Faire la morale, une bonne stratégie politique ?
Par Aude le lundi, 1 juillet, 2024, 09h02 - Textes - Lien permanent
Même si elle n’a jamais abordé le sujet avec moi, j’ai de bonnes raisons de croire que la gardienne de mon immeuble vote pour le Rassemblement national. L’un de ses thèmes de prédilection est le goût du travail bien fait qui se perd, « voyez-vous madame Vidal ». Je ne mets pas en cause son constat. Locataire dans le logement social, je n’ai jamais eu de propriétaire aussi indélicat. Et si, quand j’ai emménagé, j’ai pu être choquée par certains comportements peu civiques de mes voisin·es, j’en suis venue à les voir comme des révoltes minuscules et mal ciblées contre un monstre maltraitant mais invisible. Ce bailleur, l’un des plus gros du pays, a par exemple externalisé son service d’intervention technique et l’a confié à une entreprise encore plus détestable.
Malgré tout ça, chaque fois que la gardienne peste contre ce travail d’entretien des logements mal fait, le mettant sur le compte d’un manque de vertu des personnes concernées, je tente de lui faire voir que le problème est plutôt structurel. Un prestataire qui serre les prix pour remporter un appel d’offres puis les serre encore pour faire le maximum de profit dessus ; un personnel recruté sur sa capacité à accepter les plus bas salaires et non sur ses compétences, qui a probablement une charge de travail trop élevée ; une absence de réaction de la part du bailleur qui n’a pas encore essuyé assez de poursuites judiciaires pour que ce moins-disant s’avère au fond peu rentable (1)… Dans ces conditions la vertu des personnes n’est pas déterminante – même si l’on peut saluer le zèle entièrement désintéressé d’Untelle ou Untel. Dans beaucoup de domaines, les institutions s’effondreraient sans le travail gratuit et l’intelligence pas reconnue de travailleurs et travailleuses plus dévoué·es que leurs ministres et leurs patrons à la cause commune.
Ce n’est pas que la gardienne l’ignore, elle qui a plusieurs fois déjà dénoncé l’entreprise prestataire auprès du bailleur… mais ces démarches ne donnant rien, il ne reste plus qu’à pester contre les personnes.
Voilà un peu où nous en sommes, à reporter notre insatisfaction sur des cibles douteuses et à traduire en termes moraux (bien travailler) les causes du problème, ici la énième stratégie de recherche du profit aux dépens du bien-être des personnes.
Ça m’a évoqué la situation politique décrite il y a de cela vingt ans par Thomas Frank dans Pourquoi les pauvres votent à droite (Agone, 2013). What’s the matter with Kansas? est le titre original de cette enquête journalistique située dans le Kansas, un État aussi américain que la tourte aux pommes, ancien champ de batailles syndicales aujourd’hui acquis à l’aile la plus conservatrice du Parti républicain. Le commerce de détail a disparu des villes moyennes sous le coup de la concurrence des hypermarchés Wal-mart, le secteur agricole s’est largement concentré depuis l’abandon du modèle d’agriculture familiale et la dérégulation (« Freedom to Farm Act »), les entreprises comme Boeing, qui ont exigé des millions d’aide pour maintenir une usine dans l’État, sont parties quelques mois plus tard en laissant l’ardoise aux contribuables. Le Kansas est sinistré et bien avant la crise de 2008 la pauvreté y était palpable. Mais le plus grave, pour les Kansasans, ce sont bien les questions morales.
Au début des années 1990 est apparu un mouvement politique entièrement centré sur les questions culturelles et morales : interdiction de l’avortement, autorisation du port d’arme et accessoirement interdiction du mariage de même sexe et de l’éducation sexuelle à l’école sont les sujets qui mobilisent des foules entières. Certes l’offre du Parti démocrate ne se différencie pas trop sur le plan économique et tout est affaire de nuance entre offrir un contexte favorable aux riches ou très favorable aux riches. Mais, avant même le surgissement des médias sociaux, l’aile droite du Parti républicain partait en vrille, mobilisant de sacré·es barges grâce à des médias descendants acquis à leur cause (journaux, télés et radios, comme le show où pendant des années, trois heures par jour, Rush Linbaugh éditorialisait à coup de fake news contre la gauche étasunienne). Et, ce faisant, elle séduisait des classes populaires qui ne savaient plus à qui se confier pour préserver leurs conditions de vie matérielles.
Le pays était à longueur de papiers et de chroniques décrit comme clivé : là l’immoralité et l’arrogance, ici l’humilité des serviteurs de Dieu ; là les latte des métropoles des deux côtes, ici le café noir des États républicains ; là la bourgeoisie parasite qui roule dans des voitures européennes, ici, les honnêtes travailleurs qui conduisent des Ford, etc. Un contraste caricatural et faux à tous égards mais qui permettait d’escamoter la lutte des classes derrière une lutte des valeurs, chaque camp étant emmené par sa propre bourgeoisie.
