La fin du monde, les riches et les gueux

A propos de trois films

Soleil vert, Richard Fleischer (1973)
Idiocracy, Mike Judge (2006)
Elyseum, Neill Blomkamp (2013)

C'est dans 50 ou 150 ans et le monde est devenu étouffant dans tous les sens du terme : surpeuplé et surchauffé, un enfer.

A New York on élit domicile dans les cages d'escaliers, pendant que de vastes étendues naturelles sont protégées dans un conservationnisme devenu fou. Une société autoritaire, donc, capable de gérer des masses de manifestant-e-s avec des dispositifs anti-émeutes assez sommaires et desquels un héros peut toujours s'échapper. Pendant que ces masses sont tant bien que mal satisfaites par la livraison de nourriture, sous la forme de tablettes de soja au contenu douteux (1), l'élite se goinfre. Salade, confiture de fraises et steaks font s'évanouir de plaisir notre protagoniste (Charlton Heston), un flic pas si ripou, quand sa fréquentation de l'oligarchie lors d'une enquête lui permet de mettre la main dessus. Il y a aussi chez les vieux hommes riches du savon et de la belle meuf (du « mobilier ») qui font l'objet de la même avidité et de la même prédation. Même quand tout s'est effondré, on peut arriver à se faire plaisir. Tout le film se passe à New York, dans une lutte des classes pas si sommaire : l'élite quasi-invisible, certes, et les gueux, mais ceux-ci ne partageant pas tou-te-s le même degré d'infortune. Il manque toutefois ceux et celles qui doivent bien produire le peu de nourriture encore en circulation. En clair : où sont passé-e-s les fermier-e-s ? comment les espaces ruraux sont-ils alloués aux activités productrices ou à la conservation ? quels phénomènes de domination s'exercent là-bas ? Oui, je sais, je pose beaucoup de questions, persuadée que l'usage des terres agricoles est une de ces questions-clefs qu'il nous faudra régler pour ne pas finir comme dans Soleil vert.

Même angle métropolitain dans Elyseum, sauf que cette fois c'est toute la planète qui est surpeuplée comme à Los Angeles. Tout pareil comme à L.A. ? Puisqu'on vous le dit. Les élites, ici, se sont cachées dans un satellite (Elyseum) pas plus discret qu'une lune et qui suscite plus encore de curiosité et d'envie qu'au XVIIe siècle quand l'astronomie battait son plein et que Cyrano de Bergerac rêvait d'aller y faire un tour. Levant les yeux depuis votre quartier de taudis californien, vous pouvez à tout moment voir the place to be. Alors qu'en bas est livré à l'arbitraire d'en haut, en haut fonctionne selon des règles plus civilisées, une gouvernance aristocratique constitutionnelle. Malheur à celle, une dirigeante française anglophone (Jodie Foster), qui franchirait le pas : il est strictement interdit de faire exploser en vol les vaisseaux de migrant-e-s qui tentent parfois l'aventure. Il faut les traiter avec « humanité et cœur » (2), comme on aurait fait à Lampedusa si on avait su. Et les renvoyer en douceur dans le gourbi où ils et elles sont destiné-e-s à vivre leur vie comme tout un chacun en se crevant à la tâche ou de maladie. Et c'est là qu'intervient le grand thème du film : en bas il y a certes des hôpitaux avec des infirmières à plein temps qui n'ont pas besoin de chercher un deuxième boulot pour croûter, mais en haut il y a des machines à soigner. Tu t'allonges, ton identité sert de clef et enclenche un scan réparateur. Pas de clef, pas de soin. Alors que ce serait si facile... il y a d'ailleurs des centaines de scanners qui attendent dans un coin d'Elyseum, on ne sait pas trop quoi en faire, à part peut-être « nanana nanère ». En bas une société policière, avec des moyens de répression beaucoup plus pointus qu'à l'époque des tractopelles à manifestant-e-s (le héros, incarné par Matt Damon, est identifié nominativement à la moindre friction avec les forces de l'ordre, il ne pourra pas se cacher derrière un mur comme Charlton Heston en son temps), une colonie gouvernée depuis en haut, qui surveille en continu les flux de personnes et de biens produits en bas pour assurer la prospérité des habitant-e-s d'Elyseum. Mais le plus scandaleux c'est bien que des nenfants meurent de maladies (en bas – comme en 2013 – incurables) alors qu'en haut on pourrait les soigner. Où l'utopie techno de la santé parfaite, à travers la mise à disposition charitable de machines à soigner, remplace tout projet social et politique.

