Survivre et vivre
Par Aude le jeudi, 6 mars, 2014, 18h23 - Lectures - Lien permanent
Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l'écologie,
coordonné par Céline Pessis, L’Échappée, Montreuil, 2014, 480 pages, 25
euros
La revue Survivre publie son premier numéro en 1970, à l'initiative d'un groupe de mathématiciens que l'on pourrait qualifier de pacifistes. Les liens entre la recherche fondamentale et leurs applications militaires, à l'issue de guerres post-coloniales et en pleine guerre du Vietnam, stimulent une réflexion sur le rôle social de la science qui ira pendant les cinq années suivantes en se radicalisant et en augmentant la variété de ses préoccupations, au point qu'il est possible de dire que Survivre... et vivre est l'une des grandes revues écologistes des années 1970. Une sélection de textes et leur introduction par Céline Pessis permettent de découvrir ce parcours intellectuel et politique fulgurant qui s'achève au n°19, en 1975. Des contre-coups de Mai 68 à ceux de la candidature de René Dumont, en passant par le rapport du club de Rome, Survivre... et vivre a posé des questions qui sont encore celles que se posent (ou devraient se poser) les mouvements écologistes.
En 1971, Alexandre Grothendieck, génial mathématicien, initie un appel de
scientifiques engageant leurs collègues « à procéder à un très sérieux
examen de conscience » sur leur soutien à la production d'énergie
nucléaire. Ceux et celles « qui connaissent la gravité du péril »
doivent parler, informer et les pouvoirs et l'opinion publique. Un an plus
tard, c'est l'affaire des fûts en béton des déchets radioactifs de Saclay, dont
quelques-uns sont fissurés suite à leur stockage en plein air. La campagne de
presse de Survivre, qui devait faire le procès du nucléaire, tourne en
polémique technicienne sur le lieu et les conditions de stockage des déchets,
qui seront beaucoup mieux à La Hague. A quoi a été utile l'action de
Survivre ? A produire une simple contre-expertise ? Très vite, le
groupe entame une réflexion sur le concept même d'expertise et sur la
« récupération » de questions aussi brûlantes pour les refroidir
quelque peu. Alors que des membres du groupe appellent avec les Amis de la
Terre à un moratoire sur le nucléaire, d'autres exigent un moratoire... sur
l’État et « l'allocation de l'argent jusqu'ici utilisé pour l’État à la
recherche d'autres formes de pouvoir, moins dangereuses et moins
polluantes ».
Roger Belbéoch, au milieu d'années marquées par une critique très vive du
travail (songeons seulement à L'An 01 qui sort l'année où il publie
cet article sobrement intitulé « Le travail »), tente de faire la
part entre le refus d'activités aliénantes au service du capitalisme et de la
reproduction d'une société mortifère (« dans ces conditions, la réaction
normale et saine est de refuser tout travail ») et l'idéologie
technicienne qui sous-tend les utopies de fin ou de libération du travail. Si
le programme des partis de gauche à l'époque met en avant la réduction
inéluctable du temps de travail, ce n'est pas seulement parce que nous
réduirions le gâchis et remettrions en cause des pans entiers de notre
économie, mais aussi parce que les machines travailleraient à notre place,
parce que nous serions plus productifs/ves. Le projet est inacceptable, au vu
des désastres en cours dans une France déjà largement industrialisée, une
« société qui risque de manquer de poubelles pour y fourrer ses
déséquilibrés ». Belbéoch tourne sa critique non plus sur le travail et le
temps qui y est consacré, mais le sens qu'il peut avoir, pourvoyeur de
jouissances sans cesse différées (l'argent) ou de satisfaction immédiate et de
liens avec ce qui nous entoure : les autres êtres vivants et les objets
autour de nous, des techniques « douces » avec lesquelles il est
possible d'établir des rapports harmonieux. On reconnaît là une ligne de
fracture importante aujourd'hui entre écolos technophiles ou tout occupé-e-s
par la dimension culturelle de leur combat (décoloniser l'imaginaire
productiviste et déboulonner le travail) et un courant anti-industrialiste, pas
forcément attaché d'ailleurs à se décrire comme écologiste
(1).
Laurent Samuel prend le même parti, mais dans le cadre d'une tension autour de
la notion de désir. Le groupe de Paris se divise sur cette question, les un-e-s
attribuant la répression à la société bourgeoise et ayant à cœur de libérer
tous les désirs, les autres souhaitant faire la part entre répression et
sur-répression, la première étant ce qui nous permet de vivre en société – et
d'apporter une réponse à la crise écologique. Faire moins de gosses, en ces
temps où la question démographique est plus prégnante qu'aujourd'hui, est-ce
une répression acceptable des désirs ? Jean-Paul Malrieu revient là-dessus
lors d'entretiens contemporains pour noter que la libération des désirs et le
refus des limites se sont confondus avec le projet libéral. On pourra objecter
à cela que le sens des limites et de la modération qui était porté par l'autre
partie du groupe a accompagné, lui, un éco-fascisme de rationnement. Mais ni
l'esprit joyeux qui se dégage des articles de Survivre... et vivre, ni
les moqueries sur cette écologie angoissée, terrifiée par le malsain (lire le
compte-rendu poilant de la Saine Expo 1971 par Pierre Samuel), ni la
reconnaissance précoce et la condamnation des tendances éco-fascistoïdes de la
gestion des questions environnementales ne peuvent accréditer cette idée.
