Luttes LGBTI, luttes des classes ?

En mars 2023, j’ai été invitée par l’UNEF à m’exprimer à l’université Clermont-Auvergne dans le cadre du Festival étudiant contre le racisme et les discriminations. La soirée a commencé par l’intervention d’un membre des Inverti·es qui a présenté ce collectif très présent dans le mouvement contre la réforme des retraites et sa volonté d’inscrire les personnes LGBT en tant que telles dans le mouvement social, notamment en raison du fait que c’est à ce titre que beaucoup sont vulnérables économiquement.

J’ai enchaîné en apportant quelques précisions sur la préhistoire du mouvement LGBT (j’étais la plus âgée dans l’assistance, ayant eu 20 ans en 1997) et en abordant des questions qui me tiennent à cœur. J’étais venue avec deux livres très différents. Le premier, du journaliste espagnol Daniel Bernabé, s’intitule Le Piège identitaire, chroniqué ici, et porte sur la politique des identités sexuelles et raciales, trop souvent perçue comme subversive. L’expression politique de minorités sexuelles n’est pas en soi un danger pour l’ordre établi. Barnabé montre combien la social-démocratie démissionnaire a même utilisé ses réponses aux revendications de ces minorités pour se donner une caution de gauche qu’elle ne méritait plus en raison de ses politiques trop favorables au capital et néfastes aux intérêts des plus pauvres (parmi lesquel·les ces minorités sont par ailleurs surreprésentées, ce que note bien Bernabé). Pensons dans le contexte français au mariage pour tou·tes, seule réforme de gauche de Hollande, par ailleurs responsable de la loi travail, de la mort de Rémi Fraisse et d’une répression politique violente, des cars Macron et de l’adoubement de celui qui depuis six ans fait le marche-pied de l’extrême droite. Rétrospectivement, le mariage pour tou·tes, une réforme par ailleurs insatisfaisante aux yeux de communautés LGBT, a le goût amer d’un quinquennat déjà à droite.

livres-LGBT-classes.jpeg, sept. 2023

Non, l’expression politique de minorités sexuelles n’est pas en soi un danger pour l’ordre établi. Encore faut-il que ce discours résonne avec l’ensemble de la société, qu’il inclue notamment des rapports de domination plus classiques comme l’exploitation capitaliste. Ce fut le cas il y a bientôt quarante ans lors d’une aventure qui fait encore référence aujourd’hui pour les groupes LGBT de gauche, celle de Lesbians and Gays Support the Miners (LGSM), collectif de soutien à la grève des mineurs britanniques en 1984-1985. Je n’y ai pas fait allusion à Clermont-Ferrand mais, ayant l’occasion ici de refaire la soirée, j’apporte un troisième livre, celui de l’historienne Marie Cabadi, Lesbiennes et gays au charbon (EHESS, 2023). La solidarité entre mineurs et lesbiennes et gays n’était pas un fait acquis. D’autres initiatives étaient plus proches de la charité que de la solidarité et l’association Conservative Group for Homosexual Equality a à la même époque apporté son soutien financier aux mineurs opposés à la grève. Les mineurs et les gays avaient en commun l’expérience de la répression policière et d’un mauvais traitement médiatique (les gays en raison de leur mode de vie, les mineurs pour leur engagement) mais la convergence des luttes a été hâtée par des militant·es aguerri·es et elle s’inscrivait dans une opposition très forte au néolibéralisme incarné par Thatcher.

Au contraire, si le militantisme LGBT est depuis une dizaine d’années bien vivant et actif, c’est parfois sur des bases politiques peu solides, voire franchement libérales… à l’image d’ailleurs du reste de la société, centrée sur l’individu, qui sous-estime les déterminations sociales, l’interdépendance entre les personnes, les phénomènes de captivité et qui surestime la liberté de chacun·e, son indépendance et son mérite personnel. Nous avons perdu l’habitude de nous envisager en tant que classe, nous nous voyons comme faisant partie d’une improbable classe moyenne dont se croient membres à la fois des gens qui luttent pour finir le mois et des gens aisés qui pour d’obscures raisons refusent de se penser riches. Nous ne sommes plus capables de nous placer correctement dans un décile de revenu, nous ne savons plus ce qu’est le revenu médian. « Des politiques sociales trop généreuses vont spolier les smicard·es », « les baisses d’impôt vont alléger nos budgets », etc. On peine à mesurer ses intérêts de classe !

