujours à peu de choses près égale de personnes en meure. Ou comment le discours qui condamne bien légitimement l’austérité en matière de soins ne tient plus dans le cadre d’une politique de santé humaniste et non-malthusienne. (Et on risque d’autant plus d’offrir au monde, aux pays qui ont encore moins de moyens que nous pour lutter contre la maladie, des variants inquiétants.)
La critique de la dictature sanitaire n’implique pas un libéralisme sanitaire et l’abandon de chacun·e à ses contraintes plus ou moins merdiques, façon « les sans-pap n’ont qu’à arrêter de s’entasser en Seine-Saint-Denis et venir dans le Tarn mener comme nous des activités vivrières ». Cette critique peut aussi se traduire en une démocratie sanitaire. J’entends bien que les comportements puérils sont une réaction à une gestion autoritaire, vexatoire, violente, inhumaine, cynique, inéquitable, monarchique et pour toutes ces raisons peu efficace de la crise sanitaire. Mais nous n’avons pas à entrer dans un jeu qui justifie l’autoritarisme de papa Macron. Quand on ne souhaite pas être infantilisé·e, le meilleur moyen est justement de ne pas se comporter comme un enfant (dès qu’on ne nous enferme plus chez nous, c’est le retour des sans masque dans le métro et les lieux publics fermés, comme si nous ne comprenions que la trique). Le meilleur moyen est de s’administrer soi-même, de reconquérir son autonomie. J’ai la faiblesse de penser que celle-ci ne peut être que collective. Et qu’elle passe par une information de qualité (disponible ici ou là), par la délibération et par la prise en compte dans nos arbitrages des plus fragiles d’entre nous, économiquement, physiologiquement et psychologiquement, sans postuler que nous sommes tou·tes un membre de la petite bourgeoisie protégée, en parfaite santé et dans la force de l’âge. Gwen Fauchois, dès le 12 mars 2020, nous rappelait quelques leçons de la pandémie de Sida. Nous n’avions pas à chercher très loin.
Notre séminaire écologiste était une micro-société capable d’arbitrer entre la contrainte et le bénéfice sanitaire, au regard de ce que nous savons de la diffusion du virus et sans obéir à des règles sanitaires dictées par en-haut selon des critères qui ne sont pas les nôtres (contrainte minimale sur les activités économiques et maximale sur celles qui ne coûtent rien qu’humainement (3)). Tout dans notre protocole était discutable – hors de la salle à manger, domaine où la fondation faisait appliquer ses (pauvres) règles. Mais nous n’avons pas seulement parlé du virus en amont ou en plénière, nous avons fait comme s’il n’existait pas, ne prenant pas même la peine d’ouvrir les fenêtres de la grande pièce où nous étions trente-cinq alors que c’était un geste qui n’entraînait aucune perte de confort thermique ou phonique. Mélange d’ignorance (qu’une communication sanitaire indigente a contribué à entretenir), de déni et d’égoïsme à courte vue, soit les grandes valeurs des défenseurs de l’automobile, ceux-là même que nous prenions à partie en leur mettant sous le nez 48 000 morts précoces. Ceux-là même qui nous disaient « Je m’en fous, j’assume » quand nous parlions de pollution de l’air. Nous voici à leur place, avec les mêmes mauvais arguments, la même mauvaise foi qui le dispute à la simple ignorance, le même refus de négocier en quoi que ce soit son mode de vie, de faire le moindre effort pour aménager sa vie pour le bien de tou·tes. Voilà qui nous fait dégringoler de notre piédestal de militant·es bien-pensant·es, très fier·es d’être une minorité à la grande valeur morale, moquée par le plus grand nombre. Mais au fond nous sommes des cochons comme les autres. Grouiiiik !
NB : Oui, j’ai déjà abordé plusieurs fois ici chacune de ces questions, suivre le tag Covid-19. La gestion gouvernementale me fout en colère autant que notre incapacité à gérer collectivement cette crise. Les valeurs politiques et morales dont tout cela témoigne de la part de personnes et de groupes avec qui je pensais en partager quelques-unes me font vomir et c’est comme ça que je gère ma colère, mon désarroi, ma honte et mon dégoût.
(1) L’étude a été actualisée cette année et il est question désormais de 40 000 morts. Les causes sont diverses, parmi lesquelles le chauffage des maisons, les épandages agricoles et surtout les transports.
(2) Nous autres, c’est ce tas qui se pense majoritaire et ne prend jamais la peine de se définir. Blanche, éduquée, petite-bourgeoise, je pense y appartenir mais je suis parfois surprise de constater que les femmes n’y sont pas vraiment intégrées.
(3) Le refus du gouvernement français d’entendre que le virus se transmet par les aérosols et non par les mains tient à plusieurs facteurs dont le plantage sur les masques au printemps 2020 ou le fait que le gel hydro-alcoolique est moins cher que l’investissement dans des capteurs de CO2 et systèmes de ventilation. Ou que l’obligation inutile, vexatoire et idiote du port du masque en plein air est moins chère que la fermeture des restaurants et des bars en intérieur. Rozenn Le Saint fait le point dans cet excellent article.