Démocratie et réseaux virtuels, de la nécessité d'un regard critique
Par Aude le vendredi, 22 janvier, 2010, 16h23 - Textes - Lien permanent
Article publié en septembre 2011 dans le n°31 sur « La contre-révolution informatique » de la revue Offensive, et écrit en janvier 2010 dans le cadre d'une polémique au sein d'une revue d'écologie politique.
Savoir, est-ce pouvoir agir ?
Au lendemain de la guerre de 1939-1945, le monde découvre stupéfait
l'extermination des Juifs d'Europe. La possibilité de l'exécution de ce plan
semble avoir résidé dans son secret. On ne savait pas, et c'est ce qui a
empêché l'action, disait-on alors. Mais si cette extermination était inconnue
et même inimaginable, la déportation et son lot de malheurs n'étaient pas un
mystère, et pourtant l’opposition a été un geste rare.
Malgré cela, au moment de la généralisation de chaque nouvelle technique de la
communication, plane l'idée qu’« on ne pourra plus dire qu’on ne savait
pas », et que l'on pourra enfin s'indigner et agir. Avec une télévision
dans chaque foyer, les images du Biafra, de l'Éthiopie, de la Somalie puis du
Soudan ne manqueront pas d'émouvoir et de susciter l'action... Les espérances à
propos d'Internet reprennent ce schéma, et Gordon Brown (par exemple) les
exprime bien : le réseau permet la circulation d'images et de témoignages
de réfugiés climatiques, il rend disponibles des informations nombreuses et
précises sur l'effet de serre et pose les bases d'une prise de conscience
globale qui aura nécessairement une expression politique
(1).
Il ne s'agit pas ici de nier ou de refuser les possibilités ouvertes par
l'existence de telle ou telle technique de communication, mais de faire état
d'une confiance excessive à leur sujet. Cette confiance largement répandue, de
la droite à la gauche, nous semble à même de désamorcer toute réflexion
politique sur nos structures démocratiques, la renvoyant à un avenir
déterminé par la seule technique. S’il y a à l’origine de cet
imaginaire des théories ambitieuses de la communication (2),
nous nous attacherons plutôt à la traduction de ces théories dans le discours
politique actuel, et plus particulièrement à la façon dont ce discours, quand
il est repris par des personnalités proches du pouvoir comme l'emblématique
Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'État chargée de la Prospective et du
Développement de l’économie numérique, sert une vision du monde qui reste peu
ou mal discutée.
Rêves d'horizontalité
« Internet est (...) un réseau d'échange collaboratif et
communautaire, qui perturbe résolument le circuit linéaire, hiérarchique et
univoque de la transmission de l'information, du savoir et de la communication
publique. » La collaboration « est partout la règle », et
« les contributeurs sont déliés des hiérarchies traditionnelles, de la
"verticalité" » (3).
Le réseau serait un tissu, ni trop lâche ni trop serré, où chaque nœud compte
et contribue au succès de la structure (4). L'organisation
« en réseau », parce qu'elle est promesse d'égalité, séduit aussi
nombre de militants de gauche (5).
L'arrivée d'Internet a ainsi donné lieu (chez eux plus qu'ailleurs ?) à de
grandes espérances, dont certaines ont pu être accomplies. Rappelons, parmi les
success stories du net militant, les critiques au TCE d'un enseignant
en droit de Marseille, qui essaiment très vite dans les milieux
« nonistes » et contribuent, parmi d’autres mieux établies, à nourrir
des débats, de visu et sur la toile, d'une qualité rare. Ou l'audience
des « nouveaux militants » (6). Les petites
structures trouvent avec Internet le moyen de communiquer à bien moindres
frais, en interne comme en externe. Elles mettent en place d'abord des listes
de diffusion qui remplacent des publipostages coûteux, investissent ensuite les
réseaux sociaux, et s'adapteront aussi vite aux nouvelles habitudes du public.