Et puis il y a une certaine fierté à se croire dégagé·e des logiques sociales, c’est ce que j’appelle l’anti-sociologisme ou le refus d’admettre qu’on puisse avoir un mode de vie déterminé par son appartenance de classe. Autant on se reconnaît facilement dans son signe astrologique, autant on a du mal à accepter son classement dans une catégorie sociologique. Ce que je veux dire par là, c’est que ce rapport au collectif est parfois assez incohérent, on le récuse mais on a toujours besoin d’appartenance. Conséquence de tout cela, nous peinons à penser des stratégies favorables aux classes auxquelles nous appartenons et préférons l’empowerment individuel (c’est tout le féminisme libéral avec son accent sur les choix individuels des femmes, sur leur attitude individuelle face aux inégalités, etc.). Et le genre, malgré toutes ses définitions comme un rapport social, est souvent perçu comme une caractéristique propre aux individus et une réalité intime.

Des conflits très durs ont lieu entre des camps qui ont deux visions contradictoires de ce qu’est l’appartenance à un genre ou à l’autre. L’un dit que cette appartenance est entièrement déterminée par le sexe, c’est le féminisme qui se dit critique du genre et qu’on appelle féminisme trans-exclusif. L’autre, moins essentialiste et plus constructiviste, considère que cette appartenance est affirmée par la personne et qu’elle auto-détermine son genre. Et c’est sur cette base qu’évoluent les politiques publiques puisque les changements de genre, sur la base des principes de Yogyakarta (2006), sont de plus en plus sur base auto-déclarative dans les régimes libéraux d’Europe, d’Amérique du Nord et du Sud, etc.

Mais le sujet n’est pas si simple, y compris pour les personnes trans (dont je ne suis pas mais je me baserai sur quelques témoignages). Faire du genre une question d’identité singulière, sans droit de regard des autres, c’est louper le caractère social du genre : la construction de catégories binaires, investies de qualités différentes, l’injonction faite de se comporter comme l’exigent les attentes dont est investi votre genre de naissance, etc. Pauline Clochec, philosophe et co-autrice du recueil Matérialismes trans (Hystériques & AssociéEs, 2021), le deuxième livre que j’avais apporté à Clermont-Ferrand, dit à ce sujet : « Tout ça n’est pas une question d’identité, c’est une question d’appartenance collective, ce n’est pas d’âme que tu changes. Cette idée de "se sentir femme", je n’ai aucune idée de ce que ça voudrait dire, par contre je sais ce que c’est qu’être une femme socialement, en termes de possibilités de carrière, de traitement par les collègues et dans la rue, dans le métro, de comment se répartit la parole dans un groupe. Ce qui change vraiment c’est l’appartenance à un groupe marqué socioéconomiquement, c’est-à-dire à une classe, une classe de sexe. » Clochec, qui appartient à un courant matérialiste trans, n’utilise pas l’expression « transidentité » et encore moins l’expression « transsexualité » qui a un gros passif psy, elle parle donc de « transitude ».

Pour la blogueuse de « Raymond reviens, tu as oublié tes chiens », un blog tenu entre 2015 et 2017, « la transitude, c’est un fait social qui vient de la constatation, par la société, que la personne a un genre qui ne correspond pas au sexe qu’on lui a assigné à la naissance ». Pour elle, « trans étant un fait social, on ne s’auto-identifie pas trans. De fait, on l’est si on transitionne ou si on en a l’intention ; on ne l’est pas si on ne transitionne pas et n’en a pas l’intention ». Julia Serrano, autrice du Manifeste d’une femme trans (réédité par Cambourakis, 2020), fait elle aussi état de l’importance du regard de l’autre dans sa transition. Elle se déterminait plutôt comme non-binaire mais son expression de genre (vêtement, attitude, soin du corps) a renvoyé aux autres l’image d’une femme. Et elle dit avoir accepté cette identité. C’est un dialogue complexe que je simplifie ici.

Pendant des années les personnes trans ont eu le droit de changer de genre sous conditions très rigoureuses et humiliantes : un parcours psychiatrique, une orientation sexuelle hétéro, une chirurgie de réassignation sexuelle et une adhésion forte aux normes de genre. Désormais dans de nombreux pays on l’est sur simple déclaration et ça me semble louper encore ce qu’est vraiment le genre : une réalité sociale, ni sentiment personnel, ni fait dicté par la biologie.

