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vendredi, 14 octobre, 2011

J'ai demandé un rapport. La politique est-elle une affaire d'experts ?

J'ai demandé un rapport. La politique est-elle une affaire d'experts ?, Mathias Roux, Flammarion, 2011, 120 pages, 8 €
L'Illusion politique, Jacques Ellul (1965), réédition La Table ronde, 2004, 10 € (épuisée)

On a pu résumer la technique comme la recherche systématique d'efficacité, le one best way ou meilleure (et unique) manière de procéder. S'il n'y a plus qu'une option, il n'y a plus de politique. C'était le rêve de la cybernétique : entrez vos données, appuyez sur le bouton et l'ordinateur génère pour vous de la décision publique. Plus besoin de faire appel au peuple, quant aux données elles seront produites de manière professionnelle. C'est de ce déplacement de la politique, du domaine de la chose publique à celui de l'expertise, qu'examine Mathias Roux. D'abord un rêve : que le peuple a disparu de l'arène politique, que ses défauts intrinsèques (la passion, la méconnaissance des questions en jeu, le fait même d'être juge de ce qui le concerne, non mais alors !) l'ont définitivement discrédité. Démocratie = populisme = fascisme. Du côté des élites autoproclamées au contraire, on flirte de très près avec la vérité, d'où une légitimité bien plus grande à gouverner, symbolisée par un Jacques Attali qui ne consent à livrer un rapport « pour la libération de la croissance » qu'avec l'assurance que les mesures qu'il accumule seront traduites immédiatement en action publique. Immédiatement, c'est à dire sans médiation, sans examen de ces propositions dans la balance politique.

L'auteur enseigne la philosophie, et ça se sent dans le décalage du regard que prétend (mission honnêtement accomplie pour cet opus-ci) apporter la collection « Antidote », inaugurée en cette rentrée chez Flammarion. C'est moins la prétention à la vérité qui est mise à mal que l'idée même de se réclamer de la vérité dans le champ politique. A la science et à la vérité, à qui il refuse droit de cité, Mathias Roux oppose une insécurité féconde, la possibilité de se tromper qui accompagne la liberté politique dans sa recherche de la justice. Puisque le monde est trop complexe, personne ne peut être assuré de détenir à son sujet un savoir indépassable, l'expertise n'a donc pas lieu d'être, c'est à l'arbitrage politique de prendre le relais.

Jacques Ellul, adjoint au maire de Bordeaux à la sortie de la guerre, a tiré une conclusion plus pessimiste de la complexité des sociétés contemporaines. Il ne s'agit pas de se battre pour garder « le choix du choix », car ce n'est pas un rapport de force, la lutte des classes, mais le système technicien lui-même qui nous dépossède de l'agenda politique et nous ferme les possibles. C'est donc à ce système et à son emprise qu'il nous faut nous attaquer : l'énergie nucléaire au service de l'émancipation, c'est structurellement aussi impossible que des tracteurs dans le bocage ou des TGV qui « innervent les territoires ». Ici se situe le gouffre entre la pensée écolo, dans toutes ses ramifications, et ce qu'on appellera faute de mieux « la gauche », qui persiste à vouloir comme l'auteur régler entre être humains des affaires qui nous dépassent.

mardi, 4 octobre, 2011

Autour de trois moments de l'histoire de l'écologie

Franz Broswimmer, Une brève histoire de l'extinction en masse des espèces (2002), rééd. Agone, 2010 (12 €)
Jean-Paul Deléage, Une histoire de l'écologie, Seuil, 1991 (7,95 €)
Fairfield Osborn, La Planète au pillage (1948), rééd. Actes Sud, 2008 (8,50 €)

Les années 2000, au moins jusqu'à ce vendredi 11 mars 2011 qui a réveillé d'autres angoisses, ont vu le changement climatique s'installer au centre des préoccupations environnementales. Peut-être aux dépens d'autres thématiques, comme l'érosion des sols ou la crise de la biodiversité, auxquelles d'autres époques ont prêté une oreille plus attentive. L'écologie aussi connaît des modes.
La question de la pollution était ainsi centrale dans les années 1970. Le verre d'eau de René Dumont deviendrait précieux à cause des pollutions infligées aux nappes phréatiques ; le recours à l'énergie nucléaire était inacceptable en raison de la dangerosité de la dispersion des radionucléides. Si les années 1980 ont accordé un peu d'attention aux thématiques environnementales, c'est peut-être la question de la déforestation qui a suscité le plus d'intérêt, avec l'émergence de figures comme le Brésilien Chico Mendes ou la Kenyane Wangari Maathai. Un auteur comme Fairfield Osborn, qui écrit juste après la catastrophe écologique du Dust Bowl (1), accorde en 1948 de longs chapitres à l'érosion des sols : si l'élevage prédomine dans les paysages ruraux, comme ce fut le cas en Espagne à l'ère classique, les plantes aux systèmes racinaires assez profonds pour retenir les terres agricoles disparaissent, mangées par les troupeaux, et les terres ruissellent dans les océans, ne laissant plus que poussière dans des paysages ravagés. En 1991, Jean-Paul Deléage décrit cette entropie, ou tension d'un système vers le chaos, qui érode inexorablement les terres. Elle ne peut être que ralentie par la présence de forêts, d'une végétation adaptée, et il met l'accent sur les dangers de la déforestation, qui peut au contraire aggraver l'érosion naturelle.
Ces tendances, plutôt que des approches étroites se faisant concurrence, sont autant de portes d'entrées dans une maison (la nôtre) où tout se tient, tout est lié, et dont les équilibres écosystémiques sont attaqués de partout : notre consommation effrénée d'énergies fossiles provoque un changement climatique qui perturbe les écosystèmes et les espèces qui y vivent, ce changement étant accentué par des pratiques agricoles ou une déforestation qui, outre la production de gaz à effet de serre, intensifie l'érosion des sols et la désertification... Il n'y a qu'à choisir le bout par lequel on démêlera la pelote.

Dernier en date à proposer une histoire de l'écologie et un ambitieux état des lieux dans un bouquin grand public (2), Franz Broswimmer adopte l'angle de la disparition de la grande faune. Et depuis cette porte d'entrée, il déroule une impressionnante histoire du monde, qui court de l'extinction de la mégafaune australienne autour de 50.000 av. JC aux désastres d'une déforestation encouragée par la Banque mondiale, en passant par les exploits douteux de Buffalo Bill, tueur de bisons et affameur de populations locales. La déforestation (pour le chauffage et la construction de logements, de bâtiments somptuaires ou de bateaux) et la surexploitation agricole non seulement détruisent l'habitat de la faune, mais encore bousculent le cycle de l'eau. Ajouter à cela une chasse excessive, c'est le modus operandi idéal pour attenter aussi bien à la diversité de la faune qu'aux conditions environnementales de la survie des sociétés.
Les contempteurs/rices les plus obtu-e-s du capitalisme mondialisé, les amoureux/ses des bons sauvages, les nostalgiques d'une époque où c'était beaucoup mieux, tout-e-s risquent d'être déçu-e-s par cette Brève Histoire qui bouscule quelques idées reçues. Non, les chasseurs-cueilleurs n'ont pas forcément vécu en harmonie avec la nature : aussi bien les Aborigènes que les Indien-ne-s d'Amérique du Nord ont su décimer 95 % de leur grande faune et dégrader leur environnement au point que celui-ci ne se compose plus que de plaines inhospitalières ; les hommes préhistoriques n'ont pas été de reste en Europe, et on a découvert des charniers où la viande de milliers d'animaux a pourri aussi inutilement que les bisons décimés par les capitalistes américains du XIXe siècle. Non, la tension démographique n'est pas une raison essentielle de la dégradation de l'environnement, comme l'annonce Jared Diamond. C'est plutôt le rapport de l'être humain à la nature qui est en jeu, et le rapport des êtres humains entre eux.
Avec l'abandon de ses rites les plus en phase avec la nature, la Rome antique développe une hubris comparable à celle de Descartes et Newton. L'existence de surplus, de richesses non-nécessaires, établit souvent une classe privilégiée qui exerce sa domination sur les autres classes, paysan-ne-s, artisan-e-s, exigeant l'accroissement infini des surplus, poussant à la surproduction ou à l'exploitation des ressources naturelles au-delà de la capacité de régénération du milieu. La guerre, domination ultime, est abondamment décrite par Broswimmer comme l'occasion des pires prédations. Pour sa préparation d'abord : la marine athénienne rase les forêts environnantes pour construire ses bateaux ; les armées modernes consomment terres, carburants et budgets publics dans des proportions qu'on préfère souvent oublier. Mais la guerre elle-même s'accompagne depuis des siècles d'un assaut sur les ressources environnementales des ennemi-e-s, et si le sel déposé sur les terres de Carthage détruite tient peut-être de la légende, le tapis de bombes et de napalm dont l'armée US a recouvert le Vietnam est l'exemple le plus emblématique de l'écocide à l'échelle d'un pays.
Broswimmer décrit cette violence, consciente ou non, sur l'environnement dans un continuum impeccable. Les grandes tendances sont les mêmes dans l'histoire des sociétés qu'il décrit (3), mais le changement de rythme introduit par le capitalisme et le progrès technique est bien visible. Les exemples antiques emblématiques (Mésopotamie, Athènes, Rome, le Chaco, l'empire Maya, l'île de Pâques) sont bien documentés dans le second chapitre. Mais trois chapitres sur cinq sont au total consacrés aux écocides capitalistes, de l'Europe du XVe siècle jusqu'à la dictature du FMI et de la Banque mondiale, et ils s'attachent autant aux structures sociales qu'à un imaginaire scientiste et « progressiste ». On comprend l'intérêt pour la maison d'édition Agone, spécialisée dans une histoire sociale critique (de Chomsky à Howard Zinn, en passant par Jean-Pierre Berlan, auteur de La Guerre au vivant et de la préface de cette édition), de se pencher pour une fois sur la question écolo en donnant au public français une belle seconde chance de découvrir le travail de Franz Broswimmer.