Ce mouvement s’acharne à décrire comme l’Antéchrist tout ce qui souhaite l’écraser de son talon de fer (à vrai dire tous les efforts pour que les USA ne deviennent pas une théocratie) et se perçoit comme victime (du gouvernement, de la gauche). Il investit, analyse Thomas Frank, des causes qui semblent ne jamais devoir avancer pour pouvoir se nourrir continûment de frustration et de colère – le livre a vingt ans et depuis lors la Cour suprême a révoqué l’arrêt Roe vs Wade qui garantissait la liberté d’avorter dans tous les États, preuve inquiétante que si, ça avance. Frank brosse quelques portraits de militant·es, parfois pauvres, dédiant leur temps libre et prenant parfois des hypothèques pour faire vivre une cause contradictoire avec leurs intérêts matériels, individuels et collectifs, l’essentiel étant de forcer les femmes à porter des fœtus, pas de vivre dans une société décente où le droit à la santé, à l’éducation et à l’alimentation sont garantis.
Même si l'histoire est racontée dès le premier chapitre, il faut presque quatre cents pages pour toucher un peu mieux du doigt cette situation absurde où des constats évidents concernant le partage des richesses cèdent le pas à des délires moralisateurs et où la détresse économique la plus criante se satisfait d’indignations soigneusement mises en scène, le tout au bénéfice des plus riches, dont les revenus ont explosé à la suite d’années 1990 marquées par une forte dérégulation économique.
Beaucoup a changé depuis et pas moins de deux crises économiques sont passées par là. Le Kansas n’est déjà pas les États-Unis. Au début des années 2000 le suprématisme blanc n’y a aucun succès, peut-être car l’État a été créé dans une perspective anti-esclavagiste par des colons de Nouvelle-Angleterre (qui buvaient très probablement des latte). Le Kansas est encore moins l’Europe.
Le contexte français est encore plus différent, la religion d’État étant plutôt la République laïque que le fondamentalisme protestant. Mais ce que je retiens du bouquin pour répondre à nos préoccupations du moment, c’est que s’engouffrer dans les polémiques ouvertes ou entretenues dans un dessein de diversion a pour principale conséquence d’entretenir cette diversion, d’alimenter un mépris réciproque et d’en oublier les enjeux sociaux et économiques. C’est morale contre morale et pour l’instant c’est le capital qui gagne.
Moi aussi j’ai une morale de gauche (nous on appelle ça une « éthique ») et je m’indigne souvent. J’ai fait trois manif en trois week-ends et dans le cadre de mon boulot j’ai passé des jours à lire des tribunes et à en faire la synthèse. On est des gens bien, je ne le nie pas. Mais je vois de moins en moins l’intérêt d’afficher ma vertu en manif ou devant la gardienne. La manif devrait moins servir à afficher notre indignation qu’à témoigner d’un nombre (si possible élevé) de personnes qui ont telles et telles attentes et à faire pression sur les groupes qui ne souhaitent pas les entendre ou les satisfaire. Par exemple, ces deux prochains jours, mettre la pression aux partis de droite pour leur demander de faire le contraire de ce qu’ils font dans toute l’Europe (facile). Ça ne se fait pas avec les meilleures intentions de gauche brandies avec courage et fierté, ça se fait avec des alliances nouées dans les cercles du centre et de la droite qui souhaitent avant tout faire barrage à l’extrême droite et sont capables de dépasser la stratégie toxique visant à dénoncer une gauche (dite modérée, de gouvernement) qui serait dangereuse pour la démocratie. Leur présence à nos côtés dans les manif, les tribunes, les discussions politiques et les actions de terrain est indispensable. Qu’allons-nous faire pour qu’elles y soient ? Et pour la suite, comment ferons-nous en sorte d’être entendu·es ? Peut-être pas en témoignant notre mépris à la ronde mais en cherchant des terrains d’entente ici et là.
Quant à la gardienne, je préfère m’imaginer qu’elle rentre chez elle en repensant à ce que je lui ai dit et en faisant : « Ah oui, tiens. » Parce que si elle se dit que je suis une connasse bien-pensante (2) qui la méprise, on ne va pas aller bien loin.
(1) J’ai dû me servir pendant six semaines de mon logement comme d’un espace de stockage, la seule source de lumière naturelle fermée par un volet bloqué. L’article 1331-22 du Code de la santé publique prévoit pourtant que « les (...) pièces dépourvues d’ouverture sur l’extérieur (…) ne peuvent être mises à disposition aux fins d’habitation, à titre gratuit ou onéreux » (versions de 2005, 2009, 2010 et 2019).
(2) Je suis une connasse bien-pensante mais je me soigne.