Elyseum et Soleil vert sont intéressants parce que derrière le « tou-te-s ensemble pour sauver la planète », ils pointent du doigt la variété des intérêts à le faire : pour les gueux, vital, pour les élites, on trouvera toujours une solution. A cette aune, le « capitalisme vert » finira par faire ricaner aussi ses dernier-e-s crédules. Car ce n'est pas « la planète » qu'il faut sauver, mais des conditions de vie décentes pour tou-te-s, et ça passe par une réflexion sur les besoins de la vie décente au regard des ressources naturelles disponibles, les rapports de pouvoir, etc.

Mais alors que les rapports de pouvoir figurent dès le titre (« idiocratie », c'est le pouvoir des idiot-e-s), on a affaire dans Idiocracy à une vision délirante de la société. Bon, ça fait du bien parfois de délirer, et c'est le dernier film qui m'ait fait autant rigoler en offrant un spectacle particulièrement inventif de ce que peut signifier « être bête à manger du foin ». Mais c'est l'ensemble de la société qui a été contaminé en 500 ans (!) par l'empressement des prolos nigauds à se reproduire, tandis que la classe moyenne cultivée se demandait si vraiment, on pouvait donner la vie dans un monde pareil. A partir de ce point de vue classiste, le film (scénarisé par le réalisateur et un quasi-homonyme d'Ethan Coen – le h est placé ailleurs) développe une approche ignorante des rapports de classe. Paradoxe ? Quand on pense que la bêtise est génétique et que les white trash (Blanc-he-s pauvres quasiment privé-e-s de leurs privilèges de race) galèrent parce qu'ils et elles sont des idiot-e-s congénitaux/ales, pas seulement en raison de leur privation d'accès à une éducation de qualité et à des perspectives socialement plus réjouissantes, on n'est pas en mesure de proposer des analyses fulgurantes. Dans Idiocracy, donc, étrangement, aucune élite sociale n'a eu l'idée de se protéger de la bêtise ! Alors que... dans la Silicon Valley aujourd'hui, les enfants des informaticien-ne-s aisé-e-s peuvent redécouvrir dans des écoles sans écran ce que c'est que d'aller au tableau (3). Dans des écoles désargentées, en revanche, on arbitre entre l'apprentissage de l'écriture manuscrite et celui des écrans – et ce sera le deuxième, apprends à taper ta liste de courses sur ton smartphone. Les élites ont toujours su s'extraire de la dégradation des sociétés qu'elles gouvernaient pour préserver leur mode de vie.

C'est d'ailleurs tout l'intérêt de films comme Soleil vert ou Elyseum d'imaginer les nouvelles enclosures qu'elles auront mises en place dans cette optique. Mais pas dans Idiocracy, où elles sont aussi nœuds-nœuds que leurs administré-e-s. Question : est-ce que la science-fiction peut être aussi délirante ? J'en doute, car c'est bien le réalisme et la cohérence des situations, quand bien mêmes elles seraient éloignées dans le temps et dans l'espace, qui me semble être au cœur du genre. A voir...

(1) Toute ressemblance avec les tentatives actuelles de promotion du végétarisme ou de l'entomophagie, par lesquelles des élites bien-pensantes, emmenées par Bill Gates et Paul McCartney, cherchent les moyens d'éviter au bon peuple la consommation de viande qui ferait du mal à la planète, est purement fortuite.

(2) Pour les plus jeunes, c'est comme ça qu'un ministre de l'Intérieur décrivait l'expulsion de sans-papiers de l'église St Bernard en 1996.

(3) Cédric Biagini, L'Emprise numérique, L’Échappée, 2013.

Commentaires

1. Le samedi, 16 novembre, 2013, 12h46 par Aude

La question que je pose est donc : est-ce que The Hitchhikers's Guide to the Galaxy peut-être considéré comme un bouquin de SF ? ou d'anticipation ?

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