Notes
(1) Une série de tempêtes de poussière sur le continent nord-américain dans les années 1930, qui contribue au moins autant que la dépression à jeter sur les routes des fermiers privés de terres, littéralement envolées.
(2) L'édition de 2010 du livre de Broswimmer vient après le best-seller de Jared Diamond, Effondrement (Gallimard, 2006), mais il a été publié avant, tant aux USA qu'en France (première édition française par Parangon en 2003, sous le titre Écocide. Une brève histoire de l'extinction en masse des espèces).
(3) On peut regretter que, faisant le journal des mauvaises nouvelles, il passe sous silence les sociétés qui ont respecté leur environnement, laissant malgré lui l'image (anthropologiquement fausse) d'une « nature humaine » décidément mauvaise...

mercredi, 15 juin, 2011

Labo planète

Jacques Testart, Agnès Sinaï, Catherine Bourgain, Labo planète
2010, Mille et une nuits, 175 pages, 10 €

Texte paru dans la revue du Réseau "Sortir du nucléaire"

Fin 2007, la Fondation Sciences citoyennes (FSC) organise le cycle de débats « Sciences-Planète » avec l'objectif de faire dialoguer chercheurs critiques et profanes engagés autour des controverses ouvertes par la technoscience, c'est à dire les applications techniques (innovation) des découvertes de la recherche scientifique. Aujourd'hui nous avons accès à une synthèse de ces dialogues, qui reprend certains des sujets abordés (énergie, « post-humain », agriculture) et trace des lignes transversales : question des brevets et de la clôture de savoirs, démocratisation de la recherche et de l'innovation, articulation d'une science résolument moderne avec les défis écologiques. De nucléaire, il est peu question dans ces pages, et de rares paragraphes y sont consacrés. Pourquoi une telle absence ? Malgré cela, cet ouvrage peut constituer une contribution importante à la réflexion des militants antinucléaires, en précisant la critique formulée à l'encontre d'une idéologie du progrès et d'une expertise scientifique anti-démocratique qui nous ont livré un monde nucléarisé. « Ce qui devrait inquiéter le plus dans ces efforts technoscientifiques n'est pas la volonté souvent infantile de maîtrise, mais l'incapacité à maîtriser réellement les conséquences de ces choix. »

vendredi, 11 mars, 2011

L'oligarchie, ça suffit, vive la démocratie

L'oligarchie, ça suffit, vive la démocratie, Hervé Kempf
Le Seuil, 2011, 183 pages, 14 euros

Serge Halimi nous avait livré, en 2004 avec Le Grand Bond en arrière, une description minutieuse de ce que le néo-libéralisme faisait à nos sociétés, de ses soubassements idéologiques à ses exploits les plus évidents en matière de déni de démocratie ou d'explosion des inégalités. Il manquait toutefois au tableau la question environnementale, méprisée par cet auteur. Hervé Kempf reprend le flambeau, dans des livres plus accessibles (les 600 pages du rédac'-chef du Monde diplo n'étant toujours pas publiées en poche), en s'attachant à des objets très proches, mais cette fois au prisme de l'écologie. Après avoir stigmatisé le mode de vie des très riches et leur reproduction dans les plus basses classes, après avoir mis en accusation le capitalisme (le message était bien passé, Hugo Chávez brandissant la traduction espagnole de l'ouvrage à Copenhague), le journaliste du Monde s'intéresse à ce qui tous-tend une prédation sans précédent des biens communs mondiaux : l'idée que tout ceci est parfaitement légitime, puisque nous sommes en régime démocratique.

Mais qui oserait parler de respect du bien commun, de démocratie, au récit des méfaits de la classe dirigeante mondiale ? L'ouvrage décrit la destruction qu'elle opère sur les biens publics et les mécanismes de solidarité, à travers sa main-mise sur le pouvoir politique et sur l'opinion publique : financement des campagnes électorales, jeux d'influence, mobilisation de l'élite issue des champs les plus vitaux de la société (économie, politique, média). Les habitué-e-s des conférences-débats et des petits bouquins d'Attac connaissent le tableau. Mais la différence, c'est d'abord que l'écologie donne des éléments pour sortir d'une vision manichéenne. Eux et nous, dominé-e-s, impuissant-e-s... L'auteur mobilise Cornelius Castoriadis, qui propose une explication : « Le système tient parce qu'il réussit à créer l'adhésion des gens à ce qui est ». A travers la consommation et la satisfaction des besoins matériels du plus grand nombre, notamment. Kempf nous offre en sus une appréhension plus vive de la question démocratique, en s'attaquant de front au caractère non-démocratique de nos gouvernements, et en utilisant la notion d'oligarchie (le gouvernement du petit nombre), qu'il préfère finalement à celle de ploutocratie (le pouvoir des riches).

Oligarchie... réalité sociologique ou système politique ? Vivons-nous sous la domination d'une classe socio-économique, ou dans un système politique qui leur fait la part belle ? Hervé Kempf joue (il l'avoue) sur l'ambiguïté entre les deux acceptions du mot. Pour ne jamais vraiment accorder une attention soutenue à la seconde, et c'est là le principal regret que l'on peut exprimer devant son travail. Sur ce qui fait que l'oligarchie tient la société, malgré le pouvoir donné au peuple lors des élections, il nous laisse sur notre faim. La télévision nous abrutit, notre culture démocratique est bien faiblarde au regard de ce qui se fait dans les mouvements écolos radicaux (en ce qui concerne la recherche du consensus, notamment), et la vertu politique disparaît. Certes. Mais pourquoi la chose qu'on appelle « démocratie représentative » nous pousse-t-elle dans les bras de l'oligarchie ? Parce qu'elle est dégradée et qu'il faut la rénover ? La réponse est à chercher ailleurs, dans les ouvrages des politistes qui ont travaillé sur le caractère mixte du gouvernement représentatif, qui contient à la fois des éléments démocratiques et d'autres... aristocratiques, ou élitaires. Tiens, tiens... On attend le quatrième opus !

