Noter les universités, cela peut sembler a priori une idée
amusante, quand l'École a été un si grand fournisseur d'évaluations. Mais elle
fait tache d'huile, et désormais de nombreux acteurs privés proposent leur
classement des meilleures universités du monde. Comment ? Et avec quelles
conséquences ?
Penchons-nous sur le système d'évaluation proposé par l'entreprise
Quacquarelli Symonds (1), qui est basée à Londres. Comment
procède l'équipe de Ben Sowter, son directeur de recherches ? Elle définit
des critères, qui doivent être :
- nombreux, pour assurer une certaine justesse statistique ;
- quantifiables, car seuls des chiffres sont capables d'être additionnés et
pondérés ;
- symptomatiques de l'une ou l'autre de ces qualités que l'on cherche à
évaluer ;
Ce qui est déjà un premier défi : la qualité est-elle si facilement
traduisible en quantités ? lesquelles quantités sont-elles vraiment
additionnables, comme ne le sont pas des pommes et des oranges ? Et qui
décide de la pertinence d'un symptôme pour témoigner de la valeur d'un
objet ? On doit aussi pouvoir trouver ces chiffres, établis sur le même
modèle dans toutes les universités de la planète. Il faudrait à la rigueur les
établir soi-même, ce qui est plus sûr... mais plus coûteux, donc hors de
question. Deuxième difficulté.
Vient ensuite la pondération de ces critères. Quelle place
accorder à, par exemple,
- la qualité pédagogique des enseignements (tutorat compris ?) ;
- à la reconnaissance par les pairs des enseignants-chercheurs
(reconnaissance exprimée majoritairement en quantité de publications...
laquelle peut dépendre, sans que cela soit corrélé avec leur talent, de leur
langue d'expression, de leur réseau social... mais aussi, avec les conséquences
désastreuses que l'on imagine pour les savoirs, de la discipline ou du sujet
qu'ils étudient, lesquels sont plus ou moins propices à la publication) ;
- à la qualité de la vie des étudiants ?
QS a décidé d'accorder 40 % de la note finale au jugement des
enseignants-chercheurs par leur pairs, 10 % au jugement des entreprises
susceptibles d'accueillir les jeunes diplômés, 10 % aux efforts de l'université
portant sur l'international, 20 % sur le student faculty ratio et 20%
enfin sur la performance de recherche comparée à la taille du corps de
chercheurs/ses. Un choix tout à fait arbitraire, et qui pourra correspondre aux
attentes d'un usager de l'université sans satisfaire du tout l'autre.
Car à qui s'adressent ces classements ? En priorité aux consommateurs
sur le marché de l'éducation supérieure. Et accessoirement aux pouvoirs
publics, qui souhaitent avoir connaissance des résultats effectifs des
universités qu'ils financent.
Revenons au but affiché des premières initiatives de classement, à savoir
offrir sur le marché de l'éducation supérieure une offre d'information fiable.
Un étudiant n'aura pas les mêmes critères de choix d'un établissement, qu'il
soit plutôt faible ou très brillant, en premier cycle ou en troisième cycle,
avide de savoir théorique ou désireux de rejoindre très vite le marché du
travail. La réponse ? Personnaliser la pondération des
critères pour permettre à chacun d'échafauder son classement personnel. Un
système de my-ranking qui permet de dépasser le caractère arbitraire
de toute pondération, sans toutefois satisfaire tout à fait la difficulté à
collecter des chiffres significatifs et fiables, et à choisir les critères de
cette collection...
On imagine aussi que la multiplication de ces classements permettra au
public d'établir des moyennes entre eux, pour éliminer à terme tous ces biais
que nous venons d'esquisser. Peut-être même aura-t-on un jour la brillante idée
de mettre sur le marché un classement des meilleurs classements des meilleures
universités...
Mais ces chiffres, quelle que soit leur pertinence, ne risquent-ils pas à
terme de changer la réalité même qu'ils prétendent
décrire ? Quels effets peuvent avoir de tels classements ?
Ils offrent enfin « une information fiable pour les consommateurs ».
Mais avant toute chose, ils font de l'offre universitaire un marché. On hésite
entre parler d'effet secondaire ou d'intention affichée, selon que le concept
soit défendu par un ministre social-démocrate flamand de l'Éducation
(2) ou par l'OCDE. Et ce classement influence le marché. Car
le prestige vaguement plus affirmé par la rumeur publique ne suffisait pas à
une famille aisée pour envoyer son enfant à l'autre bout du pays, ce qu'elles
pourront désormais faire en connaissance de cause, tandis que les camarades
moins fortunés ne pourront faire autrement que de rester dans l'université mal
considérée de leur région d'origine. Et le recrutement de cet établissement
renforcera sa piètre réputation (auprès des étudiants, des enseignants, des
employeurs...) en une sorte de cercle infernal. On aura donc des effets de
polarisation incompatibles avec des exigences de justice
sociale.
Les pouvoirs publics sont désireux de mettre en place des outils de même
type, certifiés cette fois par la commande qu'ils auront passée. Il est
nécessaire, nous dit-on, de connaître ces classements pour mieux agir sur les
inégalités qu'ils constatent... Une bonne volonté qui en ces temps difficiles
nous paraît peu crédible.
(1) http://www.topuniversities.com
(2) Frank Vandenbroucke, à l'Ethical Forum de la Fondation
universitaire, 20 novembre 2008, Bruxelles.