La bourgeoisie de gauche molle

Dans les milieux écolos, féministes et de gauche que je fréquente on trouve un peu de tout : des précaires avec ou sans capital culturel (mais toujours un capital social, parfois acquis au hasard de rencontres, qui permet de ne pas subir les déterminations de sa classe), des petit·es bourgeois·es qui ont des intérêts objectifs à être de gauche et des personnes plus aisé·es qui en ont un peu moins (pour donner un seul exemple, dans une société décente les services de ménage dus aux gens qui peuvent se les payer ne seraient pas pris en charge à 50 % par la collectivité, voir quelques bouquins à ce sujet). J’ai déjà pas mal parlé dans Égologie des conflits de classe à peine cachés qu’on peut observer dans ces milieux plutôt engagés et du rôle qu’y jouent les classes les plus aisées. Je fréquente beaucoup moins, notamment parce qu’elle est moins engagée, la bourgeoisie de gauche molle, mais elle mérite que je lui fasse enfin un sort.

Économiquement, pas de grande différence entre la bourgeoisie de gauche molle et celle plus engagée dont je fais partie (1). Les plus âgé·es ont pu s’acheter leur logement, les autres attendront ou ne pourront le faire que dans une petite ville, une banlieue éloignée ou à la campagne, vu la dynamique d’un marché immobilier libéralisé ces dernières décennies. Ils et elles peuvent néanmoins jouir d’une vie agréable, comme la bourgeoisie de droite : sorties culturelles, restaurants et bars, voyages internationaux, consommation débridée. Les foules des aéroports, le public des compétitions sportives internationales, les familles Ricoré en SUV dans les publicités, ce sont très majoritairement cette classe-là, surreprésentée. Décorer son petit logement, avoir de jolis habits et les derniers gadgets technologiques, boire de bons alcools ou aller voir des concerts à 100 balles la place sont les activités que j’observe dans cette classe, pendant que la bourgeoisie et la petite bourgeoisie engagées cèdent parfois au mode de vie des précédent·es mais mangent plutôt bio, vont au cinéma voir des documentaires, achètent sur le Bon Coin et se payent des billets de train plus chers que la même destination en avion.

J’ai eu le déplaisir ces dernières années de fréquenter la bourgeoisie de gauche molle mais j’ai aussi pu lire ou entendre ses exploits par ailleurs. J’ai réuni tous ces personnages sous les prénoms fictifs de Ben et Nora.

La bourgeoisie de gauche molle a des convictions, hein. Nora est choquée par le vote RN mais sa première réaction devant la menace d’une majorité à l’Assemblée, c’est que la France pourrait avoir tellement mauvaise réputation qu’elle aurait moins d’opportunités d’exercer son métier de prof de français langue étrangère. Qu’importe que Nora ait subi le racisme en France et que les premiers succès du RN en juin aient donné lieu à une recrudescence de violences racistes. Elle n’a rien vu et n’a pas été touchée. La possible victoire de l’extrême droite lui fait un petit frisson (elle risque de vivre un moment historique !) et de toute manière elle rentre bientôt dans son pays riche où elle est là encore racisée mais peut profiter du travail très bon marché de travailleuses migrantes privées de droits. En apprenant la courte victoire du Nouveau Front populaire, Ben s’exclame dans les colonnes de Mediapart : « Je peux sortir de chez moi sans avoir honte de mon pays. » C’est vrai que c’est bientôt les vacances, qu’il va les passer à l’étranger et ce serait dommage de se faire mal voir des budddies qu’il va rencontrer dans ses périples ou de louper un plan cul parce que la France a terni son image. Mais tu sais, Ben, tu n’es pas obligé de t’identifier avec l’endroit où tu es né, comme un vulgaire faf.

Nora aime beaucoup les animaux (surtout les mammifères iconiques), elle envoie des petits emoji tristes sur les vidéos d’éléphants maltraités sur Instagram, où elle suit des comptes de refuges et d’associations naturalistes. Mais elle ne voit pas l’intérêt de trier les déchets organiques, même si le lieu de collecte est en bas de l’immeuble. Elle n’est pas vegan mais elle sait qu’elle devrait, elle l’a entendu quelque part, et elle achète des vins du Nouveau Monde plutôt qu’européens car elle refuse de soutenir la viticulture des pays impérialistes. C’est qu’elle a beaucoup d’illusions et peu de connaissances en matière agricole, ignorant par exemple que dans le Cono Sur ou en Australie les très grandes fermes occupent la plus grande part de la surface agricole et qu’elles n’appartiennent pas à de petit·es paysan·es autochtones mais… à des descendant·es de colons.

