La Dictature, une antithèse de la démocratie ?

couv_irdictatures_2ed_1400-233x400.jpg, juil. 2024Eugénie Mérieau, La Dictature, une antithèse de la démocratie ? 20 idées reçues sur les régimes autoritaires, Le Cavalier bleu, 2024, 239 pages, 13 €

D’un côté, un gouvernement qui vient d’établir une discrimination entre ses citoyen·nes en fonction de leur origine ethnique et qui entend limiter la capacité de la Cour suprême à faire respecter la Constitution au motif que les juges, contrairement aux député·es soutenant la « coalition d’extrême droite, messianique et ultraorthodoxe » au pouvoir, ne sont pas élu·es et qui s’est vu opposer pendant des mois en 2023 un mouvement social d’une vigueur rarement observée dans le pays. De l’autre, un gouvernement élu en 2006 mais qui l’année suivante opère un coup de force contre son principal opposant dans un État fragile, parfois qualifié de proto-État. Depuis lors, aucune large manifestation de rue, comme celles de 2019 et 2023, n’a réussi à faire bouger le régime. En août 2023, les gouvernements israélien et palestinien de Gaza étaient en guerre contre leur propre peuple qui aspirait à une démocratisation du régime. On connaît la suite.

Lequel de ces deux pays est une démocratie ? Si l’on en croit les spécialistes de la politique qui s’expriment un peu partout, Israël est une démocratie, la preuve étant que les électeurs et électrices peuvent choisir d’y porter au pouvoir un gouvernement composé de ministres d’extrême droite. Une démocratie est un régime dans lequel le peuple choisit ses représentants et les autres seraient des dictatures. L’ouvrage d’Eugénie Mérieau est indispensable pour lutter contre les idées reçues qui courent sur les dictatures, non seulement en donnant à comprendre le fonctionnement de régimes au fond mal connus et mal étudiés mais aussi en apportant un peu de complexité dans les représentations sur les régimes dits démocratiques.

Fidèle à l’objet de cette collection « Idées reçues », l’autrice prend donc un par un les clichés qui tournent sur les dictatures, en cinq grands blocs : les dictatures contre la marche de l’histoire, les dictatures contre l’État de droit, les dictatures à rebours de la mondialisation et du développement économique, les dictatures menaces contre la paix, les dictateurs des fous furieux. Chacun est composé de plusieurs entrées et complété par quelques encadrés toujours très stimulants. Cette juriste et politiste, spécialiste des régimes thaïlandais et singapourien, nourrit son propos de nombreux exemples qui en font une lecture très accessible, parfois même divertissante et surtout très salutaire. Car les yeux braqués sur les régimes les plus autoritaires de l’époque conduisent trop souvent les auteurs et autrices, universitaires ou journalistes, à pousser un soupir de soulagement au regard de tout ça : heureusement que nous, nous sommes en démocratie.

Or Mérieau s’attache plutôt à comprendre ce qui constitue un régime dictatorial, avec une finesse qui l’invite à analyser tous les régimes, y compris ceux souvent qualifiés de démocratiques, à ce prisme. Or, dans leurs relations avec les populations des pays qu’elles ont colonisés, beaucoup de « démocraties » n’ont pas hésité à faire une croix sur les droits humains, de même que la France, qui se veut championne de la démocratie, a souvent démérité en la matière. Napoléon est encore perçu dans son pays d’origine comme le fondateur d’un État de droit mais son refus de garantir les libertés publiques en fait plutôt le fondateur d’une démocratie illibérale. Charles de Gaulle, qui se targuait de ne pas être un dictateur, a bien installé sa Ve République grâce à une pression au coup d’État puis violé la Constitution et menacé de suppression le Conseil d’État (que du bon). Emmanuel Macron, refusant qu’on parle de « violences policières » dans un « État de droit » et faisant passer le pays dans le groupe des « démocraties imparfaites » en 2018 dans les classements internationaux, est l’héritier de cette histoire grise de la démocratie en France.

