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mardi, 1 août, 2023

Comment peut-on être français·e ?

Il y a quelques semaines une députée du Rassemblement national, Jacqueline Eustache-Brinio, disait à propos de jeunes qui avaient pris la rue suite à l’assassinat de Nahel et au dévoilement des mensonges des policiers : « Vous allez me dire que la plupart des gens arrêtés sont français. D’accord. Mais ça ne veut plus rien dire aujourd’hui. Ils sont comment français ? » Ils sont français comme vous et moi, pourrait-on lui répliquer, soit que l’un·e de leurs parents soient français·e, soit qu’ils soient nés en France de parents étrangers, y résident habituellement et en aient fait la demande. Je ne suspecte pas la députée de l’ignorer. Que manque-t-il donc aux jeunes pour être vraiment français puisqu’ils le sont déjà ? Mystère… Si au moins Eustache-Brinio avait le courage de critiquer frontalement les lois de son pays et de proposer leur réforme on saurait s’il faut pour être français·e avoir appris par cœur la Marseillaise, avoir tel niveau d’éducation (au hasard : le sien), être macroniste, catholique ou blanc·he. Mais les racistes de la République ont cette particularité de ne pas être bien courageux et courageuses, et de manier l’hypocrisie avec un talent consommé.

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mardi, 28 mars, 2023

Fin du monde et petits fours

findumonde.jpg, mar. 2023Édouard Morena, Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique, La Découverte, 2023, 168 pages, 21 €

Il y a quelques années surgissait une écologie people. Les stars s’engageaient pour la planète : Mélanie Laurent co-réalisait le film Demain avec Cyril Dion, Leonardo DiCaprio invitait sur son yacht géant le petit Pierre Rabhi, Aurélien Barrau et Juliette Binoche engageaient, avec leurs ami·es du monde du cinéma, l’humanité à se ressaisir et les autorités à prendre des mesures coercitives s’il le fallait (1). Tous leurs discours avaient en commun une écologie niaise, faisant l’impasse sur notre organisation sociale et sur la liberté donnée aux plus gros acteurs économiques d’user et d’abuser des ressources naturelles (2). Le livre du politiste Édouard Morena n’est pas consacré à ces petits fours-là mais la lecture de son livre donne des clefs pour comprendre qu’il ne s’agit pas là de niaiserie mais d’une stratégie de classe très consciente appuyée sur la niaiserie de certaines personnalités.

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vendredi, 23 décembre, 2022

On recrute

Ce mois-ci le président de mon conseil départemental avait des mots émouvants dans le journal de la collectivité sur les vies brisées par le chômage de longue durée et la nécessité humaine d'aider les personnes à s'insérer. On comprend bien l’intérêt des conseils départementaux à ne pas laisser le chômage s’installer et les chômeurs et chômeuses en fin d’indemnisation demander le RSA, distribué par leurs bons soins malgré des budgets toujours moins généreux alloués par l’État. Les larmes de crocodile du président ont surtout quelque chose d’un peu désuet ou carrément manipulateur à l’heure où un chômage de masse laisse place, dans des conditions qu’on ne comprend pas bien, aux pénuries de main d’œuvre.

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samedi, 9 novembre, 2013

L'épilation intégrale du pubis et le sens de la vie

Une amie me disait un jour qu'elle et moi ne pourrions peut-être jamais, dans notre âge mûr, avoir le plaisir (peut-être douteux, mais c'est une autre question) de coucher avec des hommes beaucoup plus jeunes que nous. En effet, si jamais l'idée que les femmes doivent avoir le pubis complètement imberbe finit de s'installer, des générations entières de jeunes hommes n'auront jamais l'occasion de découvrir ce à quoi ressemble un vrai sexe féminin adulte (ou adolescent) et prendront cette configuration naturelle pour une exception monstrueuse, comme en témoigne en partie ce « beurk » du magasine Cosmopolitan. Nous deviendrions donc peu à peu, nous qui tenons à l'épilation raisonnée de notre maillot, des monstres à la chatte velue. Dit comme ça, ça fait un peu peur... Qu'y a-t-il d'autre derrière cette injonction ?

