Contre-manuel de statistiques pour citoyens militants
Par Aude le lundi, 23 mars, 2009, 15h55 - Lectures - Lien permanent
Nico Hirtt, Contre-manuel de statistiques pour citoyens militants, Aden, Bruxelles, 2007
Refuser les chiffres produits par les institutions et les pouvoirs en place, ou apprendre à les lire avec plus de clairvoyance, voire à les produire ? Pour Nico Hirtt, militant et enseignant en mathématiques, la réponse est claire. Les chiffres restent le meilleur moyen "d’appréhender scientifiquement une réalité complexe", loin devant les témoignages de son voisinage. Loin aussi, ajoutons-nous, devant cette utilisation politicienne de faits divers ou de success stories individuelles que des ouvrages récents ont tenu à dénoncer (1). Et Hirtt de citer le statisticien belge Adolphe Quételet, précurseur qui mit les outils statistiques au service des sciences sociales naissantes... lesquelles étaient elles-mêmes (le sont-elles restées ?) des outils au service du progrès social. Le père Marx, référence incontournable, ayant donné son aval aux travaux de Quételet, cette mention permettra de convaincre le dernier irréductible qui voulait jeter les chiffres avec l’eau du capitalisme... Le but du livre est bien de sortir les militant-e-s de leur inculture statistique, de leur permettre d’avoir une attitude critique (mais informée) à l’égard du discours dominant quand celui-ci s’appuie sur des chiffres, entre le tour de passe-passe et l’abus d’autorité.
L’ouvrage se découpe en chapitres qui reprennent donc des exemples tirés de la grande presse : "la demande chinoise est responsable de l’envolée des prix du pétrole", "les jeunes délinquants sont aux deux-tiers d’origine étrangère". Puisque cette doxa néolibérale s’appuie sur des chiffres, notre auteur s’attachera à réfuter leur usage abusif. Le premier chapitre insiste sur l’attention à porter aux conditions de production des chiffres, aux corrélations illusoires et à la notion de variable cachée : les jeunes d’origine étrangère ne sont-ils pas avant tout des jeunes pauvres ? Plus tard les notions de moyenne, de médiane, de mode et d’écart-type seront expliquées, appliquées au revenu des ménages belges.
La moyenne fait état d’une performance purement additive, tandis que la médiane et l’écart-type sont des outils de mesure capables, contrairement à la première, de rendre compte de possibles inégalités. Si tous ces chiffres décrivent bien la réalité, la subjectivité est ailleurs, dans le choix (de la lecture ou de la production) de tel chiffre au profit d’autres, dans le commentaire qui en est fait, dans l’illusion qu’ils peuvent expliquer le monde.
L’ambition de l’auteur est donc de nous donner les outils intellectuels pour démasquer la part de subjectivité et ne plus être crédules. Il nous propose pour cela un véritable parcours pédagogique, réservant les concepts les plus complexes à la fin de l’ouvrage : comment se calcule une droite de régression ? qu’est-ce qu’un indice de corrélation ? Les points les plus subtils sur lesquels on ne pourra pas s’arrêter sont clairement indiqués, et s’il est fait usage de formules mathématiques, on les comprend d’un simple coup d’œil (même sans avoir jamais eu la bosse des maths) car elles sont exprimées parallèlement dans un langage d’une grande clarté... et avec humour, ce qui ne gâche rien. Chaque chapitre est donc une véritable leçon, et s’achève sur une synthèse d’une à deux pages qui reprend les termes utilisés pour leur redonner une définition rapide. Le livre lui-même est complété par une liste de sites web, pour la plupart institutionnels, qui offrent des chiffres qu’on aura appris à relativiser ou à croiser à l’aide de ces logiciels de statistiques dont le plus simple reste le tableur. Et Nico Hirtt de nous faire même une introduction rapide à l’usage de cet outil ! On parle en Belgique d’"éducation permanente", quand en France on dit "éducation populaire". Quelle que soit l’expression, le pari est ici tenu de rendre facile d’accès un savoir aussi mal partagé.
(1) Serge Portelli, Traité de démagogie appliquée. Sarkozy, la récidive et nous, Michalon, 2006 ; Christian Salmon, Storytelling. La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007, livre précédé par l’article "Une machine à fabriquer des histoires", Le Monde diplomatique, novembre 2006.