Se sentir femme (ou homme) n’est pas l’alpha et l’omega de l’appartenance de genre, c’est plutôt un préalable indispensable, ensuite on appartient à une classe par la manière dont on se présente aux autres, par l’expérience partagée qu’on a. Ici je dois préciser deux notions : l’expression de genre et le passing. Le passing, c’est ce qui fait qu’une personne trans peut ou non être perçue comme une personne cis du même genre. Le passing appartient aux autres. L’expression de genre, en revanche, appartient entièrement à la personne, c’est sa manière de se présenter aux autres. Une manière plus ou moins spontanée ou contrainte selon la personne ou le contexte. Les personnes cis en font aussi l’expérience, avec des enjeux souvent bien moindres (s’habiller pour sortir, pour passer un entretien d’embauche renseigne les autres sur qui vous êtes ou sur vos intentions). On utilise les codes au premier degré, on joue avec, dans tous les cas on les reconnaît.

Aujourd’hui en France la procédure de changement de genre est un peu particulière. Elle ne psychiatrise plus et n’exige plus une évaluation médicale de la conformité au genre souhaité. Mais elle ne fonctionne pas non plus par auto-détermination. C’est une procédure qui depuis 2017 se fait devant un·e juge et où la personne apporte des témoignages attestant qu’elle se présente aux autres comme appartenant au genre qu’elle souhaite voir reconnaître. Ces témoignages peuvent être écrits, c’est une procédure simplifiée.

Dans les milieux de gauche, féministes trans-inclusifs, quand on pratique la non-mixité on s’en tient souvent à l’auto-déclaration parce que c’est plus simple pour tout le monde, plus généreux. Mais c’est une vision assez individualiste et libérale, qui ne suppose pas de reconnaissance mutuelle et qui surinvestit la liberté individuelle. Au point de se heurter à la mauvaise foi car ça coince assez souvent. Personnellement, j’ai été confrontée à pas moins de trois reprises depuis 2015 à des personnes avec une expression de genre masculine sans ambiguïté (habillement, pilosité faciale entretenue) qui se déterminaient comme femmes au moment d’accéder à un lieu non-mixte. Récemment on a vu aussi un homme cis hétéro masculiniste faire reconnaître en Équateur une identité de femme sur simple déclaration (tout en disant en costard-cravate qu’il n’avait pas changé de sexualité parce qu’il ne tenait pas à être perçu comme gay) car, selon lui, les femmes sont suravantagées dans les cas de divorce. Les asso trans ont répondu que la loi n’était pas faite pour ça et en effet la loi ne prévoit pas la mauvaise foi.

Je vais finir sur la question de la non-binarité. J’ai moi-même une expression de genre plutôt ambiguë, je fais une taille d’homme, et je m’habille souvent dans leur rayon, tout ça me vaut d’être souvent mégenrée (surtout l’hiver quand on ne voit pas bien mes fesses et mes seins généreux, et encore plus avec un masque) mais je ne me dis pas non-binaire car je trouve ça plus puissant de me mettre du côté des femmes, c’est une identité politique. Et de fait, toutes les personnes avec lesquelles j’ai des interactions suivies m’identifient comme une femme et me traitent en fonction. Je m’amuse un peu, je vous avoue, de femmes avec des expressions beaucoup plus féminines que moi (petits souliers et pantalon moulant) qui se disent non-binaires. Car on a beau dire et on a beau faire, nous sommes des femmes socialement, voir la définition de Pauline Clochec. Ce n’est pas le même vécu pour une femme de refuser les normes de genre ou de s’y identifier fortement ; parfois être hors norme est plus difficile, parfois c’est plus avantageux (je pense notamment au couple hétéro). Mais globalement les femmes conformes et celles qui sont non-conformes vivent toutes des vies de meuf, j’en parlais ici. La situation est un peu différente pour des hommes qui ont des expressions de genre ambiguës ou perçues comme peu masculines. Ils mènent des vies d’hommes, avec parfois le désavantage évident d’un décalage d’avec la masculinité dominante, mais malgré les effets de hiérarchie entre hommes, la masculinité se définit en contraste avec les femmes.

En tant que féministe et femme, personne qui se fade la violence contre les femmes au quotidien, dans des versions symboliques ou adoucies le plus souvent, je suis assez sceptique sur les hommes et les garçons qui souhaitent mettre à distance la masculinité, pour investir une position sociale qui leur plaît, par le simple effet de leur auto-déclaration comme « non-binaires ». Je ne peux pas me payer ce luxe, je suis perçue comme une meuf la plupart du temps et traitée comme telle. Je trouverais super d’avoir des alliés qui montrent aux autres hommes qu’il y a d’autres masculinités que celle qui domine. Quand j’en vois expliquer, au contraire, que justement ils ne sont pas hommes ou garçons, je l’ai mauvaise non seulement de perdre un allié mais aussi de voir renforcé un stéréotype de genre : quand on n’est pas viriliste, on n’est pas vraiment un homme, on est non-binaire. Et accessoirement de devoir rappeler les bases d’une non-mixité qu’ils dévoient. Vous n’aidez pas, vous ne nous aidez pas.