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mercredi, 2 mai, 2012

Nucléaire : arguments éthiques, arguments pragmatiques

Si l'on arrive à débarrasser les conflits qui ont secoué le Réseau « Sortir du nucléaire » du bruit qui les a accompagnés et empêché d'y voir un sens politique (et de construire une sortie de crise qui ne le serait pas moins), on peut, me semble-t-il, trouver – ce n'est peut-être pas la seule, mais c'est celle sur laquelle j'ai choisi d'écrire – une opposition entre une critique nucléaire d'ordre éthique, et une autre d'ordre pragmatique. Si on caricature, elle mettrait face à face un langage militant fait d'indignations bruyantes, à force de mots comme « inacceptable ! » et de nombreux points d'exclamation, et un langage, porté par les salarié-e-s et certains groupes, vécu comme technique, gestionnaire, le pendant antinucléaire de la gouvernance qui nous fait hériter du nucléaire.

La posture militante peut paraître dérisoire, dans sa croyance que la puissance du propos fait la puissance de l'action, et qu'elle va emmener avec elle des millions de « citoyen-ne-s » enfin réveillé-e-s de leur rêve bleu ciel et enfin désireux/ses de passer leurs après-midi à défiler en jaune. Elle semble ignorer que les « je vous l'avais bien dit » et les attitudes moralisatrices ont un succès plus que modéré quand on tente d'éteindre autour de soi les bruits du monde pour profiter un peu du confort moderne, ce qui constitue ici et maintenant un rapport au monde généralisé. Ce ventre mou de la France nucléarisée, plutôt méfiant envers le nucléaire mais disposé à l'accepter s'il a bien les vertus qu'on lui vante, on a de bonnes raisons de penser qu'il ne peut basculer qu'à la condition d'être rassuré sur la faisabilité technique de la sortie du nucléaire.

D'où des discours techno qui se développent dans la sphère anti-nucléaire : NégaWatt, Virage énergie sont des associations d'ingénieurs qui manient avant tout les chiffres, et peinent à élargir leur propos, comme en témoigne une réflexion jusqu'ici assez décevante sur la sobriété énergétique (1). Le danger de cette approche, qui séduit les salarié-e-s et une partie des militant-e-s, est de mettre de son côté l'autorité de la raison économique et de la mise en chiffres du monde sans la remettre en question. De manier les armes de la société nucléaire, en acceptant par là même que ce langage soit le seul audible, et que disparaisse de l'horizon une posture morale qui rappelle l'ignominie que constitue le recours au nucléaire.

Car le défi engagé par l'oligarchie nucléaire, qui tient à la confiance absurde que l'accident n'aura jamais lieu, et que les générations futures trouveront une solution pour gérer les déchets, est bien un acte moralement répréhensible, qui engage l'ensemble de la société, sur une temporalité inouïe, pour les lubies de quelques-uns qui auront tôt fait de disparaître sans assumer leurs responsabilités.

Comment éviter de tomber dans l'un ou l'autre écueil ? Pour ne pas se contenter de mettre en scène son intégrité morale à coups d'indignations faciles, ni accompagner une attitude gestionnaire moralement répréhensible ? Une des réponses me semble être de s'attaquer à la raison économique, à l'aura des chiffres et de la technique, non pas pour construire une expertise parallèle, mais pour mettre en évidence la folie de cette raison. Une destruction créatrice et libératrice, qui permettrait enfin d'entendre d'autres voix.

(1) Membre de Rêvolutives, groupe de réflexion écologiste, j'ai participé marginalement à cette réflexion. Et porté à l'AG de janvier 2012 une motion (« Le nucléaire, c'est la crise économique ! ») qui engage le Réseau à travailler sur le vrai prix du nucléaire...

lundi, 23 mars, 2009

Contre-manuel de statistiques pour citoyens militants

Nico Hirtt, Contre-manuel de statistiques pour citoyens militants, Aden, Bruxelles, 2007

Refuser les chiffres produits par les institutions et les pouvoirs en place, ou apprendre à les lire avec plus de clairvoyance, voire à les produire ? Pour Nico Hirtt, militant et enseignant en mathématiques, la réponse est claire. Les chiffres restent le meilleur moyen "d’appréhender scientifiquement une réalité complexe", loin devant les témoignages de son voisinage. Loin aussi, ajoutons-nous, devant cette utilisation politicienne de faits divers ou de success stories individuelles que des ouvrages récents ont tenu à dénoncer (1). Et Hirtt de citer le statisticien belge Adolphe Quételet, précurseur qui mit les outils statistiques au service des sciences sociales naissantes... lesquelles étaient elles-mêmes (le sont-elles restées ?) des outils au service du progrès social. Le père Marx, référence incontournable, ayant donné son aval aux travaux de Quételet, cette mention permettra de convaincre le dernier irréductible qui voulait jeter les chiffres avec l’eau du capitalisme... Le but du livre est bien de sortir les militant-e-s de leur inculture statistique, de leur permettre d’avoir une attitude critique (mais informée) à l’égard du discours dominant quand celui-ci s’appuie sur des chiffres, entre le tour de passe-passe et l’abus d’autorité.