Les repas livrés à domicile sont le petit plaisir de Ben mais manger bio, c’est à ses yeux trop cher. Quand on lui parle alimentation, il regrette que les pauvres mangent si mal sans trop se soucier que 40 % de personnes en France fassent des arbitrages contraints ni n’aient le choix de leur alimentation, et qu’une part d’entre eux et elles soient obligé·es de sauter des repas. Il note que ça ne les empêche pas d’avoir des smartphones, pas son iPhone 18 mais quand même (2).

La consommation, qui peut donner aux classes populaires un sentiment d’appartenance au reste de la société et qui leur permet de maintenir des liens (notamment de se connecter à Internet sans ordi à la maison), est au contraire pour Nora et Ben une affaire de distinction. Aussi on les voit souvent se faire des kifs au-delà de leur budget (un restaurant dispendieux, une petite pièce de vêtement luxueuse), peut-être pour exprimer leur liberté de naviguer entre les classes sociales et de rejoindre quand il et elle le désirent les classes véritablement riches. Je les ai souvent vu·es en voyage dans des pays pauvres se plaindre de services moyens alors qu’ils ou elles payaient un prix dérisoire, oubliant que « what you pay is what you get » et s’imaginant que la qualité de services leur est due quel que soit le prix consenti.

Nora est hyper consciente du changement climatique, contrairement à ces salauds de climato-sceptiques aux États-Unis, d’ailleurs ça lui cause quelques angoisses. Mais pas au point de l’empêcher de prendre l’avion dès qu’elle peut parce que les voyages, c’est la rencontre avec l’autre et Paris-Nice en train c’est bien trop long (six heures de train, mais qui a le temps de subir cette douloureuse épreuve ?). Quand je lui fais lire mon article sur le voyage dans le dernier CQFD, elle reconnaît bien là… les autres bourgeois·es, qui sont très dans la consommation. Pas elle, qui arrive à travailler aussi peu d’heures que nécessaire pour se payer tout ce qu’elle veut mais qui voyage avec cinq paires de chaussures pour trois semaines. Un peu comme les aristocrates du début du XXe siècle qui voyageaient avec trois malles prises en charge par le personnel des gares et des ports… mais en classe éco avec changement à Dubaï. Nora ne lira probablement pas mon bouquin entier, c’est trop long (Dévorer le monde, à paraître le 18 septembre aux éditions Payot), mais Julia, une amie qui a le même mode de vie qu’elle, l’attend avec impatience car elle n’a pu s’empêcher de noter qu’aller passer le week-end dans des villes saturées de touristes en essayant d’y faire des rencontres et des visites qui ont du sens, c’est de plus en plus illusoire.

Devant mes ami·es anarchistes, Ben explique qu’il est de gauche mais ne s’est engagé qu’une fois, dans une asso LGBT en classe prépa. Bel engagement qui correspond pile à ses besoins (en plus ça permet de choper, je parle d’expérience). Les ami·es anars l’écoutent poliment sans rien dire, eux qui animent un lieu autogéré dans un département qui cette année vient d’envoyer 100 % de députés RN à l’Assemblée, qui sont membres d’un syndicat et de collectifs qui viennent en aide aux réfugié·es. Le lendemain, quand Ben m’entendra parler avec exaspération à ma meuf, il lui conseillera de me quitter car je suis « violente ». Et comme pour cette fois elle ne l’écoutera pas, non seulement il la laissera tomber mais en plus il mettra leurs ami·es en commun (à l’origine, c’étaient celles et ceux de ma copine) en situation de choisir entre l’inviter elle ou lui. Bel engagement pour les droits des femmes. Ignore-t-il qu’en cas de violences dans le couple, le premier rôle d’un allié est de ne pas couper les liens avec la personne sous emprise, de ne pas la laisser seule sous la coupe de son agresseur (ou de sa meuf abusive, ça arrive mais deux ans plus tard personne d’autre ne s’est inquiété et les parents de ma chérie considèrent que Ben est une sombre merde qui s’est cru le droit de dicter ses ordres à leur fille).

