Rupture anarchiste et trahison proféministe
Par Aude le lundi, 9 septembre, 2013, 21h17 - Lectures - Lien permanent
A propos de Léo Thiers-Vidal, Rupture anarchiste et trahison proféministe, textes rassemblés par Corinne Monnet, Sabine Masson, Samuel Morin et Yeun Lagadeuc-Ygouf, Bambule, 2013, 208 pages, 8 €
Difficile d'aller à l'encontre de ses intérêts de classe... c'est tout le propos de Léo Thiers-Vidal dans ce recueil d'articles, que de rappeler que les hommes, tous les hommes, ont intérêt à (c'est-à-dire perçoivent des gratifications dans le cadre de) la domination masculine. Certes difficile ne veut pas dire impossible, mais les exemples auxquels l'auteur a été confronté pendant sa vie militante, et sur lesquels il a appuyé comme on le lit ici sa pensée, montrent encore et toujours que s'en déprendre n'est pas une mince affaire.
-des hommes qui font sans y voir à mal des groupes de discussion non-mixtes sur le genre des outils de développement personnel – quand ce n'est pas de déculpabilisation générale – qui leur permettront de s'assurer d'autant mieux la disponibilité de femmes à leurs côtés ;
-des hommes blancs, petits bourgeois, qui imposent un « tous ensemble » et des modes de militantisme dont ils refusent de voir le caractère situé (c'est le sujet d'une polémique reprise un peu trop longuement – mais on imagine que c'est parce que cela reste d'actualité dans le milieu anarchiste – autour des activités de la librairie La Gryffe) ;
-un Bourdieu qui s'interdit (c'est un grand sociologue) d'exprimer la moindre empathie pour les femmes prises (elles l'ont un peu accepté) dans des processus de domination mais n'a pas les mêmes scrupules quand il s'agit de montrer comment beaucoup d'hommes aussi en souffrent, et malgré eux, les pauvres ;
-des intellectuels et des militants qui s'engagent sans modestie dans les études de genre sans considérer la valeur de ce que les femmes, à titre d'observatrices ou d'actrices de la vie sociale, peuvent avoir à dire de plus intéressant qu'eux ;
-d'autres que le féminisme n'a jamais passionnés mais qui prennent un intérêt soudain pour les questions de genre par l'angle queer, refusant d'envisager combien cette trajectoire est signifiante sur leur position sociale et leurs privilèges de genre (j'ai abordé cette question ici-même, autour d'une expérience dans laquelle la lecture de Léo Thiers-Vidal – et celle de Judith Butler ! – m'ont été précieuses).
Tous ces exemples montrent des hommes de bonne volonté (militants anars ou proféministes, contempteurs de la domination masculine) qui, inconsciemment on l'espère, redéfinissent les questions de genre de la manière qui leur sied le mieux, sans se rend compte que cela constitue à soi seul un acte de domination et pour nous les femmes un sujet d'indignation – qui reste incompris. Merci Léo de nous avoir écoutées avec assez d'attention pour pouvoir mettre des mots dessus.
L'idéologie libérale-libertaire nous extrait de nos identités de classe (sociale, de genre) pour nous montrer des individu-e-s nomades qui peuvent s'aimer ou être solidaires en faisant abstraction de tous les intérêts qui peuvent les séparer. C'est une fiction, dont les dominant-e-s sortent toujours avec leurs intérêts satisfaits, sans rien nous lâcher d'autre que ce que nous leur arrachons. Désolée de faire ma Louise Michel comme ça, avec un vocabulaire vieux jeu, mais tout autour de moi je n'ai rien vu d'autre entre personnes partageant des conditions inégales.
Beaucoup des articles du recueil, écrits entre 1996 et 2006, ont fait l'objet d'une publication en ligne. Léo Thiers-Vidal est aussi l'auteur d'une thèse, dont l'ampleur avait pu démotiver certain-e-s lecteurices – même avec de nombreux encouragements à la lire. Ce petit livre laisse sur sa faim, mais il est accessible à tou-te-s. Ça fait mal mais ça fait du bien. Et l'impeccable préface de Mademoiselle vaut le détour, je me fais un plaisir de vous y renvoyer...
Commentaires
Bon, grâce à toi, livre acheté il y a à peine 2h. L'est tout rose ! :)
Et peu cher ! Et c'est 8 euros de moins qui n'iront pas dans la poche du grand capital.
"Difficile d'aller à l'encontre de ses intérêts de classe... c'est tout le propos de Léo Thiers-Vidal".
