Internet et démocratie, retour sur un fiasco

Printemps arabe et enthousiasme global

Rappelez-vous, c'était il y a dix-huit mois : le printemps arabe. L'admiration fusait de toutes parts devant les capacités ouvertes par un certain réseau social à faire triompher la démocratie. La gauche, celle qui voit toujours la révolution à sa porte (Cuba ! la Chine !) et a besoin de modèles politiques prêts à importer comme si elle ne savait pas les inventer, n'en revenait pas : les œuvres philanthropiques d'un milliardaire américain libéraient les peuples ! Les classes moyennes ne s'en émerveillaient pas moins : là-même où elles étalaient complaisamment leur vie privée, se jouait un mouvement historique... délicieux frisson, entre deux « j'aime » et un « veux-tu devenir mon ami-e ». Quant aux classes dominantes, qu'elles aient dû changer ou non leur fusil d'épaule en cours de route, elles se réfugiaient toutes dans les clichés épuisés par les discussions de café du Commerce sur communication, espace public et démocratie. Il y a cent ans le téléphone allait démocratiser la vie publique (rendez-vous compte, on allait pouvoir appeler son député par la magie du réseau téléphonique (1) !), aujourd'hui ce rôle-là incombe à Internet et aux petites vitrines personnelles ouvertes par une grosse entreprise, moyennant quelques indélicatesses (un peu) rémunératrices, pour montrer à son entourage des photos de Sa Majesté Soi-Même en état d'ébriété.

Un lien automatique entre techniques de communication et démocratie ?

L'enthousiasme pour ces révolutions arabes a tourné court maintenant que les conflits s'enlisent et que les élections portent au pouvoir des islamistes (alias le nouveau visage du totalitarisme)... c'est le moment d'en reparler ! Pourquoi donc ces mouvements sociaux, et l'usage qui y a été fait de techniques de communication légères et décentralisées, ne se sont-ils pas avérés synonymes de démocratie ?
D'abord parce que ces techniques n'ont été que des outils de plus. On sait depuis longtemps s'insurger (spécialement en milieu urbain, si, si !) sans l'aide d'un téléphone portable ni accès au cyber-café. En revanche, ces techniques ne garantissent pas automatiquement le succès d'une révolte. Les émeutes de juin et juillet 2009 en Iran ont eu beau prendre à partie le monde en transmettant force images et messages en langues européennes, le rapport de force entre bourreurs d'urnes et opposition n'en a pas été fondamentalement bouleversé, pour des raisons qui ont certainement autant à voir avec la politique intérieure qu'avec la géopolitique régionale.
Ensuite l'insurrection n'est qu'un moment exceptionnel de la vie démocratique, laquelle reste pour l'essentiel moins romantique que ça, bêtement faite de délibérations, négociations ou rapports de force. Une bonne insurrection ne garantit en aucun cas la qualité de la vie quotidienne démocratique qui s'en suit... Si l'on met en regard les élections tunisiennes ou égyptiennes avec celles qui ont eu lieu en France en juin 1968, on saisit mieux le fossé qu'il peut y avoir entre ces deux moments, et entre les populations qui animent le premier (jeunes, urbaines, bénéficiant d'un capital-sympathie auprès de quelques classes sociales fortement prescriptrices) et celles qui sont sollicitées lors du second.
Et pour finir, on ne comprendra jamais le flop des révolutions arabes si l'on continue de confondre démocratie et gouvernement représentatif. La première est exigeante, le second s'appuie sur un système (l'élection) qui réussit le tour de force de présenter des caractères à la fois démagogiques et aristocratiques. L'élection sollicite le peuple sur une motivation extrêmement faible, dans des conditions de délibération indigentes, et aboutit généralement à un résultat qui fait preuve d'un grand conservatisme et d'une force d'inertie indispensable à la reproduction des élites politiques (et parfois, rarement, à l'introduction de nouvelles qui feront elles aussi plus que leur temps).

Alors, surprise ? Moi non. J'utilisais déjà ces arguments dans les tentatives de débat qui ont émaillé ma dernière année au sein d'une revue d'écologie technophile (on en trouvera quelques éléments dans un texte de janvier 2010)...

(1) Je crois avoir déniché cette savoureuse anecdote dans « De la socio-utopie à la techno-utopie », Pierre Musso, Manière de voir, août-septembre 2010.

Commentaires

1. Le mercredi, 8 août, 2012, 16h28 par XavR

À ce sujet, je me souviens d'un court article paru il y a quelques mois dans le Monde Diplomatique, où un sociologue évoquait la question du lien entre "révolution" (tunisienne je crois) et twitter, et mettait en avant cet argument : d'un point de vue factuel, chronologique, il observait une corrélation entre les moments où le régime avait mis volontairement en carafe le réseau internet, empêchant les gens de communiquer par ce biais, et les moments où les gens étaient sortis en masse dans la rue : il leur fallait se déplacer et aller au coin de la rue, au café, chez leurs parents ou amis, pour s'enquérir des nouvelles, personnelles ou concernant la situation. Je ne suis pas certain que le constat était systématique, mais tout de même assez frappant et ironique, alors qu'on nous parle de révolution facebook ou twitter... si j'y pense, je remettrai en commentaire les références de l'article (que je crois avoir conservé en archive).

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