Pour compléter cette lecture : Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995 (rééd. Champs Flammarion)

dimanche, 13 février, 2011

Écoblanchiment. Quand les 4x4 sauvent la planète

Version moins lapidaire et plus personnelle d'une chronique à paraître dans la revue Sortir du nucléaire n°49, printemps 2011

Écoblanchiment. Quand les 4x4 sauvent la planète
Jean-François Notebaert et Wilfrid Séjeau
Les Petits Matins, 2010, 187 pages, 18 euros

Les militant-e-s antinucléaires connaissent bien l'écoblanchiment, une pratique visant à donner une apparence écologique à des entreprises dont l'activité est au contraire extrêmement polluante. Monsanto et Total, l'industrie automobile et la grande distribution, font partie de ce tableau des imposteurs que proposent les auteurs, où l'industrie nucléaire figure aussi en bonne place : EDF qui se paye une campagne à dix millions d'euros (plus que son budget annuel recherche et développement dans les renouvelables !) pour témoigner de son engagement en faveur des énergies « vertes » ; Areva qui abuse de slogans « propres ». Mais le monde associatif ne se prive pas de répondre. Le Réseau « Sortir du nucléaire » saisit le Jury de déontologie publicitaire (comme ce fut le cas très récemment, en plus des affaires relatées dans le livre), les Amis de la Terre distribuent les « prix Pinocchio du développement durable ». Et les consommateurs/rices, à force d'être pri-se-s pour des « gogos », se sentent méprisé-e-s et distribuent de bien mauvais points... Les auteurs, un universitaire spécialiste de marketing et un élu vert, assument une position réformiste, sans rupture avec le capitalisme, mais désireuse de le voir se mettre à la disposition d'une « économie verte » strictement encadrée par des dispositifs légaux. Une étude qui renseignera aussi bien sur les stratégies des grandes entreprises pour prendre tant bien que mal le « virage vert » sans remettre en question leurs activités que sur les propositions d'une écologie gestionnaire.

mercredi, 6 janvier, 2010

La Politique de l'oxymore

Bertrand Méheust, La Politique de l'oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, La Découverte, Paris, 2009
Texte paru dans EcoRev' 34, mars 2010

Diverses portes d'entrée s'offrent aux lecteurs de cet ouvrage, qui a reçu un excellent accueil dans les milieux écolos et au-delà. La première s'attache à décrire l'impossibilité pour un système établi de se remettre en cause tant qu'il n'est pas épuisé, tant qu'il ne se heurte pas à des contraintes externes : "On n'empêche pas le système d'aller au bout de sa logique" (p.106). C'est l'historien de la psychologie qui parle, faisant une analogie audacieuse entre les structures mentales individuelles et sociales, et il trouve un appui dans l'œuvre de Gilbert Simondon et son concept de "saturation". La limite à laquelle se heurtera ce système-ci, c'est évidemment la limite écologique, qui occupe cet auteur. Méheust est un familier du spécialiste du développement durable Dominique Bourg, il fait de nombreuses allusions à cette amitié intellectuelle et aux tensions qui la nourrissent.
La deuxième tente de prouver comment les démocraties libérales ne peuvent faire autrement que de laisser libre cours à une avidité généralisée, ce qui en fait le régime politique le plus insoutenable écologiquement sous lequel l'humanité se soit jamais organisée. La troisième enfin est celle que promet le titre : l'oxymore est la principale figure de pensée qui permet à l'oligarchie en place de refuser la mise au centre du débat démocratique des questions qui fâchent. Au premier rang desquelles la question écologique, qui peut être discutée à peu de frais et résolue rapidement dans le concept de "développement durable", dont beaucoup de commentateurs critiques ont – bien avant notre auteur – déjà noté le caractère "oxymorique". Puisque le développement est un phénomène d'extension continue du bien-être et de la production matérielles, sa durabilité n'est pas une évidence...

Chacun trouvera ainsi dans La Politique de l'oxymore de quoi conforter et nourrir sa propre analyse des apories du productivisme, et c'est peut-être là que réside le succès du livre. Mais le constat que dresse Bertrand Méheust nous semble contenir certaines contradictions. Alexis de Tocqueville, théoricien de la démocratie libérale qui est ici cité (p.105), écrivait dans De la démocratie en Amérique : "L'amour du bien-être s'y montre (dans la démocratie américaine) une passion tenace, exclusive, universelle, mais contenue. Il n'est pas question d'y bâtir de vastes palais, d'y vaincre ou d'y tromper la nature, d'épuiser l'univers, pour mieux assouvir les passions d'un homme, il s'agit d'ajouter quelques toises à ses champs, de planter un verger, d'agrandir une demeure..." Le goût pour l'égalité est ici accompagné d'une nécessaire mesure, étrangère à l'individu démocratique sous la plume de Méheust : "ses besoins matériels s'accroissent avec l'étendue de sa sphère personnelle ; il ne supporte plus la promiscuité ; son espace vital minimal augmente en même temps que ses exigences de mobilité ; sa façon de se nourrir se modifie ; il lui faut manger plus de viande ; il lui faut aussi consommer davantage de produits culturels ; il veut tout cela, et plus encore, pour ses enfants" (p.52). Que fait l'auteur de l'analyse tocquevillienne, ou du propos d'Hervé Kempf dans Comment les riches détruisent la planète, qui met la fuite en avant des besoins, au-delà des satisfactions de base, sur le compte d'un alignement constant sur le mode de vie de la classe immédiatement supérieure, c'est à dire sur le compte de l'inégalité de nos sociétés ? On rêve d'une confrontation entre ces deux auteurs, qui permettrait d'approfondir ce point de tension.

Mais la plus grande insatisfaction à propos du raisonnement de Méheust réside dans la culpabilité de la prédation, qu'il fait reposer tantôt sur le système démocratique, tantôt sur l'oligarchie qui la dévoie ("ceux qui nous gouvernent"). Car enfin, il faut choisir entre ces deux interprétations du régime sous lequel nous vivons ! ou analyser ce qui fait coexister dans le gouvernement représentatif les deux tendances, démocratique et oligarchique, et peser leurs impacts respectifs (ou cumulés) sur notre "politique de la nature". L'auteur reste confus, et il met par exemple, après avoir stigmatisé les désirs de mobilité de l'homo democraticus, la bêtise automobile sur le compte de "nos constructeurs qui n'ont rien vu venir, aveuglés qu'ils étaient par l'énergie bon marché, et par la demande d'une clientèle façonnée par leur propre propagande publicitaire" (p.84, nous soulignons). La demande populaire est ici modelée par une classe économique dominante aux intérêts bien compris. Le marché – institution sous l'influence de l'oligarchie – est le nouvel arbitre de la foire aux envies, et l'auteur exprime bien comment il a envahi "tous les interstices spatiaux, matériels, mentaux et sociaux" (p.107). Est-ce le lieu de l'élaboration démocratique des besoins et des moyens que se donne une société ? ou celui de la simple agrégation de désirs individuels atomisés et pas forcément autonomes, comme on vient de le voir ? Silence...

Avec Castoriadis et le Gorz d'Écologie et liberté, l'écologie politique a pris son parti sur cette question, elle s'est inscrite contre l'hégémonie de l'économie et de la loi du marché et pour la discussion collective de notre mode de vie et de la pression que nous mettons sur la biosphère. Loin du rêve d'"un Dominateur ou (d')un Challenger crédibles (qui) pourraient nous contraindre à des mesures immédiates" (p.70). C'est pourtant cette solution-là qui semble à Méheust être la seule en mesure de nous éviter la catastrophe. Mais pourquoi cet homme providentiel, dans un système autoritaire, ménagerait-il l'environnement plutôt que de partager inéquitablement le peu qui en reste ? Limite de la dictature éclairée... au nom de quoi serait-elle éclairée ?

A lire, la lecture du même bouquin par Luc Semal dans DDT.

mardi, 1 décembre, 2009

L’avion : macro-système technique et imaginaire hypermobile

A propos de L'Avion. Le Rêve, la puissance et le doute, Alain Gras et Gérard Dubey (dir.), publications de la Sorbonne, 2009, 312 pages, 30 euros
Paru dans le n°15 de la Revue internationale des livres et des idées, décembre 2009

Le lecteur qui connaît Alain Gras pour ses textes écrits dans un cadre « décroissant » pourra être surpris à la découverte de L'Avion. Le Rêve, la puissance et le doute. Cet ouvrage, qu'il dirige avec Gérard Dubey, recueille les interventions d'un colloque tenu les 13 et 14 mars 2008 en Sorbonne et consacré à l'aviation, civile et militaire. Il faudra ainsi accepter de se plonger dans le monde des hub and spoke, glass cockpits, SESAR et autres visions tête-haute, notions qui ne sont pas expliquées au néophyte, pour avoir accès à ces travaux.