Est-ce vraiment son propos? Marx et Engels, pour ne citer qu'eux, ont bien réussi à franchir ce pas. En fait, de nombreuses révolutions ont été initiées par des privilégiées contre leur classe avec laquelle ils n'étaient pas d'accord. Ils disposaient des connaissances et des moyens de survie nécessaires que les opprimés trouvaient plus difficilement.
"Tous ces exemples montrent des hommes de bonne volonté (militants anars ou proféministes, contempteurs de la domination masculine) qui, inconsciemment on l'espère, redéfinissent les questions de genre de la manière qui leur sied le mieux, sans se rend compte que cela constitue à soi seul un acte de domination et pour nous les femmes un sujet d'indignation (...)"
Si cette phrase ne commençait pas par "Tous" je ne l'aurais pas relevée car l'attitude que vous dénoncez mérite votre courroux. Mais accuser ainsi tous les hommes réfléchissant sur leur "genre" ou questionnent des féministes pour mieux se comprendre eux-mêmes et mieux comprendre les femmes, c'est tout simplement nier que l'on puisse être motivé par la connaissance. Il n'y a pas que des militants dans la vie, il y a aussi des gens qui tentent de comprendre et d'exprimer le monde dans lequel ils évoluent.
"Difficile d'aller à l'encontre de ses intérêts de classe", en quoi est-ce que cela vous choque ? "Trop facile, j'le fais les doigts dans le nez" serait-il plus réaliste ?
Quant à "tous ces exemples", c'est l'expérience de l'auteur, très négative, de n'avoir vu que ça dans le proféminisme de ses camarades de lutte. Pour le contredire il faudrait une certaine expérience des milieux proféministes, mixtes et non-mixtes. Un ami qui a navigué autour de ces mouvements me disait qu'il faut être sans illusion sur le fait qu'on y participe pour très égoïstement vivre mieux avec les femmes, et que l'important pour lui avait été d'articuler son intérêt très bien pensé (pas nié par grandeur d'âme, pas escamoté sous prétexte d'universel) avec des possibilités d'avancer politiquement pour la cause des femmes... Dans ce domaine-là, la naïveté ne pardonne pas : la tâche est dure puisqu'on va à l'encontre de ses intérêts, alors le nier en se disant que soi, même pas la peine de s'interroger, on sait qu'on est largement à la hauteur, c'est un mauvais départ.
Que je sache, Marx et Engels n'ont pas fini au fond de la mine par solidarité... ce qui est un peu le cas de Thiers-Vidal, qui a vécu très intensément chaque violence qu'il a vu faire aux femmes et aux enfants par des hommes comme lui.
"Difficile d'aller à l'encontre de ses intérêts de classe''... a deux significations : "impossible ou presque d'aller à l'encontre de ses intérêts de classe" et "faire un effort" pour y parvenir. D'après le contexte et le "ton" de votre commentaire, je supposais que la phrase sous-entendait le premier de ces sens. Mais j'ai pu me tromper.
Comment pourrais-je contredire votre ''expérience de l'auteur, très négative, de n'avoir vu que ça dans le proféminisme de ses camarades de lutte''. Je n'en avais la moindre intention, mais le fait que vous pensiez uniquement à votre expérience ainsi décrite ne ressortait pas (en tout cas ne ressortait pas assez clairement pour moi) de votre commentaire du livre de Thiers-Vidal.
A part cela, je ne vois pas où pourrait être le mal si un homme cherche '' très égoïstement vivre mieux avec les femmes ''. Les femmes ne luttent-elles pas pour leurs droits pour vivre mieux elles-mêmes, mais aussi avec les hommes?
Merci de garder un ton cordial, j'avais fini par croire que ce n'était plus possible sur ces questions. J'ai eu des retours très différents des expériences proches décrites par LTV et par mon ami qui essayait de ne pas oublier qu'il était pro-féministe par idéal et par confort, pas par nécessité vitale. Certains sont vraiment très négatifs, disant que le manque de nécessité vitale de sortir des schémas de domination est une différence essentielle : alors que les hommes vont chercher à se libérer pour vivre mieux, les femmes vont chercher à se libérer pour vivre tout simplement. Quand ils et elles se retrouvent, quel est l'objectif qui va rester ?
Le parallélisme des conditions n'existe pas, et il est très dangereux à manier sur ces questions... Je suis en train de préparer la suite, en utilisant mon expérience et celles décrites par Thiers-Vidal et d'autres.