Féminisme : le clash des générations ?

Il y a quelques mois, une jeune féministe prenait acte d'un désaccord que nous avions en le mettant sur le compte de nos générations différentes. Ce jour-là j'ai regardé dans le miroir mes rides naissantes et mes trois cheveux blancs de quadragénaire relativement bien conservée et j'ai respiré un grand coup. Je suis en cours de péremption.

J'ai pris parti dans un débat qui opposerait « jeunes féministes » queer pour qui l'identité de genre est un fait individuel, je suis qui je veux, y compris une licorne ou un dragon de Komodor (sic) (1), et « vieilles féministes » pour qui le genre est une invention patriarcale et qui finissent par dire que c'est le sexe biologique qui détermine la position sociale. C'est le genre de débat particulièrement intéressant où on a le choix entre deux positions caricaturales et largement caricaturées. Les secondes seraient en cheville avec l'extrême droite nord-américaine (celle-ci étant 100 % hostile à la liberté d'avorter, l'argument me paraît foireux mais j'imagine en effet les milieux réacs se frotter les mains à l'idée de tirer parti de ces polémique et soutenir, s'ils aiment jouer au billard, cette partie-là) et les premières mèneraient la controverse à force d'intimidation et de sabotages de l'expression publique des secondes (Twitter, universités et bibliothèques) et de coups dans la vraie vie (et ça, à ma connaissance, c'est avéré).

Mais s'agit-il d'une question de génération, jeunes féministes queer intersectionnelles d'un côté et vieilles essentialistes de l'autre ? Il y a vingt ans, quand je me suis engagée dans une asso de jeunes écolos, j'ai aussi trouvé sur ma route une asso « gay et lesbienne », comme on disait en ces temps préhistoriques, super active dans ma grande ville bourgeoise de province. Les modems faisaient encore « tututututututut-scriiitch-dong-dong » mais nous bénéficions d'une circulation déjà très active des cultures queer. Les années 1990 étaient finissantes et j'avais découvert en salles une production cinématographique « gaie et lesbienne » : des classiques, comme Go Fish de Rose Troche (1964-) qui allait livrer plus tard The L Word ou When Night Is Falling de la cinéaste canadienne Patricia Rozema (1958-), mais aussi des films sympa qui n'ont pas laissé de trace dans l'histoire (mais dans les cœurs oui, comme cette comédie dont la protagoniste ressemblait vaguement à mon crush de l'époque). C'était le temps des premières marches des fiertés en région (et celle de Paris n'était pas si vieille), des premiers festivals de cinéma en-dehors de la capitale et dont beaucoup ont commencé comme le nôtre en soirées du mois de juin pour montrer des films pas ou peu diffusés en salle. Les films, les livres, les idées, les mots circulaient déjà – et à vrai dire les riches Romains mangeaient déjà des huîtres bretonnes sous l'Empire, alors ça fait longtemps que notre espèce a trouvé le moyen de communiquer, même si à l'époque c'était encore par l'envoi de cassettes VHS, depuis Paris, New York ou Berlin, pour des prévisionnages.

C'était l'époque où Gender Trouble de Judith Butler (1956-) n'était pas encore traduit en français. Même si je n'ai pas réussi à lire plus de deux pages du bouquin en anglais qui circulait entre copines, j'ai plongé dans cette culture. Le festival avait grandi et c'était désormais une quinzaine du cinéma « LGBT », à un moment où « queer » venait de passer d'insulte à qualificatif à la mode. Les copines étaient potes avec Bourcier (1963-) et Preciado (1970-) et de là où j'étais on voyait passer plein de trucs stimulants. Je m'en veux encore d'avoir loupé l'atelier drag king en 2003 avec Diane Torr (1948-2017) mais pas la fête qui a suivi et j'ai contribué à la diffusion de Venus Boyz (2001), le film de G. Bauer (avant 1962-) dans lequel je l'avais découverte. J'y trouvais de quoi secouer les jeunes écolos majoritairement hétéros avec lesquels je traînais : ce voyage à travers la « masculinité féminine » montrait des lesbiennes butch ou drag king, des mecs trans ou engagés depuis dans un parcours trans. Elles et ils, comme J. Halberstam (1961-), faisaient exploser les représentations genrées et j'espérais que si ça me faisait réfléchir et que ça m'excitait autant politiquement, alors mes camarades hétéros écolos aussi (mais non, pas trop). À la quinzaine, nous diffusions des films récents comme Gendernauts (1999) de Monika Treut (1954-) et d'autres qui devenaient des classiques comme son My Father Is Coming (1991). Toutes ces personnes transmettaient une culture très vivante mais aux racines puissantes qu'elles faisaient remonter au moins jusqu'à Stonewall (1969) où une lesbienne butch racisée, Stormé DeLarverie (1920-2014), aurait donné le premier coup. Et je ne doute pas que Stormé aurait pu aussi parler de ses modèles à elle, la génération précédente ou bien des meufs à peine plus âgées qu'elle qui assumaient avant elle de se travestir en homme et lui ont peut-être refilé leurs conseils. Il n'y a pas de génération spontanée.