Le Centre d'études des techniques, des connaissances et des pratiques (CETCOPRA), dont Alain Gras est le directeur, a invité pour l'occasion un large panel de contributeurs et de contributrices qui laissent le plus souvent de côté les questions socio-environnementales pour se consacrer à des interrogations plus abstraites sur la place de l'être humain dans les « macro-systèmes techniques » (voir encadré), mais aussi au témoignage issu de l'un ou l'autre secteur du monde aéronautique ou à des exercices de prospective assez convenus. Les retours sur des pratiques professionnelles (ou amateures) sont variés, aussi bien en ce qui concerne leur angle de vue que leur qualité. Le contrôleur aérien Walter Eggert reprend clairement les positions de son syndicat, peu enthousiaste sur l'automatisation, quand Sébastien Perrot, philosophe et vice-président de la fédération française d'ULM, prend un peu plus de hauteur pour décrire sa pratique et l'usage qui y est fait du corps. Mais l'intervention de Jean Frémond (Dassault aviation), à peine rédigée, est une suite de remarques péremptoires qui ont surtout valeur documentaire. Et celle de Gilles Bordes-Pagès (Air France) flirte avec l'insulte à l'attention des « éco-intégristes » (coupables d'« intoxications partisanes », « tsunami vert », on appréciera les métaphores) ou regrette les parts de marché prises par les compagnies low-cost sans bien nous dire au nom de quoi, si ce n'est des intérêts de son employeur, dont par ailleurs il détaille honnêtement la stratégie de développement : rester en mesure d'accompagner la croissance attendue de la demande.

A ces contributions brut de décoffrage, on préférera souvent celles qui sont issues des sciences humaines... et le plus souvent des chercheurs du CETCOPRA. Le colloque, aussi bien que le livre, se décline en trois temps – le rêve, la puissance et le doute – et le troisième semble avoir suscité de nombreuses interrogations. Mais le doute est bel est bien là dès les deux premiers temps, et le premier chapitre rend déjà compte d'une « liberté contrariée ». Ainsi le philosophe Xavier Guchet consacre-t-il la première intervention à la biométrie dans les aéroports, interrogeant ce dispositif et doutant de la capacité de « faire monde » devant la généralisation de ces machines et des processus automatisés, déshumanisés, qu'elles induisent pour les voyageurs comme pour les douaniers. Il fait appel à Hanna Arendt et à sa description d'un monde délabré par de tels usages, ainsi qu'à un George Orwell qu'il cite avec précision, au-delà de l'emblématique Big Brother, pour sa description d'une histoire qui a fait place au processus. Gilbert Simondon est aussi mis à contribution pour le dialogue qu'il promeut avec les machines (1). Arendt et Simondon, deux références qui reviendront dans les contributions suivantes, la seconde étant – de l'aveu même d'Alain Gras (2) – peu critique. On regrette donc l'absence ici d'autres penseurs de la technique. Ivan Illich par exemple, dont le concept simplissime de contre-productivité de la technique, qu'il a utilisé et fait connaître, semble ignoré d'un bout à l'autre. Pourtant, la contre-productivité explique à merveille certains phénomènes dont parlent les intervenants : « C'est comme si tout le progrès technique était immédiatement consommé par quelque phénomène insidieux et pervers » (François Fabre). Passé un certain seuil, chaque étape d'un progrès technique voit les améliorations qu'elle a recherchées accompagnées d'autant d'effets indésirables, sans qu'on arrive à refuser les seconds pour n'avoir que les premiers. Une contre-productivité qui vaut pour les structures techniques au sens large, c'est à dire aussi pour tous ces règlements dont l'abondance et la complexité mêmes pourraient faire obstacle à un surcroît de sécurité, qu'« un excès de lois incite au contournement » (Victor Scardigli) ou qu'il bride par des cadres trop stricts les capacités de réponse des êtres humains (pilotes et contrôleurs).

Bien qu'au tout début du colloque la disparition définitive de l'être humain dans l'avion soit tempérée par l'ancienneté de cette prophétie, qui devait déjà se réaliser dans les années 1980, c'est un horizon qui reste prégnant. Les drones volent et tuent dans le ciel afghan sans présence humaine à bord, mais ils restent pilotés depuis les États-Unis par des hommes, et tous les intervenants nous rappellent les capacités de réaction exceptionnelles des acteurs humains et leur efficacité encore impossible à dépasser en matière de sécurité, face aux éléments ou au hasard aussi bien que face aux surprises que peuvent leur réserver les robots, programmés par des concepteurs eux aussi humains. Les chercheurs du CETCOPRA ont produit au fil des ans une bibliographie impressionnante, rappelée au début du livre, travaillant sur un monde aéronautique gagné par l'automatisation, mais où s'exprime encore – avec profit – le corps des pilotes (Caroline Moricot) ou les capacités cognitives des contrôleurs (Sophie Poirot-Delpech). Il est néanmoins utile que s'expriment aussi des points de vue plus éloignés de la culture de ce laboratoire. On imagine le dialogue qui a pu avoir lieu entre le philosophe Frédéric Gros (Paris 12) et le sociologue Gérard Dubey (CETCOPRA) : le premier met l'accent sur le caractère asymétrique de la guerre moderne, le pilote de drone étant à l'abri dans son pays pendant qu'il distribue la mort, tandis que le second tente de nous faire sentir tout le désarroi du même, sommé par la « quasi-instantanéité des images » de voir les effets de ses actes et affecté de si douloureux « états dépressifs »...

C'est la troisième partie, « L'avion dans un monde incertain », qui aborde les thèmes les plus variés et les plus proches des interrogations de ce qu'on appelle la société civile, écologistes ou usagers de l'aviation. Mais avec des biais que nous prenons la peine de noter ici : les questions issues du monde écologiste restent hélas traitées d'une manière un peu réductrice, et les usagers sont envisagés dans le seul cas de l'accident mortel, événement spectaculaire mais dont tous les intervenants rappellent la rareté, comparée ou non avec d'autres moyens de transport.

Philippe Mahaud analyse les partis pris de la presse écrite européenne dans le cas de trois accidents mortels et de leurs suites judiciaires, et l'accent qu'elle met sur la structure ou sur l'erreur humaine selon son ancrage à gauche ou à droite n'est pas qu'anecdotique. Il essaie d'en dégager les grands axes de la compréhension par le public des questions de sécurité aérienne. Les sociologues Nicolas Dodier et Janine Barbot font état de leurs travaux sur la structuration des associations de victimes, ici les familles d'enfants contaminés par des hormones de croissance, et du statut dont elles bénéficient. Leur présence dans ce colloque peut étonner, car lors de la même table ronde Philippe Mahaud et Jean Paries (tous deux consultants) stigmatisent l'intolérance nouvelle au risque, se faisant les avocats d'une limitation des procès au pénal aux cas extraordinaires de malveillance et de sabotage. L'affaire des hormones de croissance semble être la conséquence d'exigences sanitaires étonnamment faibles et qui ont attendu des années pour être remises en cause, elle ne rentre décidément pas dans le cadre de ces défaillances humaines – et qui ne font pas système – où se joue en quelques secondes le destin d'une centaine de familles. On a du mal à imaginer qu'avec ce contexte très différent, auquel il faut ajouter le caractère collectif de chaque catastrophe aérienne, les victimes de crash s'organisent d'une manière comparable à celles de l'hormone de croissance... Et la présidente de séance Françoise Deygout (direction générale de l'aviation civile, DGAC) ne prend pas la peine d'expliquer les liens entre ces deux expériences, à savoir un arbitrage difficile entre le refus du risque et les aléas de l'industrie.
La réponse de Jean Paries à la demande sociale en cas de crash consiste dans le souhait que les suites judiciaires n'aillent que rarement au-delà de l'enquête technique... mais que les victimes soient associées à son déroulement. Les conclusions de ce type d'enquête sont selon lui assez précises et justes pour permettre au public de comprendre ce qui s'est passé, et aux professionnels de réformer le système en cas de défaut. Paries s'appuie d'autre part sur une étude du MIT (3), qui fait état d'une corrélation négative entre le nombre des incidents et celui des accidents mortels dans la même compagnie d'aviation, pour démontrer la capacité de réforme spontanée du personnel aéronautique et l'efficacité de l'appui sur sa culture de sécurité. Culture dont il faut permettre l'expression et qui serait perdue par des règles de sécurité hétéronomes trop rigoureusement appliquées, qui deviendraient ainsi contre-productives.