Survivre... et vivre a, et elle n'est pas seule, très vite vu les
apories d'une récupération capitaliste des thématiques écolo, d'une agriculture
bio industrialisée, d'une croissance zéro promue par les rédacteurs/rices du
rapport Meadows ou par Sicco Mansholt, président de la Commission européenne –
mais toujours dans le cadre de la libre entreprise et de la concurrence qui
exige de chacun-e la croissance de ses parts de marché ou de sa production. Cet
écologisme, que certain-e-s ont pu découvrir dans les années 2000, avait déjà
presque tout dit dans les années 1970. Entre Le Sauvage et La
Gueule ouverte, l'un condamné pour ses liens avec la presse bourgeoise et
son opportunisme, l'autre raillée pour l'ennui qui s'en dégage, les
militant-e-s avaient de quoi lire, et les débats, s'ils étaient vifs,
permettaient du moins de se parler. Survivre... et vivre proposait des
articles relativement courts, si l'on en juge par la sélection qui en a été
faite ici, sur un ton foutraque et loin d'être pédant – professeur ou pas
professeur – et les abonné-e-s se comptaient en milliers. Aujourd'hui on lit
moins, les tirages de la presse militante écolo font grise mine (abonnez-vous à L'An 02 !
vous y retrouverez les chroniques de Céline Pessis) et puisque remettre en
question ses idées, c'est remettre en question sa personne, il est en effet
plus confortable de rester entre soi pour être sûr-e de ne pas froisser les
idées politiques que nous avons si fortement associées à notre identité, ou de
les défendre lors de sorties militaires.
Mais alors que Bernard Charbonneau, qui écrit alors dans La Gueule
ouverte, vient encourager (anonymement) les lecteurs/rices de
Survivre... et vivre à ne pas laisser l'écologie politique seule en
face des récupérations dont elle peut faire l'objet, Survivre s'éloigne de ce
paradigme (2), adopte peu à peu un ton plus
« situ », ses membres investissent les communautés néo-rurales, les
parutions de la revue s'espacent pour finalement s'interrompre. Survivre...
et vivre aura vécu. Mais les écrits restent, ici une collection qui permet
enfin à d'autres qu'aux érudit-e-s d'avoir accès aux débats qui ont émaillé la
période. Suite à l'anthologie de la revue, la lecture retombe un peu comme un
soufflé sur d'autres publications post-68 qui ont critiqué la science, moins
souvent la technique, et plus souvent l'organisation hiérarchique du monde
académique et les premières tentatives de management de la recherche. Cette
partie-là est moins attachante et moins facile d'accès, même si on y repère
« La Femme et le Science », parole féministe au singulier,
par la mathématicienne Michèle Vergne, qui trouvera encore beaucoup d'échos
chez les féministes. De quoi néanmoins apprécier la singularité du ton et des
interrogations de Survivre... et vivre.
(1) J'ai suivi moi aussi cette dernière tendance, après des années d'errements
;-), pour une critique du
revenu garanti.
(2) Beaucoup de ses membres se retrouvent par la suite dans les mouvements écologiste, anti-nucléaire, de promotion de l'agriculture biologique, comme Pierre Samuel, qui a développé son analyse du « cycle infernal » du productivisme de Survivre aux Amis de la Terre.
Commentaires
Quelques citations tirées de "La femme et le Science" :
"J'avais beaucoup de complexes à l'époque sur mon physique, et pour une fille, les relations sociales et à soi-même passent d'abord par là. Pour plaire et se plaire, pour être aimée et s'aimer, ce qui compte d'abord, c'est le physique. Je me souviens toujours douloureusement de la réaction, peut-être volontairement cynique, de mon père, lorsque j'avais réussi brillamment le concours d'entrée à Normale Sup : 'Alors, qu'est-ce que tu veux comme récompense ? Une opération de chirurgie esthétique ?'"
"Et je ne pense pas que si j'avais été moins timide, plus jolie, moins ceci, plus cela, tout aurait été beaucoup mieux. Non, c'est faux. Je pense que j'étais juste confrontée à la réalité. Je pense que les femmes vivent effectivement dans une société où, ouvertement ou insidieusement, elles sont méprisées et agressées mentalement ou physiquement."