La Montée des eaux

Charles C. Mann, La Montée des eaux, traduction M. Pigeon, Allia, 2009, 61 p., 3 euros
Texte intégral, après parution sous une forme remaniée par la direction dans EcoRev' (passage en question en gras sur cette page)

L'ouvrage paraît dans une collection de littérature, et il faudra toute l'aide de nos libraires – certain-e-s l'ont déjà disposé dans leur rayon écologie, grâces leur soient rendues – pour que son propos politique soit bien compris. D'autant que le titre n'aide pas, traduction plus poétique que précise de The Rise of Big Water, soit le succès montant de l'oligopole mondial de la gestion des eaux. Big Water, c'est la fierté de l'Union européenne, trois compagnies leader sur leur marché, loin devant leurs concurrentes américaines : Veolia dont il sera beaucoup question, mais aussi Suez, autre française, et Thames Waters, dont on finit par oublier la nationalité. Trois entreprises parmi les plus haïes de la planète et de ses habitant-e-s ingrat-e-s qui n'ont pas encore compris l'utilité de leur travail. "L'eau est un don de Dieu, mais il a oublié de poser les tuyaux", dit aimablement un de ses dirigeants. D'où l'incompréhension populaire, qui ne peut s'empêcher de considérer l'eau du robinet comme un bien commun, sans prendre en compte le travail d'ingénierie (et de commercialisation, et de corruption) de Big Water.

Comment est-ce que 10% de la population terrestre a pu être connectée aux réseaux d'eau de Big Water ? Par les vertus d'un "cours d'économie de première année" selon lequel "la meilleure façon de distribuer de l'eau à la population (...) est d'en confier la responsabilité au secteur privé. Si l'eau se fait rare, augmentez-en le prix – laissez faire la loi de l'offre et de la demande. Si les gens veulent que leur eau soit non seulement abondante, mais également propre, augmentez-la encore". Et par celle, au Sud, de l'incurie de pouvoirs publics peu volontaristes, qui ont laissé se dégrader leurs systèmes de distribution et de traitement des eaux, ont été incapables de contrôler l'exode rural et l'urbanisation des mégalopoles. Et qui ne peuvent plus demander à la Banque mondiale ou au FMI de prêts pour mettre en œuvre ces aménagements. Une seule réponse désormais à ce genre de demande : faites-appel à Big Water, nous avons à votre disposition la mémoire de quelques échecs pour vous rappeler votre incapacité. Au Nord, il s'agit moins de captivité que de cultures nationales. Parfois étonnantes, car aux USA on vivrait comme un retour en arrière la privatisation de la distribution d'eau, alors qu'en France c'est une tradition bien ancrée et qui n'a jamais été trahie, de Napoléon III à Jean-Marie Messier.

Quelles sont les vertus écologiques de ce type de structure ? On a bien compris que faire payer chaque mois aux plus pauvres un quart de leur revenu pour leur consommation d'eau les rendrait très vertueux. Quoique, la densité de population et la promiscuité dans les quartiers pauvres ne permettent jamais aux compteurs d'être individuels (et partant "responsabilisants"). Mais, si la consommation semble maîtrisée par le marché, qu'en est-il de la préservation des ressources en eau ?

Une industrialisation chaotique et mal réglementée, dont l'auteur va chercher l'exemple en Chine, est la première source de pollutions diverses. Et hélas, on voit mal les anecdotiques imprimantes 3D nous éviter la fabrication centralisée et en masse de tous les biens de consommation qui inondent le monde. L'auteur fait état de récriminations contre une eau "noire comme de la sauce soja" à la sortie d'une usine papetière dont les conduits se jettent dans la rivière Liu. Les autorités sont incapables de faire un arbitrage entre croissance économique et préservation de l'environnement, et préfèrent se tourner vers une hypothétique "troisième voie", même si son promoteur n'agira pas en amont des problèmes d'accès à une eau propre. Fait rare là-bas, le sauveur est étranger, mais Veolia n'y trouve pas autant de complaisance que dans des pays autrement plus pauvres, et le contrat qu'elle signe avec Pékin, pour secret qu'il soit, passe pour très exigeant. Pas question de dégager des profits aussi énormes qu'à son habitude, le gouvernement chinois n'ayant pas envie de voir se répéter les émeutes de l'eau de Cochabamba, en Bolivie. Autre source de pollution, le défaut de traitement des eaux usées et le rejet dans la nature des excréments et ordures diverses dans les quartiers périphériques mal raccordés. Mais comment raccorder ces populations, qui s'avèrent non-solvables ? avec des budgets publics, complément indispensable pour bien assurer les profits privés ? Si tant est que Big Water tienne ses promesses, une réponse néo-libérale et technicienne à ce problème précis d'environnement semble à tous points de vue inadaptée...

Charles C. Mann nous emmène d'une Chine en pleine industrialisation jusqu'aux locaux classieux de la néanmoins discrète Veolia, dans une enquête parue en 2004 dans Vanity Fair. Belle forme journalistique qui, entre les cinq pages de (grand ?) reportage dans un hebdo et l'épais bouquin en librairie, nous apporte ici dans le même temps une présentation susceptible de toucher un large public et une enquête sérieuse et fouillée. Tradition ancienne, qui perdure dans la presse américaine mais à qui nous ne savons plus en France offrir que le livre (voir par exemple Le Stade Dubaï du capitalisme, de Mike Davis, New Left Review et Les Prairies ordinaires).

Même si l'allusion à un changement climatique dont on ne verra pas les effets avant "plusieurs décennies" est particulièrement mal venue (d'où viennent donc ces défauts de précipitations, entraînant des pénuries nouvelles et que l'auteur a pris soin de noter, en Californie comme dans le Bassin méditerranéen ?), on apprécie la largeur de vue du propos et la mise à la disposition du public francophone d'un outil de réflexion aussi accessible. L'écriture est agréable, le prix à la portée de tou-te-s, la couverture élégante et le papier délicat. Un bel objet, dont le succès ne serait pas pour nous déplaire...

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