Si la demande sociale était au cœur de l'avant-dernière table ronde, celle qui suit et clôt le colloque penche plutôt du côté de la gestion technicienne de l'environnement. Comment réduire les émissions de gaz à effet de serre de l'aviation civile (et ses factures d'énergie, devenues depuis 2006 son poste de frais le plus important, suite au renchérissement constant du pétrole sur le marché mondial) ? Sa part dans les émissions globales est estimée à 2,5 ou 3 % selon les intervenants, mais l'effet de « forçage radiatif » de son émission à haute altitude, nous signale Alain Morcheoine (ADEME) multiplierait cet impact d'une valeur de 2 à 4 selon le GIEC. Et le chiffre est livré brut, jamais rapporté au nombre de voyageurs ou de kilomètres. Gilles Bordes-Pagès (Air France) avait beau jeu dans une table ronde précédente de le comparer avec celui du transport routier, plus quotidien et qui concerne bien plus de passagers et de marchandises.
Yves Cochet, ancien ministre Vert de l'Environnement, insiste sur l'impossibilité à imaginer que « demain n'est plus la continuation d'aujourd'hui ». Il note la myopie de ce système et son propos se voit illustré par Philippe Ayoun (DGAC), pour qui le « très long terme » en matière d'effet de serre se situe à 2050, soit une date à laquelle les enfants d'aujourd'hui ne seront pas encore grands-parents. Seulement, au-delà du tableau toujours concis et efficace que Cochet est habitué à présenter – celui de la finitude des ressources pétrolières (pic de Hubbert) et du prix toujours plus élevé du pétrole qui ici mettra à mal aussi bien la capacité des compagnies à offrir des billets à un prix correct que celle de consommateurs touchés par les crises économiques à les leur acheter – quelle réflexion sur l'organisation et les imaginaires sociaux qui pourraient se substituer à ce monde où la croissance du PIB et celle du trafic aérien sont si étroitement corrélées ? Un report modal – c'est à dire l'usage d'un moyen de transport différent pour un trafic et des exigences de mobilité inchangés – ne suffira pas...

Les compagnies ont réussi à restreindre de 60 % leur consommation énergétique par voyageur par kilomètre entre 1960 et 2000, et elles comptent continuer leurs efforts en optimisant leurs activités : taux de remplissage plus forts, plans de vol rationalisés, décollages à poussée réduite, chasse aux kilos en trop sur les avions, achat de modèles plus économes (mais quid de leur coût environnemental à la construction ?), etc. Si les résultats sont impressionnants, ils restent décevants face à la croissance constante de l'usage de l'avion. Gilbert Rovetto (Air France) mentionne un outil de réduction des émissions bien moins anecdotique, l'abandon des dessertes régionales en concurrence avec le TGV. Celle entre Paris et Lyon sera sous peu quasiment délaissée, plus d'un quart de siècle après la mise en service du TGV entre ces deux villes ! Une réaction qui s'est fait attendre, mais qui semble faire partie d'une nouvelle stratégie commerciale misant tout sur le « hub » (plateforme aéroportuaire) de Roissy et imaginant un report modal vers le TGV pour l'alimenter depuis les grandes villes de France. Ce qui permettrait d'alléger ce hub francilien au profit des vols internationaux. Morcheoine suggère même, sous forme de boutade mais cela a bel et bien été envisagé, qu'Air France devienne opérateur ferroviaire ! Une note divergente, celle de la DGAC qui à travers l'intervention de Philippe Ayoun présente comme nécessaire la redynamisation des aéroports régionaux.
La déclaration d'utilité publique du nouvel aéroport de Notre-Dame-des-Landes près de Nantes – l'actuel devant être saturé dans une dizaine d'années – sera-t-elle remise en cause, puisqu'Air France avoue ne pas vouloir l'investir ? Les opposants à ce nouveau projet d'infrastructure de transport, auxquels il n'est pas fait allusion ici, aimeraient sans doute voir ce regrettable malentendu éclairci...

Même divergence de vues sur la question des agrocarburants. Alors que Rovetto se gausse de la noix de coco de Richard Branson (Virgin Airlines) en expliquant qu'il en faudrait 3 milliards par jour pour alimenter Heathrow, et que Raphaël Larrère (INRA) rappelle en passant les limites – sociales et environnementales – évidentes des carburants « verts », Ayoun en fait l'un des outils nécessaires de la réduction des émissions. Ce dernier étant absent le jour du colloque, la discussion n'a pas pu avoir lieu. Mais on imagine que d'autres sujets ont été soumis à une discussion acharnée qui n'est pas retranscrite ici. Limite regrettable de l'édition des actes d'un colloque...

Dans cet univers intellectuel, aujourd'hui fait référence et demain ne peut en être que l'extrapolation mathématique (suivant la croissance du PIB). Alain Gras rappelle bien en conclusion la difficulté de l'exercice prospectif. La remise en cause du caractère inexorable des besoins de mobilité ne vient paradoxalement pas de Cochet mais de Bordes-Pagès et d'Ayoun – sont-ils conscients de ce que leur propos implique ? Le premier oppose « transport utile » et « transport futile » et le second rappelle que « la multiplication des possibilités de voyages, permise notamment par les compagnies à bas coût, crée des comportements opportunistes : on voyage là où c'est possible au moindre coût ». L'offre ne serait donc pas simple ajustement aux besoins exprimés de la société, mais elle serait aussi un facteur d'évolution de ces besoins ? Même si le propos de l'auteur, qui cite l'autorité de l'aviation civile britannique, s'applique aux destinations offertes plus qu'à leur éloignement, il y a là matière à réflexion sur la possible interrogation collective de ces besoins de mobilité dans le cadre d'une réelle « démocratisation » des transports aériens...

Et c'est le même Ayoun – dont la présence aurait décidément été précieuse – qui pose les questions qui fâchent le plus. « La légitimité de certains déplacements aériens est posée : faut-il consommer des aliments hors saison importés d'autres hémisphères ? Le tourisme lointain ne se fait-il pas au détriment de nos propres ressources touristiques ? L'afflux de voyageurs en low cost dans nos régions ne provoque-t-il pas des excès dans les prix immobiliers ? Ne serait-il pas justifié en cas de pic de pollution de restreindre l'avion au profit du TGV pour un déplacement entre Paris et les régions, comme cela a pu être envisagé dans les conclusions de l'enquête publique du plan de protection de l'atmosphère de l'Île-de-France ? » Soit des questions non pas sur le comment, mais sur le pourquoi de la généralisation du recours à l'avion. Certes l'auteur ne les prend pas à son compte, et même les réfute d'un revers de main... plutôt gêné : « il est, en apparence, assez aisé de réfuter la plupart de ces contestations ». En apparence.

Ajoutons donc aux questions pas ou mal abordées dans cette table ronde celle d'un report modal non plus sur le seul TGV, gros consommateur d'énergie comme c'est parfois noté, mais par exemple sur le train de nuit, qui permet de se coucher à Paris pour se réveiller à Toulouse, Prague ou Venise et y passer le week-end rigoureusement indispensable à une vie épanouie. Une magie low-tech qui semble ne plus être à l'agenda d'aucun acteur du développement durable : les prix paraissent aujourd'hui moins attractifs que l'avion, certaines dessertes Lunéa ont d'ors et déjà disparu4. Un imaginaire hypermobile s'est répandu de longue date dans les classes moyennes occidentales, que ce soit au détriment de la vie quotidienne des classes populaires ou des économies des pays du Sud en tirant vers le haut les prix de la ressource pétrolière dont elles aussi ont besoin. La sortie de cet imaginaire, notion chère à Alain Gras, pourrait ouvrir sur d'autres réflexions un colloque et un livre où l'on est un peu à l'étroit.

(1) Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques (1958).
(2) France Culture, « Terre à terre » de Ruth Stegassy, 9 février 2008.
(3) Wang (1998), Airline Safety: The Recent Record, NEXTOR Research Report RR-98-7, Cambridge, MIT.

dimanche, 23 août, 2009

Démocratie, dans quel état ?

Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Kristin Ross et Slavoj Žižek, Démocratie, dans quel état ?, La Fabrique, 2009
Texte paru dans EcoRev' 34, mars 2010

C'est avec l'idée assumée de faire produire un discours hétérodoxe sur la démocratie que l'éditeur Éric Hazan a passé commande des contributions à cet ouvrage. Aujourd'hui, "y a-t-il un sens à se dire 'démocrate' ?" Les réponses adoptent des formes variées, tant sur la forme que par l'univers intellectuel qui est sollicité – plus souvent la philosophie politique. Elles nous sont livrées dans un désordre alphabétique et l'on doit au hasard que la "Note liminaire sur le concept de démocratie" de Giorgio Agamben figure en ouverture du livre.