Leur possibilité d'envoyer des messages à un large public... ne garantit pas
cependant des pratiques de réception satisfaisantes. Mais puisqu'il est malgré
tout possible de voir son propos repris en raison de son originalité ou de sa
pertinence, et que le buzz est techniquement à la portée de tous, les
inquiétudes sur la reproduction des inégalités de moyens viennent rarement
assombrir le tableau.
Et la campagne sur Internet de Barack Obama animée par l’entreprise Blue State
Digital, avec son caractère plus que jamais systématique, où l'animation de
réseaux de visu (traditionnelle aux USA) se double d'une mémoire
dangereusement démultipliée, enthousiasme plus qu'elle n'inquiète.
Prise de décision magique
La seule réserve de nos apologistes tient dans la fracture numérique, soit
l'inégal accès à Internet, qui n'est vécu que comme une question matérielle,
pouvant être résolue par l'équipement de chaque foyer. Il est aujourd'hui avéré
que l'équipement ne suffit pas, de même que, pour rendre accessible la culture,
il n'a pas suffi de faire tomber les barrières économiques. Aujourd'hui,
l'usage le plus assidu d'Internet est le fait des classes sociales les plus
cultivées (7), celles aussi qui participent le plus fortement
à la vie politique.
Il est dans le même temps un manque flagrant dans les discours autour de la
démocratie 2.0, ou e-démocratie, c'est celui qui décrirait le moment de la
prise de décision dans ces (méga) groupes mouvants et virtuels. La question
n'est pas abordée par Nathalie Kosciusko-Morizet au cours du livre qu’elle
consacre pour une bonne part à la question, tout au plus lit-on sous sa plume
que « les circuits traditionnels de la décision comme de la
transmission de l'information vont continuer d'être transformés par la part
croissante des contributions latérales ou distantes »
(8). On n'en saura pas plus. Ou plutôt on comprendra plus tard
que la décision revient malgré tout aux élites élues du gouvernement
représentatif, car le forum n'est pas l'assemblée (9). Même
leurre chez Bernard Stiegler, apologiste de gauche de l'usage citoyen des
réseaux et des foules intelligentes (10). On les comprend...
La prise de décision est un processus complexe, dont le psychologue social
Serge Moscovici nous a décrit la mécanique sensible (11). Et
communiquer, même bien, ce n'est pas la même chose que décider ensemble.
La transmission d'informations, l'expression des opinions et la possibilité
d'entendre ou de lire celle des autres, leur superposition (telles des
disponibilités sur un agenda Doodle) ou l’agrégation des créations, tout cela
peut fonctionner dans les mondes d'Internet. Mais qu'il s'agisse de choisir,
d’effectuer un arbitrage, et la touche finale manque. Comme une de ces pages
Wikipedia qui, la faute à une polémique trop aiguë ou des luttes d'influence
entre groupes et à une modération a minima, échouent à publier un
contenu pluraliste et quasi-unanime, et sont reléguées dans la catégorie des
contenus sans valeur, dénués de fiabilité.
Le modèle du logiciel libre est ainsi bâti sur l'ouverture et la disponibilité
du code, qui permettent son amélioration constante et autant de versions qu'il
y a d'utilisateurs. Mais la politique, c'est le choix d'une seule
version : une constitution à la fois, un système législatif unifié. Aussi,
parmi les nombreux dispositifs qui proposent de renouveler ou de dépasser le
gouvernement représentatif (12), il est intéressant de noter
que, malgré le vif intérêt suscité par la démocratie numérique – de la gauche à
la droite, chez les élu-e-s comme dans la société civile – aucun ne s’invente
autour des techniques de la communication ni ne prétend sérieusement pouvoir le
faire un jour.
Une atomisation bienvenue
Revenons au propos de Nathalie Kosciusko-Morizet : Internet est
« une extension féconde de la communauté politique »… L'appel de la
ministre UMP à investir la sphère virtuelle avec des préoccupations citoyennes,
alors même que c’est un lieu où rien ne doit/ne peut se décider, sonne comme
une version moderne du projet néo-libéral pour la démocratie, un
« apaisement » bénéfique au déchaînement de l'oligarchie en place. Ce
projet se construit contre l'engagement, en particulier collectif et à gauche,
qu’elle dénigre systématiquement dans la première partie de son ouvrage.
