Carbon Democracy

A propos de Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Le Pouvoir politique à l'ère du pétrole, traduit par Christophe Jaquet, La Découverte, 2013, 336 pages, 24,50 euros

Il est une question qui apparaît bien peu dans les discours protectionnistes, c'est celle des conséquences économiques de notre addiction au pétrole. Puisque nous n'en produisons pas, mais que nous en consommons beaucoup, il nous faut bien trouver de quoi l'acheter sur le marché mondial, en produisant à notre tour et exportant (des armements ?) de quoi équilibrer la balance, ce qui nous contraint à nous engager dans une longue série d'échanges plus ou moins avantageux. Ceci dit non pas pour désavouer le protectionnisme, mais pour me permettre d'avoir enfin de quoi étayer ma ferveur mal informée pour cette position politique. Car on parle beaucoup de pétrole, pour dire que c'est la malédiction des pays producteurs (à part la Norvège ?) ou pour regretter que son prix soit trop ou pas assez élevé, mais rarement pour aider à comprendre le monde dans lequel nous vivons avec la même acuité que celle dont fait preuve ici Timothy Mitchell. Autant le dire tout de suite, son ouvrage Carbon Democracy est une autre, indispensable et vivifiante, histoire du XXe siècle.

Hormis la découverte en 1956 par le géologue M. King Hubbert d'un prochain pic de production du pétrole américain, beaucoup de ce qu'on pense savoir sur le pétrole et qui irrigue la compréhension de l'honnête homme contemporain (et de son alter ego féminin) est mis à mal dans cet ouvrage. Le pétrole a l'avantage d'être une énergie plus concentrée et plus fluide (1) que le charbon, qu'elle supplante naturellement à l'orée du XXe siècle ? Non, pendant longtemps il n'a été utilisé que sous forme de kérosène pour les lampes (les lampes à pétrole, donc), et il faudra beaucoup de ressources politiques et commerciales pour arriver à écouler les sous-produits de cette production, comme l'essence. Le passage des engins de la Marine britannique du charbon au pétrole fait par exemple l'objet d'un développement intéressant. Les compagnies pétrolières ont arpenté les déserts persans et arabes dans l'espoir d'augmenter encore et toujours leurs capacités de production ? Non, à vrai dire elles ont pendant des décennies mis en œuvre toutes les stratégies possibles pour limiter la production et créer la rareté, l'idée maîtresse étant non seulement de profiter de monopoles extorqués aux pays sous contrôle, mais aussi ne pas produire au Moyen-Orient un pétrole dont le prix serait inférieur à celui des champs texans. Si l'on a trouvé des prospecteurs jusque sur le mythique plateau inhospitalier de Masjid i-Suleiman en 1908, c'était pour ne pas aller chercher dans des endroits plus accessibles. Jusqu'au cours d'économie du choc pétrolier de 1973, qui explique que la production baissant, la demande égale fait naturellement (encore !) croître les prix du marché : les pays de l'OPEP n'ont pas augmenté les prix du pétrole, mais le pourcentage de leur rémunération, et il est bien probable que leur refus de livrer du pétrole directement aux USA (pour exiger un règlement de la question palestinienne) n'ait entraîné aucune diminution mais une légère augmentation des volumes exportés, les pénuries vécues en Europe et en Amérique du nord n'étant liées qu'au stress sur les circuits de commercialisation et les augmentations qu'à l'aubaine que cela représentait pour les compagnies pétrolières. « Probable », car jusqu'à ces années-là le commerce du pétrole était d'une grande opacité, sans données publiées et sans... prix du marché. Les seules indications tenaient à l'observation des navires pétroliers dans les ports concernés ! On apprend aussi comment la teneur de l'atmosphère en CO2 a été mesurée dès la fin des années 1950 par Charles Keeling, et le changement climatique construit comme objet scientifique en 1961, puis politique en 1965. Les mesures n'ont plus été financées à partir de 1971, il a donc fallu attendre la fin des années 1980 pour ce sujet en redevienne un. La dernière décennie est également traitée à la fin de l'ouvrage et, bien que tout ait été en apparence dit sur les guerres d'Afghanistan ou d'Irak, sur les révolutions arabes, ici encore Mitchell décale le regard : suite à l'augmentation de la consommation domestique et à l'épuisement des réserves, l’Égypte a pour la première fois de son histoire été importatrice de pétrole en... 2010, année où le gouvernement n'a plus été en mesure d'acheter la paix sociale avec sa rente pétrolière. Une autre histoire, et passionnante ! Et pour clore ces quelques surprises que réserve Carbon Democracy, la découverte du pic de Hubbert, loin d'être étouffée dans l’œuf par les compagnies pétrolières, a été soutenue par celles-ci – jusqu'à ce que leur intérêt leur commande de le nier et de gonfler les réserves connues.

Outre cette histoire extrêmement documentée du commerce du pétrole au XXe siècle et des agissements des compagnies pétrolières au Moyen-Orient, avec la complicité des gouvernements états-uniens successifs, Mitchell propose une histoire politique et intellectuelle de notre modernité. Aussi lie-t-il à la question du pétrole le surgissement de la notion d'économie, non plus en tant que ménagement des ressources mais que comptabilisation de toute activité dégageant des richesses monétaires, donc a priori aussi bien la prédation de ressources naturelles que la production de nourriture : on ne peut désormais plus compter comme une dégradation du capital naturel une ressource aussi bien monnayée que le pétrole. Alors que Keynes dans les années 1930 n'utilisait jamais que l'acception traditionnelle, surgit dans les années 40 ce nouveau sens, avec l'invention concomitante du PNB, du développement et de la croissance infinie. L'environnement, jadis « milieu », est lui aussi créé dans la confrontation entre compagnies pétrolières et écologistes scandalisé-e-s par les marées noires des années 1960 et 70. Et se crée parallèlement la question de l'énergie, là où on parlait que du commerce du pétrole ou du charbon.

Timothy Mitchell nous emmène loin, multipliant les exemples et précisant sa pensée, mais il est attentif à ne pas nous perdre en route, avec un découpage en chapitres chronologiques introduits et clos avec rigueur et sans peur de redites salutaires. Malgré la complexité du propos, qui mêle économie politique et géopolitique, on ne lâche jamais (tout à fait) le fil de cet impressionnant tableau du « pouvoir politique à l'ère du pétrole ».

(1) Cette fluidité étant pour lui un facteur nuisible à la démocratie : les savoir-faire des mineurs et la rigidité des chaînes d'approvisionnement du charbon ont permis à la fin du XIXe aux classes ouvrières d'imposer, depuis les infrastructures de production et de distribution du charbon, des revendications qui ont démocratisé l'ensemble de la société et distribué plus équitablement les richesses. Avec le pétrole, plus fluide et moins exigeant en ressources humaines spécialisées, concentré dans des pays non-occidentaux, ces capacités disparaissent, voire sont mises à mal. Que la présence de cette question en note n'induise pas en erreur : cette influence entre systèmes énergétiques et systèmes politiques est la thèse centrale développée par l'auteur.

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