On retient un premier constat partagé ici : le mot "démocratie" a été vidé de son sens, il ne signifie plus rien. Dès le coup d'État de 1851, nous précise Kristin Ross, spécialiste du Second Empire en littérature, il ne s'agit plus que de débattre de l'adjectif qui l'accompagnera. Nos auteurs ont presque tous retenu de la démocratie sa forme "libérale", qui ignore (entre autres) la question de la propriété pour se satisfaire d'une liberté et d'une égalité qui resteront formelles. Alors que les pouvoirs de l'argent ont libre cours, nous resterions tous égaux grâce au droit de vote ? Cette démocratie-là cache mal son visage oligarchique (Jacques Rancière, Wendy Brown) comme son projet de "neutraliser les effets pervers du suffrage universel et de 'rationaliser' la volonté du peuple et l'expression de cette volonté" (Kristin Ross). Ces trois auteurs mettent le phénomène de la représentation à l'origine du dévoiement d'un pouvoir en théorie assumé par le peuple, c'est à dire non pas par sa majorité numérique, mais par "n'importe qui cherchant à s'occuper des affaires de la communauté" (Rancière). Daniel Bensaïd appelle au contraire à prendre le meilleur d'une représentation qui lui paraît inévitable, et à investir au mieux la "forme-parti". Beaucoup de nos auteurs auront à cœur de faire tomber le masque, de mettre à mal l'"emblème" (Badiou) que la démocratie constitue pour un Occident victorieux, ayant triomphé à la fois de la décolonisation et du communisme, et désormais désireux de partager le monde en deux parts : les démocraties et les autres. Citoyens contre barbares, terroristes, voire ennemis intérieurs. Où l'on se rend compte que le régime qui se réclame de la liberté et de l'égalité a besoin de la clôture pour se légitimer.

La critique est sévère, mais c'est celle d'intellectuels ne pouvant se résoudre au refus de penser la démocratie au-delà de certaines limites politiquement correctes. Alain Badiou, qui stigmatise le démocratisme adolescent, règne de la jouissance et nouvelle tyrannie, n'en finit pas moins son texte sur l'exigence d'un pouvoir exercé par le peuple, ce qu'il appelle... le communisme. La question sociale posée dès le XIXe siècle n'est pas réglée, mais à lire l'ouvrage la question écologique n'a pas encore surgi. Slavoj Žižek y fait une brève allusion, sans trop approfondir ce qu'elle peut apporter à la tension savoir/pouvoir qu'il examine.

Si la philosophie politique d'un Jean-Luc Nancy et sa recherche de ce qui fonde la démocratie nous semblent un peu trop énigmatiques pour nous aider à penser la question démocratique dans le monde qui est le nôtre, et si les détours de Daniel Bensaïd par Platon, Rousseau, Saint-Just, Lefort et Lippman (n'en jetez plus !) nous perdent sans pour autant expliquer son éloge final du parti politique et de la politique profane, deux femmes dans ce recueil (Wendy Brown et Kristin Ross) nous ramènent à une pensée plus claire, qui ne dédaigne ni la réalité ni la théorie politique. Toutes deux sont publiées en français, et on les retrouvera avec plaisir.

Pour sortir de la pensée convenue sur la démocratie, Giorgio Agamben nous avait d'emblée averti de la nécessité de poser la question de l'essence ambiguë de la démocratie, forme de constitution ou technique de gouvernement. Nos auteurs mettent presque tous cette question au centre du malentendu démocratique. Plutôt que de travailler la question des structures de la démocratie (le vote, les partis, l'élection, la délibération, la loi, etc.), ils la règlent en s'attachant plutôt à montrer le caractère précaire et jamais achevé de ce qui constitue pour eux le fond même de la politique.

La Montée des eaux

Charles C. Mann, La Montée des eaux, traduction M. Pigeon, Allia, 2009, 61 p., 3 euros
Texte intégral, après parution sous une forme remaniée par la direction dans EcoRev' (passage en question en gras sur cette page)

L'ouvrage paraît dans une collection de littérature, et il faudra toute l'aide de nos libraires – certain-e-s l'ont déjà disposé dans leur rayon écologie, grâces leur soient rendues – pour que son propos politique soit bien compris. D'autant que le titre n'aide pas, traduction plus poétique que précise de The Rise of Big Water, soit le succès montant de l'oligopole mondial de la gestion des eaux. Big Water, c'est la fierté de l'Union européenne, trois compagnies leader sur leur marché, loin devant leurs concurrentes américaines : Veolia dont il sera beaucoup question, mais aussi Suez, autre française, et Thames Waters, dont on finit par oublier la nationalité. Trois entreprises parmi les plus haïes de la planète et de ses habitant-e-s ingrat-e-s qui n'ont pas encore compris l'utilité de leur travail. "L'eau est un don de Dieu, mais il a oublié de poser les tuyaux", dit aimablement un de ses dirigeants. D'où l'incompréhension populaire, qui ne peut s'empêcher de considérer l'eau du robinet comme un bien commun, sans prendre en compte le travail d'ingénierie (et de commercialisation, et de corruption) de Big Water.

Comment est-ce que 10% de la population terrestre a pu être connectée aux réseaux d'eau de Big Water ? Par les vertus d'un "cours d'économie de première année" selon lequel "la meilleure façon de distribuer de l'eau à la population (...) est d'en confier la responsabilité au secteur privé. Si l'eau se fait rare, augmentez-en le prix – laissez faire la loi de l'offre et de la demande. Si les gens veulent que leur eau soit non seulement abondante, mais également propre, augmentez-la encore". Et par celle, au Sud, de l'incurie de pouvoirs publics peu volontaristes, qui ont laissé se dégrader leurs systèmes de distribution et de traitement des eaux, ont été incapables de contrôler l'exode rural et l'urbanisation des mégalopoles. Et qui ne peuvent plus demander à la Banque mondiale ou au FMI de prêts pour mettre en œuvre ces aménagements. Une seule réponse désormais à ce genre de demande : faites-appel à Big Water, nous avons à votre disposition la mémoire de quelques échecs pour vous rappeler votre incapacité. Au Nord, il s'agit moins de captivité que de cultures nationales. Parfois étonnantes, car aux USA on vivrait comme un retour en arrière la privatisation de la distribution d'eau, alors qu'en France c'est une tradition bien ancrée et qui n'a jamais été trahie, de Napoléon III à Jean-Marie Messier.

Quelles sont les vertus écologiques de ce type de structure ? On a bien compris que faire payer chaque mois aux plus pauvres un quart de leur revenu pour leur consommation d'eau les rendrait très vertueux. Quoique, la densité de population et la promiscuité dans les quartiers pauvres ne permettent jamais aux compteurs d'être individuels (et partant "responsabilisants"). Mais, si la consommation semble maîtrisée par le marché, qu'en est-il de la préservation des ressources en eau ?

Une industrialisation chaotique et mal réglementée, dont l'auteur va chercher l'exemple en Chine, est la première source de pollutions diverses. Et hélas, on voit mal les anecdotiques imprimantes 3D nous éviter la fabrication centralisée et en masse de tous les biens de consommation qui inondent le monde. L'auteur fait état de récriminations contre une eau "noire comme de la sauce soja" à la sortie d'une usine papetière dont les conduits se jettent dans la rivière Liu. Les autorités sont incapables de faire un arbitrage entre croissance économique et préservation de l'environnement, et préfèrent se tourner vers une hypothétique "troisième voie", même si son promoteur n'agira pas en amont des problèmes d'accès à une eau propre. Fait rare là-bas, le sauveur est étranger, mais Veolia n'y trouve pas autant de complaisance que dans des pays autrement plus pauvres, et le contrat qu'elle signe avec Pékin, pour secret qu'il soit, passe pour très exigeant. Pas question de dégager des profits aussi énormes qu'à son habitude, le gouvernement chinois n'ayant pas envie de voir se répéter les émeutes de l'eau de Cochabamba, en Bolivie. Autre source de pollution, le défaut de traitement des eaux usées et le rejet dans la nature des excréments et ordures diverses dans les quartiers périphériques mal raccordés. Mais comment raccorder ces populations, qui s'avèrent non-solvables ? avec des budgets publics, complément indispensable pour bien assurer les profits privés ? Si tant est que Big Water tienne ses promesses, une réponse néo-libérale et technicienne à ce problème précis d'environnement semble à tous points de vue inadaptée...