L’ouvrage se découpe en chapitres qui reprennent donc des exemples tirés de la grande presse : "la demande chinoise est responsable de l’envolée des prix du pétrole", "les jeunes délinquants sont aux deux-tiers d’origine étrangère". Puisque cette doxa néolibérale s’appuie sur des chiffres, notre auteur s’attachera à réfuter leur usage abusif. Le premier chapitre insiste sur l’attention à porter aux conditions de production des chiffres, aux corrélations illusoires et à la notion de variable cachée : les jeunes d’origine étrangère ne sont-ils pas avant tout des jeunes pauvres ? Plus tard les notions de moyenne, de médiane, de mode et d’écart-type seront expliquées, appliquées au revenu des ménages belges.

La moyenne fait état d’une performance purement additive, tandis que la médiane et l’écart-type sont des outils de mesure capables, contrairement à la première, de rendre compte de possibles inégalités. Si tous ces chiffres décrivent bien la réalité, la subjectivité est ailleurs, dans le choix (de la lecture ou de la production) de tel chiffre au profit d’autres, dans le commentaire qui en est fait, dans l’illusion qu’ils peuvent expliquer le monde.

L’ambition de l’auteur est donc de nous donner les outils intellectuels pour démasquer la part de subjectivité et ne plus être crédules. Il nous propose pour cela un véritable parcours pédagogique, réservant les concepts les plus complexes à la fin de l’ouvrage : comment se calcule une droite de régression ? qu’est-ce qu’un indice de corrélation ? Les points les plus subtils sur lesquels on ne pourra pas s’arrêter sont clairement indiqués, et s’il est fait usage de formules mathématiques, on les comprend d’un simple coup d’œil (même sans avoir jamais eu la bosse des maths) car elles sont exprimées parallèlement dans un langage d’une grande clarté... et avec humour, ce qui ne gâche rien. Chaque chapitre est donc une véritable leçon, et s’achève sur une synthèse d’une à deux pages qui reprend les termes utilisés pour leur redonner une définition rapide. Le livre lui-même est complété par une liste de sites web, pour la plupart institutionnels, qui offrent des chiffres qu’on aura appris à relativiser ou à croiser à l’aide de ces logiciels de statistiques dont le plus simple reste le tableur. Et Nico Hirtt de nous faire même une introduction rapide à l’usage de cet outil ! On parle en Belgique d’"éducation permanente", quand en France on dit "éducation populaire". Quelle que soit l’expression, le pari est ici tenu de rendre facile d’accès un savoir aussi mal partagé.

(1) Serge Portelli, Traité de démagogie appliquée. Sarkozy, la récidive et nous, Michalon, 2006 ; Christian Salmon, Storytelling. La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007, livre précédé par l’article "Une machine à fabriquer des histoires", Le Monde diplomatique, novembre 2006.

samedi, 17 janvier, 2009

Que vaut votre université ?

Noter les universités, cela peut sembler a priori une idée amusante, quand l'École a été un si grand fournisseur d'évaluations. Mais elle fait tache d'huile, et désormais de nombreux acteurs privés proposent leur classement des meilleures universités du monde. Comment ? Et avec quelles conséquences ?

Penchons-nous sur le système d'évaluation proposé par l'entreprise Quacquarelli Symonds (1), qui est basée à Londres. Comment procède l'équipe de Ben Sowter, son directeur de recherches ? Elle définit des critères, qui doivent être :

- nombreux, pour assurer une certaine justesse statistique ;

- quantifiables, car seuls des chiffres sont capables d'être additionnés et pondérés ;

- symptomatiques de l'une ou l'autre de ces qualités que l'on cherche à évaluer ;

Ce qui est déjà un premier défi : la qualité est-elle si facilement traduisible en quantités ? lesquelles quantités sont-elles vraiment additionnables, comme ne le sont pas des pommes et des oranges ? Et qui décide de la pertinence d'un symptôme pour témoigner de la valeur d'un objet ? On doit aussi pouvoir trouver ces chiffres, établis sur le même modèle dans toutes les universités de la planète. Il faudrait à la rigueur les établir soi-même, ce qui est plus sûr... mais plus coûteux, donc hors de question. Deuxième difficulté.

