La Guerre des forêts
Par Aude le dimanche, 23 mars, 2014, 22h03 - Lectures - Lien permanent
La Guerre des forêts. Luttes sociales dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, Edward P. Thompson, traduit par Christophe Jaquot et présenté par Philippe Minard, La Découverte, 2014, 200 pages, 15 euros
L'industrialisation de l'Angleterre a donné lieu à de nombreux conflits sociaux auxquels écologistes et anti-industrialistes font référence aujourd'hui. A côté des fameux Luddites, il faut citer les Diggers ou les Levellers. E. P. Thompson livre dans Whigs and Hunters (1) une étude des Blacks, dont les actions ont suscité la rédaction de lois d'une sévérité redoutable. Étaient désormais passibles de la peine de mort non seulement le braconnage de gibier et de poisson, le port d'armes et le fait de se grimer le visage en noir, mais aussi la récolte de tourbe et le glanage de petit bois. Thompson documente ces conflits, l'élaboration du Black Act de 1723, son application dans les décennies suivantes, et conclut avec une réflexion hétérodoxe sur le droit : arme au service des classes gouvernantes, comme le décrivent les historien-ne-s marxistes, le droit doit néanmoins donner des gages d'impartialité pour fonder sa légitimité. La force ne suffit pas, il faut aussi le consentement, assuré par la croyance d'être en retour protégé par une institution insensible (ou peu sensible) aux rapports de pouvoir. Philippe Minard, dans sa présentation, « Les dures lois de la chasse », fait écho aux critiques essuyées par Thompson, aussi bien de la part des conservateurs/rices que des marxistes, et nous décrit ce penseur hors-normes, « romantique radical » en marge de l'université, animateur d'un centre d'histoire sociale à Warwick.
Les Blacks, qui sévissent dans les domaines royaux au sud-ouest de Londres
pendant une saison, sont-ils des bandits sociaux tels que décrits par Eric
Hobsbawn ? Sans faire référence à ce dernier, Thompson nous raconte un
mouvement qui n'est pas seulement criminel (les Blacks ont à leur actif des
expéditions de chasse au cerf donnant lieu parfois à la mort de dizaines
d'individus et des affrontements dont certains se sont conclus par des
homicides) mais aussi social. Ils offrent une réponse violente à un nouvel
usage des terres qui se développe au début du XVIIIe siècle, à partir du mépris
des classes dirigeantes (les whigs, ce groupe politique plus
affairiste que les tories terriens) pour la coutume qui jusqu'ici
régulait l'emprise de chacun-e sur des ressources naturelles vécues comme
communes. Avec les whigs, la propriété des terres prend un sens
nouveau de droit exclusif, par opposition à celui que lui réservaient les lois
coutumières, fondées sur des droits d'usage complexes. Il était possible
jusqu'alors de faire usage de terres sans en être propriétaire ou locataire, en
y exerçant une emprise limitée (collecte de bois mort par opposition à collecte
de bois vif, par exemple).
On aura reconnu là le phénomène des enclosures, qui accompagnent l'essor
industriel de l'Angleterre du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle en refusant aux
villageois-es les plus pauvres l'accès aux ressources communautaires et en
dégageant des profits plus évidents à partir de la possession du foncier rural.
Faut que ça rapporte ! C'est le nouvel esprit qui se développe à Londres
autour de la dynastie des Hanovre et de gouvernants comme Horace Walpole. Non
seulement les domaines forestiers doivent produire des cerfs pour la chasse
royale et des chênes pour la construction navale (un objectif public), mais les
charges comme celles d'écuyer de la forêt, d'inspecteur des bois et des forêts
ou de garde-chasse, que se distribuent les classes dirigeantes, doivent fournir
des revenus importants et privatifs. Ce passage de mœurs traditionnelles,
garanties par la coutume, à un ethos capitaliste et industriel, est
une violence à laquelle répondent indifféremment paysans sans terre et petite
noblesse terrienne (la gentry). A la tête des Blacks règne ainsi un
« roi Jean » dont on ne sait encore aujourd'hui qu'une chose, son
origine sociale aisée, dont témoignait une main blanche. Plus que deux classes
sociales, ce sont deux mondes qui s'affrontent, l'un pré-industriel, et l'autre
qui pose les fondations du capitalisme contemporain. L'épisode se clôt en 1723,
avec la promulgation d'une série de lois mal fichues juridiquement mais qui ne
seront pas les dernières à protéger aussi violemment la propriété privée
(l'arsenal répressif créé au XVIIIe siècle est ainsi nommé le bloody
code, « code sanglant »). Les Blacks disparaissent dans leurs
campagnes et le mouvement s'éteint mais d'autres surgiront, ailleurs ou plus
tard, pour être la voix des plus pauvres contre le rouleau compresseur
industriel et capitaliste.
(1) Le texte est ici pour la première fois traduit et condensé pour s'adapter à
la collection « Futurs antérieurs » qui publie des textes académiques
souvent cités mais jamais disponibles en français, dans des formats courts
accompagnés de deux présentations, la première sur l'auteur-e et sa biographie,
la seconde sur les enjeux historiographiques de l’œuvre.