Comment, à ce compte, ne pas comprendre la « démocratie 2.0 » qu’elle
promeut comme l'invitation à venir se perdre seul dans une foule d'individus
également atomisés, qui ne partagent plus que de la simultanéité ?
Laisser les corps intermédiaires que sont les associations et les partis
s’effacer naturellement en vertu du lien direct entre le pouvoir et le
peuple, c’est se priver autant de leur possibilité de remettre en cause
l’agenda politique (13) que de la socialisation qu’ils
offrent. Ils sont (ou devraient être) un lieu de formation intellectuelle,
d'apprentissage au respect de l'autre et à sa parole, de responsabilisation
enfin, et c'est tout le sens du mot engagement.
S'il est légitime que les organisations politiques utilisent les nombreux
outils qu'offrent les réseaux virtuels, il est aussi nécessaire que, dans le
cadre d'une réflexion sur la démocratie, elles mettent en perspective leurs
usages et leurs conséquences. Et exercent leur esprit critique sur les discours
(des) dominants sur le sujet...
Notes
(1) Citons par exemple Gordon Brown, « Tisser une toile
pour le bien de tous », mis en ligne en juillet 2009 sur TED,
http://www.ted.com/talks/lang/fre_fr/gordon_brown.html.
(2) Apparue dans les années 1940, la cybernétique
laissait imaginer aux esprits les plus brillants du temps une
gouvernance (les deux mots ont la même étymologie) enfin rationnelle,
à travers la possibilité de synthétiser de la décision politique à partir du
recueil et du traitement informatisé de données brutes.
(3) Nathalie Kosciusko-Morizet, Tu viens ?,
Gallimard, 2009, pp. 134-135.
(4) Pierre Musso, dans « Utopie des réseaux »,
EcoRev’ 25, exprime bien comment le réseau correspond moins à une
description de la structure sociale qu’à son image fantasmée.
(5) Difficile de rendre compte ici, sans caricaturer ni être
injuste, de l’engouement autour des réseaux dans la gauche critique. Faisons
remarquer toutefois combien est présente désormais dans le moindre groupuscule
l’idée que l’organisation en réseau est capable de désamorcer les enjeux de
pouvoir, de faire disparaître aussi bien les hiérarchies que les effets de
centre/périphérie. Le sociologue Lilian Mathieu, étudiant les « nouveaux
militants », en montre les limites : « Il se pourrait bien (…)
que la bureaucratie et la hiérarchie explicites soient dans la pratique gages
de davantage de démocratie que l’informalité et l’horizontalité
proclamées. » Lilian Mathieu, « Un "nouveau militantisme" ? A
propos de quelques idées reçues », Contretemps, novembre 2008,
http://www.contretemps.eu/socio-flashs/nouveau-militantisme-propos-quelques-idees-recues.
(6) Voir la lecture critique de Un nouvel art de
militer par Mikaël
Chambru, EcoRev', mars 2010.
(7) La fréquence de l'utilisation d'Internet à des fins
personnelles est corrélée à la fréquentation des cinémas, théâtres, musées, et
à la lecture. Elle reproduit des phénomènes d'exclusion bien connus des
sociologues de la culture. L'équipement des foyers, qui encourage la fréquence
de l'utilisation d'Internet, varie certes selon des critères sociaux ou (les
plus décisifs) générationnels... mais à chaque foyer équipé peut correspondre
une utilisation intense ou faible, selon les variables "culturelles". Il y a
par exemple 12 % de non utilisateurs en foyer équipé. Le fossé géographique est
devenu anecdotique : 7 % de connexions bas débit dans les communes rurales
(la moyenne nationale est de 4 %), et 43 % de connexions haut débit (52 % au
niveau national). Tout cela nous laisse penser que la question de l'usage n'est
pas celle de l'accès matériel. Pratiques culturelles 2008,
respectivement synthèse par Olivier Donnat et chapitre 2, ministère de la
Culture et de la Communication, 2009.