Son mouvement de défenseur des droits des femmes est surtout l’occasion de s’éloigner à moindres frais d’une amie qui lui a été utile pour se faire un réseau à Paris. Après avoir subi des conditions de travail irrégulières, elle est depuis en burn-out et c’est un peu l’équivalent de la peste pour la bourgeoisie productive, c’est probablement contagieux. Six mois après ses 40 ans fêtés dans la compagnie de bourgeois·es (ou aspirant·es à l’être) de gauche molle, elle ne voit déjà plus personne de ces ami·es parisien·nes, pour la plupart d’ancien·nes collègues. Un peu grâce aux mauvais procédés de Ben le proféministe mais aussi parce que si Nora et Ben trouvent bien entendu que le capitalisme débridé, c’est mal, il et elle évitent la conflictualité sociale, on ne sait jamais. Au point de se sentir mal à l’aise quand leurs potes sont en arrêt-maladie et appauvri·es.

Ben et Nora ne nous manquent pas trop, c’est le genre qu’on invite chez soi et qui vous laissent leurs draps sur le lit, leur chambre dégueulasse et du vomi à brosser dans les toilettes, qui ne donnent jamais un coup de main, pensant que c’est peut-être nous qui leur faisons une fleur de leur prêter un appart à Paris ou de les inviter dans une jolie maison de campagne.

Nora vote pour un parti d’opposition de gauche dans son pays et tous les ans elle assiste au rallye du 1er mai, en soutien aux travailleurs et travailleuses migrant·es… qu’elle est bien contente d’exploiter le reste de l’année. Benjamin, lui, a écrit un bouquin intersectionnel dans lequel il articule impeccablement race, genre et classe. Mais au journaliste qui l’interviewe il explique que les classes populaires sont homophobes et que ce sont elles qui votent RN. Quand bien même on saurait que l’homophobie, le racisme et le sexisme s’expriment dans les classes les plus élevées de la société sous des formes plus discrètes et sophistiquées (merci Sylvie Tissot), et quand bien même aujourd’hui on vote RN dans toutes les classes sociales, mêmes celles qui ne dépendent pas de services publics qui se dégradent, même celles qui jouissent encore de leurs privilèges et n’ont aucune raison de se sentir déclassées (merci Stefano Palombarini).

Rien de très stratégique dans les indignations de Nora et Ben. Elles n’ont qu’un but : les flatter, leur rappeler qu’il et elle sont du côté du bien, même quand ça pue le mépris de classe. Qu’il et elle consomment des marchandises ou des idées politiques généreuses, tout est pour elles et eux une occasion de se faire valoir, de partager avec le monde entier leur certitude de penser et d’agir comme il faut.

Cela fait bientôt quarante ans que les classes populaires abandonnent les partis de gauche, communiste et socialiste, car elles font le constat qu’ils roulent plus pour flatter la bonne conscience des Ben et des Nora que pour elles (et surtout pour les actionnaires du CAC 40). Ce constat est bien étayé, la gauche au pouvoir opère des ruptures bien timides et se satisfait trop souvent de réformes sociétales pour ne pas toucher à la répartition inégale des richesses. Ce qui, au passage, changerait vraiment la vie des personnes précaires parmi lesquelles les personnes racisées, les femmes et les personnes LGBT sont surreprésentées. Qu’importe que le RN fasse pire encore et ose présenter un programme économique d’une encore plus grande violence, la responsabilité de la gauche c’est de ne pas se satisfaire de postures à la Nora et Ben.

(1) J’ai appris grâce au sociologue Jean-Baptiste Comby que j’appartenais à la bourgeoisie intellectuelle. Non que je gagne très bien ma vie (je touche un salaire confortable mais plutôt moyen) mais quand on est de gauche et dans les franges « culturelles » (service public, monde associatif, emplois choisis pour autre chose que faire de la thune) le seuil de revenu est moins élevé que pour la bourgeoisie économique.
(2) Pour défoncer cet argument crasseux, lire Denis Colombi dans Où va l’argent des pauvres. Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Payot, 2020 et sur son blog.

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