Revenons à quelques-unes des idées reçues que démystifie Mérieau. La première est celle d’une marche de l’histoire vers la démocratie, idée popularisée par Francis Fukuyama lors de la faillite des régimes socialistes en 1989. Dans les années 1930 et 2010, c’est plutôt à des reflux démocratiques que l’on assiste, alors que certaines décennies ont vu l’adoption de régimes plus démocratiques (voir cette visualisation de la démocratie dans le monde qui court de 1789 à 2023). Aujourd’hui, rappelle l’autrice, un tiers de la population mondiale vit dans de franches dictatures et 5 % dans des régimes véritablement libéraux, le reste dans des régimes ayant des traits démocratiques (les scrutins pluralistes) et d’autres franchement autoritaires (l’absence de libertés publiques).

Le cas de Singapour, que l’autrice connaît bien, est particulièrement intéressant. Depuis son indépendance en 1965, le pays n’a pas connu d’alternance bien qu’y soient tenues régulièrement des élections pluralistes et bien qu’une véritable opposition existe dans le pays. Mérieau donne la recette : chaque passage de leadership au sein du parti au pouvoir, moment de trouble potentiel, se fait en deux temps, un passage de relais informel puis une élection au moment le plus favorable pour le légitimer. Les autorités singapouriennes ont su également imposer un niveau de répression acceptable (aujourd’hui une pression économique sur la presse et les organisations d’opposition, plus subtile que celle des années 1960 décrite dans Sonny Liew, Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée, Urban Graphic, 2017). L’essentiel étant que Singapour assure la prospérité à ses citoyen·nes avec une économie particulièrement ouverte qui a élevé continûment le niveau de vie local. Les tensions y sont très contrôlées, le racisme et la haine entre communautés condamnées et malgré des inégalités économiques importantes une redistribution des richesses (logements sociaux, éducation publique) est assurée pour emporter le consentement général.

Les élections ne sont pas libres en dictature ? L’intégrité électorale est l’élément le plus scruté des différents régimes, beaucoup plus que le niveau de libertés publiques, la circulation des valeurs démocratiques ou l’organisation de la vie publique. Bourrer les urnes n’est plus un bon calcul (Mérieau rappelle les régimes qui sont tombés suite à de tels scandales) quand on peut à moindre coût biaiser les élections grâce à quelques mesures bien choisies, « filtres administratifs extrêmement contraignants, rédaction de lois électorales sur-mesure, comprenant découpage des circonscriptions et définition des conditions d’éligibilité, lois sur les partis politiques permettant d’interdire ou dissoudre l’opposition, loi de contrôle des médias et du temps de parole, etc. » Le résultat : « Vladimir Poutine est élu puis réélu avec 60 et 70 % des suffrages ; le score du People’s Action Party singapourien oscille également entre 60 et 80 % depuis un demi-siècle. » Voter pour un dictateur peut être un bon calcul quand celui-ci met du pain sur la table ou qu’il protège le pays d’une instabilité politique autrement plus inquiétante que l’absence de liberté.

Pour finir ce petit échantillon d’un ouvrage très riche, il faut mentionner l’idée reçue selon lequel les dictateurs sont souvent des fous furieux. Cette idée est le principal ressort du succès des ouvrages grand public sur les dictateurs, leur vie privée et leurs caprices les plus irrationnels. Mais, explique Mérieau, il n’est pas irrationnel d’avoir l’air irrationnel aux yeux des autres, qu’il s’agisse de votre garde rapprochée, de la junte qui appuie votre régime, de la population de votre pays ou de la scène internationale. De la simple précaution à la peur la plus profondément ancrée, un dictateur bénéficie de la croyance qu’il est impulsif et instable, qu’il est impossible d’anticiper son comportement.

À lire ce petit livre sur les dictatures, il est difficile de comprendre pourquoi les régimes autoritaires ne sont pas mieux étudiés, vu la complexité de ce qui fait tenir un régime autoritaire, vu les jeux de pouvoir qui peuvent s’y déployer et que l’autrice fait toucher du doigt, et vu ce que ce tour d’horizon nous apprend des régimes plus libéraux sous lesquels vit 5 % de la population mondiale, et de comment ceux-ci peuvent glisser vers des régimes moins libéraux. L’ouvrage se clôt d’ailleurs sur la principale inspiration de la constitution russe mise en place par Vladimir Poutine, une certaine Ve République française très propice au pouvoir personnel. De quoi récuser l’usage que fait l’autrice du mot « démocratie » pour les régimes les plus libéraux, que la science politique appelle plutôt des « aristocraties électives » ou des « régimes mixtes ».

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