(8) Nathalie Kosciusko-Morizet, op. cit., p.
143.
(9) « Une agora, ce n'est pas une assemblée. On devra
veiller à ne pas confondre les deux et à bien comprendre que l'agora virtuelle
est une extension féconde de la communauté politique, mais qu'elle ne peut se
substituer à elle. Elle n'en a pas la légitimité, et ce n'est pas sa
vocation. » Nathalie Kosciusko-Morizet, op. cit., pp.
159-160.
(10) Marc Crépon et Bernard Stiegler, De la démocratie
participative. Fondements et limites, Fayard, 2007.
(11) S. Moscovici et Willem Doise, Dissensions et
consensus. Une théorie générale des décisions collectives, PUF,
1992.
(12) Florent Marcellesi et Hans Harms en font une liste
étendue et un tableau comparatif, « Critères et mécanismes participatifs
pour repenser la démocratie », EcoRev' 34, mars 2010. Et Loïc
Blondiaux (Le Nouvel Esprit de la démocratie, Le Seuil, 2008) décrit
plus précisément les plus répandus.
(13) C’est une des limites également des dispositifs
participatifs selon Yves Sintomer, qui les connaît bien. Le Pouvoir au
peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, La
Découverte, 2007.
Commentaires
Oui, Aude, il n'y a, me semble-t-il, que du "vrai" là-dedans, dans le sens du vérifiable. Ce que décrit cet article, est hélas ce que l'on constate chaque jour. Je pense qu'on peut poursuivre la critique dans quelques directions.
Dans le web, il n'y a que des fils entre des noeuds, lesquels sont tous un centre (c'est l'idée militaire du départ, puisque le web était destiné à parer une attaque nucléaire et à faire en sorte que le système informatique militaire ne soit plus centralisé en quelques points, mais puisse fonctionner de partout à la fois). Mais, pour paraphraser Orwell, "tous les noeuds sont égaux mais certains sont plus égaux que d'autres". C'est cette démonstration que commence cet article, et il faudrait la poursuivre, et essayer d'élucider ce "mystère" du buzz qui fait que les succès du web sont toujours - exactement comme dans l'étape précédente de la communication - ce qui arrange ce système-là, en tout cas ce qui ne le contredit jamais au fond. En fait, bien sûr, McLuhan a donné un élément de la réponse : le média est le message, et utiliser le net pour faire un buzz, pourquoi pas, mais pour faire de la subversion, c'est autre chose puisque cela supposerait que le net est subversif en soi, ce qu'il n'est à l'évidence pas. A priori, en effet, ce média-là ne s'y prête ni plus ni moins que les autres médias qu l'ont précédé.
L'illusion de nombre de technolâtres est de croire que le net, c'est mieux et que c'est démocratique. Ceux qui disent cela n'ont pas d'analyse poussée de la démocratie : ils ne veulent pas voir en quoi une technique qui ne peut être utilisée que par les humains dotés d'électricité ( ! ) et d'un ordinateur n'est déjà pas démocratique en soi. Cela ne signifie pas le retour à la bougie (argument "massue" des idolâtres de la technique), absolument pas : cela signifie qu'en adhérant d'emblée aux techniques que nous offre la Mégamachine, nous nous interdisons d'en critiquer l'usage. C'est bien ce que font les technolâtres gauchistes et notamment les negristes, qui voient dans les usages que fait la "multitude" des moyens offerts par le pouvoir une réappropriation de ces moyens techniques. Mais c'est exactement ce dont le pouvoir a besoin ! Que les opprimés, ou la prétendue "multitude", utilisent ce que le pouvoir met à leur disposition... et les prolétaires seront bien gardés ! Parce que, ensuite, venir se rebeller contre celui dans la main duquel l'on mange est une autre paire de manche que de critiquer d'emblée l'existence aliénée que propose le pouvoir, et notamment à travers la virtualité triomphante !
Vivement une critique féroce de Facebook et autres sites de "rencontres" pour les "amis" !
merci, ce texte est une révélation qui me permet d'atteindre la maturité politique... enfin