Charles C. Mann nous emmène d'une Chine en pleine industrialisation jusqu'aux locaux classieux de la néanmoins discrète Veolia, dans une enquête parue en 2004 dans Vanity Fair. Belle forme journalistique qui, entre les cinq pages de (grand ?) reportage dans un hebdo et l'épais bouquin en librairie, nous apporte ici dans le même temps une présentation susceptible de toucher un large public et une enquête sérieuse et fouillée. Tradition ancienne, qui perdure dans la presse américaine mais à qui nous ne savons plus en France offrir que le livre (voir par exemple Le Stade Dubaï du capitalisme, de Mike Davis, New Left Review et Les Prairies ordinaires).

Même si l'allusion à un changement climatique dont on ne verra pas les effets avant "plusieurs décennies" est particulièrement mal venue (d'où viennent donc ces défauts de précipitations, entraînant des pénuries nouvelles et que l'auteur a pris soin de noter, en Californie comme dans le Bassin méditerranéen ?), on apprécie la largeur de vue du propos et la mise à la disposition du public francophone d'un outil de réflexion aussi accessible. L'écriture est agréable, le prix à la portée de tou-te-s, la couverture élégante et le papier délicat. Un bel objet, dont le succès ne serait pas pour nous déplaire...

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lundi, 23 mars, 2009

Contre-manuel de statistiques pour citoyens militants

Nico Hirtt, Contre-manuel de statistiques pour citoyens militants, Aden, Bruxelles, 2007

Refuser les chiffres produits par les institutions et les pouvoirs en place, ou apprendre à les lire avec plus de clairvoyance, voire à les produire ? Pour Nico Hirtt, militant et enseignant en mathématiques, la réponse est claire. Les chiffres restent le meilleur moyen "d’appréhender scientifiquement une réalité complexe", loin devant les témoignages de son voisinage. Loin aussi, ajoutons-nous, devant cette utilisation politicienne de faits divers ou de success stories individuelles que des ouvrages récents ont tenu à dénoncer (1). Et Hirtt de citer le statisticien belge Adolphe Quételet, précurseur qui mit les outils statistiques au service des sciences sociales naissantes... lesquelles étaient elles-mêmes (le sont-elles restées ?) des outils au service du progrès social. Le père Marx, référence incontournable, ayant donné son aval aux travaux de Quételet, cette mention permettra de convaincre le dernier irréductible qui voulait jeter les chiffres avec l’eau du capitalisme... Le but du livre est bien de sortir les militant-e-s de leur inculture statistique, de leur permettre d’avoir une attitude critique (mais informée) à l’égard du discours dominant quand celui-ci s’appuie sur des chiffres, entre le tour de passe-passe et l’abus d’autorité.

L’ouvrage se découpe en chapitres qui reprennent donc des exemples tirés de la grande presse : "la demande chinoise est responsable de l’envolée des prix du pétrole", "les jeunes délinquants sont aux deux-tiers d’origine étrangère". Puisque cette doxa néolibérale s’appuie sur des chiffres, notre auteur s’attachera à réfuter leur usage abusif. Le premier chapitre insiste sur l’attention à porter aux conditions de production des chiffres, aux corrélations illusoires et à la notion de variable cachée : les jeunes d’origine étrangère ne sont-ils pas avant tout des jeunes pauvres ? Plus tard les notions de moyenne, de médiane, de mode et d’écart-type seront expliquées, appliquées au revenu des ménages belges.

La moyenne fait état d’une performance purement additive, tandis que la médiane et l’écart-type sont des outils de mesure capables, contrairement à la première, de rendre compte de possibles inégalités. Si tous ces chiffres décrivent bien la réalité, la subjectivité est ailleurs, dans le choix (de la lecture ou de la production) de tel chiffre au profit d’autres, dans le commentaire qui en est fait, dans l’illusion qu’ils peuvent expliquer le monde.

L’ambition de l’auteur est donc de nous donner les outils intellectuels pour démasquer la part de subjectivité et ne plus être crédules. Il nous propose pour cela un véritable parcours pédagogique, réservant les concepts les plus complexes à la fin de l’ouvrage : comment se calcule une droite de régression ? qu’est-ce qu’un indice de corrélation ? Les points les plus subtils sur lesquels on ne pourra pas s’arrêter sont clairement indiqués, et s’il est fait usage de formules mathématiques, on les comprend d’un simple coup d’œil (même sans avoir jamais eu la bosse des maths) car elles sont exprimées parallèlement dans un langage d’une grande clarté... et avec humour, ce qui ne gâche rien. Chaque chapitre est donc une véritable leçon, et s’achève sur une synthèse d’une à deux pages qui reprend les termes utilisés pour leur redonner une définition rapide. Le livre lui-même est complété par une liste de sites web, pour la plupart institutionnels, qui offrent des chiffres qu’on aura appris à relativiser ou à croiser à l’aide de ces logiciels de statistiques dont le plus simple reste le tableur. Et Nico Hirtt de nous faire même une introduction rapide à l’usage de cet outil ! On parle en Belgique d’"éducation permanente", quand en France on dit "éducation populaire". Quelle que soit l’expression, le pari est ici tenu de rendre facile d’accès un savoir aussi mal partagé.

(1) Serge Portelli, Traité de démagogie appliquée. Sarkozy, la récidive et nous, Michalon, 2006 ; Christian Salmon, Storytelling. La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007, livre précédé par l’article "Une machine à fabriquer des histoires", Le Monde diplomatique, novembre 2006.

vendredi, 5 octobre, 2007

Deux ouvrages sur les luttes anti-nucléaires

Luttes écologistes dans le Finistère - 1967-1981 Les Chemins bretons de l’écologie, Tudi Kernalegenn, éditions Yoran Embanner, Fouesnant, 2006, 317 pages, 25 euros

Histoire lacunaire de l’opposition à l’énergie nucléaire en France - Textes choisis et présentés par l’Association contre le nucléaire et son monde, éditions La Lenteur, Paris, 2007, 221 pages, 15 euros

Texte paru dans le n°27 de la revue EcoRev', automne 2007

Tudi Kernalegenn, jeune chercheur au Centre de recherches sur l’action politique en Europe (Rennes), était l’auteur en 2005 d’un ouvrage sur l’extrême-gauche en Bretagne dans les années soixante-dix, Drapeau rouge et gwenn-ha-du. Il nous livre ici une étude sur un milieu politique dont il est plus proche, celui de l’écologie. La limite temporelle affichée est précise, entre 1967 et la marée noire due au Torrey Canyon et l’accession en 1981 de la gauche au pouvoir, avec la satisfaction de quelques revendications écologistes symboliques. Et sur les cinq départements bretons, il s’attache plus particulièrement au Finistère, où ont eu lieu les luttes les plus remarquables : émoi des marées noires successives qui donnent lieu à des réponses chaque fois plus évoluées, oppositions au remembrement et à l’implantation de sites nucléaires. L’auteur prouve ici que la Bretagne est une terre de naissance de l’écologie politique, au même titre que l’Alsace ou le Larzac. Naissance laborieuse, car l’écologie vient de la lente évolution d’une approche naturaliste puis environnementale. Mais peu à peu, les acteurs bretons de cette aventure (au nombre desquels la SEPNB, Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne, ou l’APPSB, Association pour la protection des salmonidés en Bretagne) développent une pensée véritablement globale, qui interroge dans ses fondations la société française : démocratie, production/consommation, etc. Identité régionale forte, acharnement des marées noires sur la terre bretonne, paysannerie fragile, travail de militant-e-s qui cultivent le local, telles sont les raisons que l’auteur propose pour comprendre la force de cette culture écologiste bretonne qui constitue un exemple aujourd’hui encore.