Certaines attitudes sont franchement contre-productives. Il y a quelques années, un débat à la télé sur la situation du mouvement LGBT donnait la parole à trois hommes cis. Quand une lesbienne l’a fait remarquer, un des hommes s’est identifié comme non-binaire – malgré une barbe et ce que des féministes appellent le privilège d’apparaître en public avec une apparence négligée sans se le voir reprocher. Alors qu’il avait jusque là bénéficié de l’autorité que le fait d’être perçu comme homme donne à sa parole, il s’identifiait comme non-binaire et la remarque de cette femme tombait à l’eau. Cet homme représentait l’Inter-LGBT, une coordination associative que nombre d’associations féministes avaient quittée car les lesbiennes n’y étaient pas entendues. Le fait s’est donc répété, le propos de cette lesbienne a été remis en cause et pas pris en considération. Ça ne signifie pas que tous les hommes non-binaires sont de mauvaise foi mais que c’est une stratégie qui peut marcher assez bien pour faire taire des femmes et nier les conflits qui se jouent entre classe des femmes et classe des hommes.

Il y a beaucoup d’attentes sur la non-binarité, sur sa possible remise en cause le genre au point de le saboter lentement. C’est un peu l’équivalent des « alternatives » écolo, d’un changement de civilisation qui se diffuse par capillarité pendant que la planète brûle. D’où les parents de classe aisée (ou qui ont au moins du capital social et culturel) qui sont très fiers de raconter comment leur ado n’est pas une fille ou un garçon mais non-binaire et défie les normes de genre. Pendant ce temps, dans les lycées professionnels, les classes sont presque entièrement non-mixtes et les gosses des classes populaires voient leur avenir largement déterminé par leur sexe. Le sexisme ne recule pas au motif que depuis quelques décennies les cultures queer deviennent plus mainstream et visibles (j’en profite pour glisser au passage que les pionnier·es queer dont je me nourrissais il y a vingt ans ont aujourd’hui 60, 70 ans, quand elles ne sont pas mortes, et que ce n’est pas tout à fait nouveau, voir ce billet).

Depuis vingt ans, les libraires nous disent que les bouquins sont de plus en plus marketés par genre ; les parents qui achètent des fringues pour leurs enfants ont de plus en plus de mal à trouver des pyjamas verts et on vend des treillis multi-poches pour des gosses de 2 ans ; la place des filles dans les disciplines dites scientifiques recule dans l’enseignement secondaire. Et le dernier rapport sur l’égalité femmes-hommes, sorti en janvier de cette année, révèle que les hommes entre 25 et 34 ans sont par beaucoup d’aspects plus sexistes que des plus âgés. Donc non, j’ai tendance à ne pas croire que les petits gestes du genre sauvent la planète, je les vois plutôt comme un nouveau champ de distinction sociale, particulièrement entre hommes (j’ai développé ici une critique des stratégies de distinction des hommes proféministes).

En résumé, l’aura d’une pensée queer très centrée sur l’individu et son travail sur soi évoque d’autres logiques libérales, comme le développement personnel ou la pensée du mérite, et l’esprit du temps nous a beaucoup fait perdre l’idée de se penser membre d’une classe et solidaire avec les autres membres. Mais d’autres pensées non-hétéronormées existent, comme le matérialisme trans, qui nous sortent de cette ornière. Il ne s’agit pas de nier l’expérience que font les personnes peu ou pas conformes aux rôles sociaux de sexe, mais de bâtir du collectif sur la base de ces expériences en commun. Alors que se fragmentent les identités (voir les drapeaux genderfluid, genderqueer, agenre, apogenre, mavérique, non-binaire, tous termes identifiant des personnes qui ne souhaitent se reconnaître dans aucun genre, voir « Raymond reviens » qui parle à ce sujet de culture nerd), ce serait une perspective plus émancipatrice. Je laisse le dernier mot à cette blogueuse : « Si on accepte de ne pas se confiner au ressenti, on peut arriver à trouver des points communs dans les vécus pour créer du collectif. Cette façon de faire date déjà un peu, c’étaient les premières féministes qui se regroupaient et échangeaient pour voir ce qui au-delà du ressenti de chacune, étaient des points communs de leurs vécus et constituaient donc probablement des éléments spécifiques de l’exploitation des femmes. À nous de refaire de même, sans doute dans des modalités adaptées à notre époque, pour sortir du libéralisme de "chacun·e son ressenti" qui ne mène à rien. »

NB : Voir aussi mon livre, La Conjuration des ego. Féminismes et individualisme (Syllepse, 2019).

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