Voilà pourquoi, quand on y regarde de plus près dans la querelle du moment, on voit des quinquagénaires chez les « jeunes féministes » queer intersectionnelles… Tandis que chez les « vieilles féministes » se trouvent des jeunes femmes qui ont commencé à s'engager dans les années 2010. Mais surtout beaucoup, quelle que soit leur génération, ne prennent pas parti tellement les termes du débat sont alléchants… Ce sont ces dernières qui accueillent le mieux ma contribution, dans laquelle je rappelle que le genre est un fait social et que donc ni un utérus ni la conviction personnelle d'être une femme ne font d'une personne une femme. C'est la socialisation, l'expérience d'être perçue par les autres comme une femme et traitée en fonction, qui font d'une moitié des individus des femmes, qu'elles le veuillent ou non, avec ou sans utérus. Dans La Conjuration des ego, j'élargis cette question à l'individualisation du genre (comme identité et comme classe). La jeune féministe du début, qui se définit comme appartenant à « cette jeune génération » de féministes postant des selfies sur les réseaux sociaux (alors que moi, jamais, je me contente d'envoyer des Polaroïd par la Poste), a clos le débat après avoir pris la peine de survoler mon bouquin et posé cet argument générationnel comme un indépassable. Comme si c'était ma date de naissance qui dictait mes positions politiques et m'empêchait d'accompagner la culture queer du moment.

Alors que non, c'est un choix que j'ai fait sur pièces et très délibérément. Et j'en ai fait d'autres encore, notamment parce que je m'offre le droit de penser en toute indépendance.

Je me souviens encore d'avoir traîné mes guêtres au Queeruption de Barcelone (2003) et d'avoir découvert grâce à un pote écolo une autre version de cette culture, plus anar et radicale. Il y avait des ateliers partout (dont beaucoup étaient tenus par des personnes plus âgées que moi) et j'y ai rencontré le concept de « grossophobie », appris comment donner des coups de fouet gentils… la fête. Et surtout, surtout, je me rappelle cette impression de non-jugement. Alors que je me sentais très différente et un peu empotée, j'ai ressenti pendant toute la rencontre une grande liberté d'être qui j'étais… sauf lors de rares interactions avec des militant·es parisien·nes. C'est une des raisons pour lesquelles je me suis écartée de ce milieu et de sa version française petite bourgeoise jugeante. L'autre raison étant la déception de comprendre qu'aussi ambiguë serait-elle, mon identité de genre personnelle ne subvertissait pas grand-chose, elle ne m'empêchait pas d'être une femme dans le regard des autres. Une meuf, même en grosses pompes et hoodie, même avec un gode-ceinture en train de baiser son amante dans un film post-porn, ça reste un dû pour n'importe quel mec qui va répondre : « Ouais, super, les meufs, faites-nous un porno différent, ça nous changera, entre deux trucs bien normés. » Comme si malgré tous les godes de la Terre, le monde allait continuer à tourner autour de leur bite.

Je me suis éloignée parce que je trouvais ça stimulant mais peu opérationnel. Maintenant, comme j'ai dit ici même il y a quelques semaines, j'aimerais bien qu'on puisse échanger nos arguments de manière plus constructive que ça, sans en faire un truc générationnel identitaire, en se respectant les unes les autres, celles qui ont déjà rembobiné une cassette audio avec un stylo et les autres qui ont cette belle énergie entretenue par le fait que leur milieu politique et affinitaire est plus large que le nôtre il n'y a de cela que vingt ans. Profitons-en, on est encore presque toutes en vie.

(1) Komodo est une petite île de la province de Nusa Tenggara Timur en Indonésie. La présence endémique de très gros varans y a donné lieu à une industrie touristique tellement florissante que l'environnement est menacé et la population autochtone (Orang Komodo) invitée à aller vivre ailleurs. Borchers, H. (2009). « Dragon tourism revisited: The sustainability of tourism development in Komodo National Park ». Tourism in Southeast Asia: Challenges and New Directions. Copenhagen: NIAS, 270-285.

Je signale l'erreur sur le nom de cette île (de manière très peu charitable mais je me permets parce que c'est une normalienne qui l'a commise) pour montrer que la circulation des concepts n'est pas soumise à la nécessité de savoir ce dont on parle. Les noms, les idées circulent, parfois sous des formes dégradées, perdant alors largement de leur pertinence.

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