Vient ensuite la pondération de ces critères. Quelle place accorder à, par exemple,

- la qualité pédagogique des enseignements (tutorat compris ?) ;

- à la reconnaissance par les pairs des enseignants-chercheurs (reconnaissance exprimée majoritairement en quantité de publications... laquelle peut dépendre, sans que cela soit corrélé avec leur talent, de leur langue d'expression, de leur réseau social... mais aussi, avec les conséquences désastreuses que l'on imagine pour les savoirs, de la discipline ou du sujet qu'ils étudient, lesquels sont plus ou moins propices à la publication) ; - à la qualité de la vie des étudiants ?

QS a décidé d'accorder 40 % de la note finale au jugement des enseignants-chercheurs par leur pairs, 10 % au jugement des entreprises susceptibles d'accueillir les jeunes diplômés, 10 % aux efforts de l'université portant sur l'international, 20 % sur le student faculty ratio et 20% enfin sur la performance de recherche comparée à la taille du corps de chercheurs/ses. Un choix tout à fait arbitraire, et qui pourra correspondre aux attentes d'un usager de l'université sans satisfaire du tout l'autre.

Car à qui s'adressent ces classements ? En priorité aux consommateurs sur le marché de l'éducation supérieure. Et accessoirement aux pouvoirs publics, qui souhaitent avoir connaissance des résultats effectifs des universités qu'ils financent.

Revenons au but affiché des premières initiatives de classement, à savoir offrir sur le marché de l'éducation supérieure une offre d'information fiable. Un étudiant n'aura pas les mêmes critères de choix d'un établissement, qu'il soit plutôt faible ou très brillant, en premier cycle ou en troisième cycle, avide de savoir théorique ou désireux de rejoindre très vite le marché du travail. La réponse ? Personnaliser la pondération des critères pour permettre à chacun d'échafauder son classement personnel. Un système de my-ranking qui permet de dépasser le caractère arbitraire de toute pondération, sans toutefois satisfaire tout à fait la difficulté à collecter des chiffres significatifs et fiables, et à choisir les critères de cette collection...

On imagine aussi que la multiplication de ces classements permettra au public d'établir des moyennes entre eux, pour éliminer à terme tous ces biais que nous venons d'esquisser. Peut-être même aura-t-on un jour la brillante idée de mettre sur le marché un classement des meilleurs classements des meilleures universités...

Mais ces chiffres, quelle que soit leur pertinence, ne risquent-ils pas à terme de changer la réalité même qu'ils prétendent décrire ? Quels effets peuvent avoir de tels classements ?

Ils offrent enfin « une information fiable pour les consommateurs ». Mais avant toute chose, ils font de l'offre universitaire un marché. On hésite entre parler d'effet secondaire ou d'intention affichée, selon que le concept soit défendu par un ministre social-démocrate flamand de l'Éducation (2) ou par l'OCDE. Et ce classement influence le marché. Car le prestige vaguement plus affirmé par la rumeur publique ne suffisait pas à une famille aisée pour envoyer son enfant à l'autre bout du pays, ce qu'elles pourront désormais faire en connaissance de cause, tandis que les camarades moins fortunés ne pourront faire autrement que de rester dans l'université mal considérée de leur région d'origine. Et le recrutement de cet établissement renforcera sa piètre réputation (auprès des étudiants, des enseignants, des employeurs...) en une sorte de cercle infernal. On aura donc des effets de polarisation incompatibles avec des exigences de justice sociale.

Les pouvoirs publics sont désireux de mettre en place des outils de même type, certifiés cette fois par la commande qu'ils auront passée. Il est nécessaire, nous dit-on, de connaître ces classements pour mieux agir sur les inégalités qu'ils constatent... Une bonne volonté qui en ces temps difficiles nous paraît peu crédible.

(1) http://www.topuniversities.com

(2) Frank Vandenbroucke, à l'Ethical Forum de la Fondation universitaire, 20 novembre 2008, Bruxelles.