Démocratie, dans quel état ?
Par Aude le dimanche, 23 août, 2009, 17h36 - Lectures - Lien permanent
Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jean-Luc
Nancy, Jacques Rancière, Kristin Ross et Slavoj Žižek, Démocratie, dans
quel état ?, La Fabrique, 2009
Texte paru dans
EcoRev' 34, mars 2010
C'est avec l'idée assumée de faire produire un discours hétérodoxe sur la
démocratie que l'éditeur Éric Hazan a passé commande des contributions à cet
ouvrage. Aujourd'hui, "y a-t-il un sens à se dire 'démocrate' ?" Les
réponses adoptent des formes variées, tant sur la forme que par l'univers
intellectuel qui est sollicité – plus souvent la philosophie politique. Elles
nous sont livrées dans un désordre alphabétique et l'on doit au hasard que la
"Note liminaire sur le concept de démocratie" de Giorgio Agamben figure en
ouverture du livre.
On retient un premier constat partagé ici : le mot "démocratie" a été
vidé de son sens, il ne signifie plus rien. Dès le coup d'État de 1851, nous
précise Kristin Ross, spécialiste du Second Empire en littérature, il ne s'agit
plus que de débattre de l'adjectif qui l'accompagnera. Nos auteurs ont presque
tous retenu de la démocratie sa forme "libérale", qui ignore (entre autres) la
question de la propriété pour se satisfaire d'une liberté et d'une égalité qui
resteront formelles. Alors que les pouvoirs de l'argent ont libre cours, nous
resterions tous égaux grâce au droit de vote ? Cette démocratie-là cache
mal son visage oligarchique (Jacques Rancière, Wendy Brown) comme son projet de
"neutraliser les effets pervers du suffrage universel et de 'rationaliser' la
volonté du peuple et l'expression de cette volonté" (Kristin Ross). Ces trois
auteurs mettent le phénomène de la représentation à l'origine du dévoiement
d'un pouvoir en théorie assumé par le peuple, c'est à dire non pas par sa
majorité numérique, mais par "n'importe qui cherchant à s'occuper des affaires
de la communauté" (Rancière). Daniel Bensaïd appelle au contraire à prendre le
meilleur d'une représentation qui lui paraît inévitable, et à investir au mieux
la "forme-parti". Beaucoup de nos auteurs auront à cœur de faire tomber le
masque, de mettre à mal l'"emblème" (Badiou) que la démocratie constitue pour
un Occident victorieux, ayant triomphé à la fois de la décolonisation et du
communisme, et désormais désireux de partager le monde en deux parts : les
démocraties et les autres. Citoyens contre barbares, terroristes, voire ennemis
intérieurs. Où l'on se rend compte que le régime qui se réclame de la liberté
et de l'égalité a besoin de la clôture pour se légitimer.
La critique est sévère, mais c'est celle d'intellectuels ne pouvant se
résoudre au refus de penser la démocratie au-delà de certaines limites
politiquement correctes. Alain Badiou, qui stigmatise le démocratisme
adolescent, règne de la jouissance et nouvelle tyrannie, n'en finit pas moins
son texte sur l'exigence d'un pouvoir exercé par le peuple, ce qu'il appelle...
le communisme. La question sociale posée dès le XIXe siècle n'est pas réglée,
mais à lire l'ouvrage la question écologique n'a pas encore surgi. Slavoj Žižek
y fait une brève allusion, sans trop approfondir ce qu'elle peut apporter à la
tension savoir/pouvoir qu'il examine.
Si la philosophie politique d'un Jean-Luc Nancy et sa recherche de ce qui
fonde la démocratie nous semblent un peu trop énigmatiques pour nous aider à
penser la question démocratique dans le monde qui est le nôtre, et si les
détours de Daniel Bensaïd par Platon, Rousseau, Saint-Just, Lefort et Lippman
(n'en jetez plus !) nous perdent sans pour autant expliquer son éloge
final du parti politique et de la politique profane, deux femmes dans ce
recueil (Wendy Brown et Kristin Ross) nous ramènent à une pensée plus claire,
qui ne dédaigne ni la réalité ni la théorie politique. Toutes deux sont
publiées en français, et on les retrouvera avec plaisir.
Pour sortir de la pensée convenue sur la démocratie, Giorgio Agamben nous avait d'emblée averti de la nécessité de poser la question de l'essence ambiguë de la démocratie, forme de constitution ou technique de gouvernement. Nos auteurs mettent presque tous cette question au centre du malentendu démocratique. Plutôt que de travailler la question des structures de la démocratie (le vote, les partis, l'élection, la délibération, la loi, etc.), ils la règlent en s'attachant plutôt à montrer le caractère précaire et jamais achevé de ce qui constitue pour eux le fond même de la politique.