C’est une démarche maligne qui est celle de l’Association contre le nucléaire et son monde (ACNM). Car l’histoire qu’elle présente des luttes anti-nucléaires en France n’est pas seulement "lacunaire", elle est aussi moins objective que l’apparence, au classicisme soigné, ne le laisse croire. En guise de préface, une présentation factuelle des luttes (de 1971, date de la première manifestation à Fessenheim, à aujourd’hui) laisse place peu à peu à une approche plus pamphlétaire qui n’épargne pas les insultes aux défenseurs "réformistes" de l’écologie, Vert-e-s, "honnêtes citoyens" et naïfs-ve-s de tous ordres dont le rapport de force avec l’État ne sera jamais concluant. En effet les auteur-e-s prennent le parti d’une lutte violente, pied à pied, contre les structures étatiques. Et les textes qu’ils éditent vont évidemment dans ce sens. Mais si les premiers textes sont d’époque et constituent des documents passionnants, les suivants sont la compilation de textes bien plus récents, parfois ceux de l’ACNM elle même. On appréciera la largeur de ces vues libertaires sur la question nucléaire, leur exigence et leur radicalité politiques. On pourra aussi bien regretter la violence de leurs attaques contre les Vert-e-s ou le réseau Sortir du nucléaire, dont la stratégie politique est jugée contre-productive, voire hypocrite. C’est un texte anonyme, daté de 1977, qui rend compte de la manifestation de Creys-Malville où l’on déplora un mort : l’impréparation à la violence et son refus même sont la raison affichée de la catastrophe que constitue cet événement pour le mouvement écologiste. A Plogoff en revanche, c’est un front commun, qui s’exprime par des entraves matérielles constantes et tout sauf symboliques, qui emporte la victoire (texte de Gérard Borvon, 2004). "Des pierres contre des fusils", comme le disait le film de Félix et Nicole Le Garrec : il a bien fallu lancer des pierres, et il a fallu que ces pierres fussent ramassées ou lancées par des grands-mères, des militaires retraités ou des élu-e-s, tous et toutes engagé-e-s, au-delà de leur culture politique et de leurs préjugés, dans un combat local et autogéré.

Ici il convient de remarquer combien les deux livres, qui chacun consacrent un chapitre aux luttes plogoffites, notent également l’importance de l’organisation horizontale des comités anti-nucléaires locaux : les CLIN, comités locaux d’information nucléaire, s’organisent selon des principes libertaires, à savoir l’autonomie des groupes locaux, la rotation des tâches communes ou le refus de se déclarer en préfecture. Plogoff est l’occasion pour la Bretagne et pour la France de découvrir le vrai visage d’un État nucléaire, à savoir celui des gardes mobiles qui tentent d’imposer aux populations des procédures, comme une enquête d’utilité publique, qui n’ont de "démocratique" que le nom. Le constat n’est pas uniquement le fait du milieu libertaire, il est aussi pris à son compte par ces écolos bêtas pour lesquel-le-s l’ACNM ne cache pas son mépris. Mais les deux livres divergent autant dans l’accent qu’ils mettent sur tel ou tel aspect de la lutte que dans l’interprétation de son succès. Tudi Kernalegenn met l’accent sur le symbole, sur les images de Plogoff qui créent une mythologie commune aux écologistes. Des pierres pour interdire l’accès à Plogoff ? ou des pierres pour l’image ? La question mérite d’être discutée sans préjugé, à l’heure où l’on attend moins d’indulgence que jamais de la part des structures de l’État contre les militant-e-s écolos.

dimanche, 13 août, 2006

L’Insécurité nucléaire. Bientôt un Tchernobyl en France ?

L’Insécurité nucléaire. Bientôt un Tchernobyl en France ?, Stéphane Lhomme, Yves Michel, Barret-sur-Méouge, 2006, 250 pages, 15 euros

Texte paru dans le n°25 (l'un des meilleurs) de la revue EcoRev'

2006, une année importante pour l’industrie nucléaire et les mouvements qui s’y opposent. C’est à la fois le moment où la hausse du prix du pétrole est désormais perçue comme inexorable, et celui où l’on doit anticiper la fin de vie des premières centrales nucléaires construites dans les années 1970. L’actualité de cette année, c’est aussi le vingtième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, bien couvert ce printemps dans les média dominants. Et la mise en examen du Pr. Pellerin, l’un des acteurs de la désinformation en France sur le fameux nuage, désinformation qui a interdit la réduction des risques dans les mois qui suivirent le 24 avril 1986. Dernier enjeu important, la privatisation en marche d’EDF, qui est déjà à l’origine de graves réductions d’effectifs et défauts de formation du personnel des centrales.

C’est donc au printemps 2006 que Stéphane Lhomme, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire, fait paraître un livre bien documenté sur l’insécurité nucléaire. Au fil des pages se dessine un tableau apocalyptique des menaces qui font plus que peser sur le parc français. Les centrales nucléaires sont en effet sujettes à de nombreux dysfonctionnements ou incidents qui ne doivent qu’à la chance de n’être pas devenus des accidents majeurs. Le risque d’incendie, le risque sismique, le risque humain, sont décortiqués, ainsi que le faible contrôle de la sûreté nucléaire, dû autant à des réductions de budget qu’à la volonté de nier la dangerosité de cette technique. Jean-Pierre Dupuy se demande si la probabilité même infime de connaître une catastrophe est acceptable (Pour un catastrophisme éclairé, Le Seuil, 2002)… Stéphane Lhomme prend le parti lui aussi de s’intéresser à ce thème que les écolos ne souhaitent pas aborder de crainte de s’y faire enfermer. Mais pour nous informer du fait que les risques ne sont pas infimes ou hasardeux, mais extrêmement élevés.

Les incidents et les dysfonctionnements sont décrits et expliqués clairement aux néophytes que nous sommes et que l’auteur a été. Alors que ces incidents sont d’habitude traités au coup par coup, avec retard mais sans recul, dans la grande presse (Le Figaro étant une source très fiable), Lhomme les rassemble et les met en regard pour dégager la part du structurel de celle du hasard.

Quelles sont les sources d’un tel travail ? En premier lieu les communications précises mais encore une fois fragmentées de l’Agence de Sûreté Nucléaire, qui dépend surtout du ministère de l’Industrie et n’a donc pas l’autonomie qui lui permettrait, malgré ses contrôleurs exigeants, de faire appliquer des sanctions à l’égard d’une industrie nucléaire peu soucieuse de sécurité. Ensuite les salarié-e-s de l’industrie nucléaire, qui ne sont pas opposé-e-s à cette technique mais prennent leurs distances vis-à-vis du fonctionnement d’EDF ou d’AREVA en renseignant de manière anonyme les militant-e-s anti-nucléaire. Le 16 mai 2006, le logement de Stéphane Lhomme est perquisitionné au motif qu’il avait en sa possession un document secret-défense… acquis dès 2003. L’affaire fait du bruit, le dit document est publié sur des dizaines de sites web en solidarité avec Sortir du nucléaire. Le secret nucléaire n’est pas très bien gardé, juste avec assez de "dissuasion" pour éviter les investigations des journaux qui accueillent les publicités de cette industrie.

L’auteur dénonce le côté le plus connu par le grand public du scandale nucléaire : l’impossibilité d’assurer une parfaite sûreté des installations, mais aussi des nombreux transports de matières dangereuses. Mais son livre est aussi riche d’informations et d’arguments sur les autres raisons qui interdisent le recours à cette énergie : stockage des déchets impossible à si long terme, épuisement des ressources naturelles d’uranium, manque d’eau estival des centrales, rejets de substances toxiques qui font d’EDF l’un des premiers pollueurs chimiques du pays, et enfin (même si la liste n’est pas exhaustive) hostilité de la population. L’Eurobaromètre de la Commission européenne avoue 12 % de personnes favorables au nucléaire devant la crise énergétique… et à peine 8 % en France, capitale du nucléaire européen, voire mondial.

Est-il possible de sortir du nucléaire quand un pays dépend à 80 % de cette énergie pour produire de l’électricité ? Le poids du nucléaire est tout relatif. Toutes énergies confondues, celui-ci ne représente que 17 % en France, et 6% dans le monde. Soit moins que les renouvelables qui atteignent 12 %. Et cette part ridicule, due au prix exorbitant du nucléaire sur les plans économiques, environnementaux et politiques (une démocratie peut-elle recourir au nucléaire ?) va encore baisser : dix réacteurs sont à construire dans le monde, quand 250 vont être fermés.

La démonstration de Stéphane Lhomme est précise, très accessible, parfois drôle : l’auteur est souriant et amusant, même si l’on peut regretter la trop fréquente utilisation des mêmes effets d’ironie ou de chute. La référence trop souvent faite à Tchernobyl, jusque dans le sous-titre, n’est-elle pas contre-productive ? Le propos vise à nous réveiller du doux rêve dans lequel l’insécurité nucléaire se résume à une seule catastrophe, que l’on a beau jeu d’appeler soviétique.

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