On recrute

Ce mois-ci le président de mon conseil départemental avait des mots émouvants dans le journal de la collectivité sur les vies brisées par le chômage de longue durée et la nécessité humaine d'aider les personnes à s'insérer. On comprend bien l’intérêt des conseils départementaux à ne pas laisser le chômage s’installer et les chômeurs et chômeuses en fin d’indemnisation demander le RSA, distribué par leurs bons soins malgré des budgets toujours moins généreux alloués par l’État. Les larmes de crocodile du président ont surtout quelque chose d’un peu désuet ou carrément manipulateur à l’heure où un chômage de masse laisse place, dans des conditions qu’on ne comprend pas bien, aux pénuries de main d’œuvre.

Partout il est question de la responsabilité des personnes sans emploi ou du châtiment qu’elles méritent pour ne pas contribuer à l’effort national. L’Unedic se satisfait que le sort de ces personnes soit moins « confortable » (sous le seuil de pauvreté comme c’est de plus en plus souvent le cas avec une baisse moyenne de 16 % des allocations, la vie est en effet moins « confortable »). Les allocations des personnes alternant périodes de travail et d’inactivité en particulier ont fait le plongeon, comme si c’était à coup sûr leur faute individuelle et comme si des secteurs entiers pouvaient avoir des activités continues à l’année (événementiel, activités saisonnières comme le tourisme ou l’agriculture) juste pour faire plaisir au gouvernement. Côté opinion publique, l’idée progresse qu’on est personnellement responsable d’être au chômage.

Devant ces pénuries, les discours des classes dominantes ne font plus mine d’être compatissants envers celles et ceux qui ont été exclu·es du marché du travail et qui sont durablement au chômage (comme je l’ai été pendant beaucoup trop d’années, merci les préjugés et les discriminations à l’embauche). Elles ne rappellent plus, étrangement, la loi du marché qui justifiait pourtant que nombre de nous restassions au bord de la route, inemployé·es. Le président états-unien avait pourtant de bons conseils aux entreprises qui recrutent : « Pay them more », voir mon billet de mars sur la grande démission. Non, chez nous, désormais, c’est la trique.

Et pourtant nous n’avons jamais été aussi nombreuses et nombreux en emploi. Avec au pénultième trimestre de cette année 68,3 % de personnes en emploi entre l’âge légal et celui de la retraite, nous explosons toutes les statistiques depuis 1975 qu’elles existent, nous apprend l’Insee. Même record historique pour les 50-65 ans : 66,3 %. Et 82,6 % pour les personnes ne subissant pas de discrimination à l’âge (25-49 ans, soit vingt-cinq ans sur les quarante et quelque qu’est supposée durer une carrière, soit dit en passant), ce qui est pas mal non plus.

Pourquoi donc certains postes restent-ils non pourvus ? Il faudrait d’abord le savoir si on souhaite régler le problème. D'abord, c'est bête à dire mais c'est une conséquence normale d'un chômage très faible, pourquoi s'en plaindre ? D'autre part les conditions de travail se dégradent de toutes parts, au mépris des travailleuses et travailleurs, au mépris de la qualité du résultat et au mépris des gens qui au bout du compte payent ces mauvais services (1). L’austérité ou la recherche de plus de profit écrasent beaucoup trop d’entre nous sous le travail, avec des conséquences sur notre santé (premier indice : combien sommes-nous à être épuisé·es ou en burn-out ?). La crise sanitaire et un environnement social extrêmement insécurisant, avec son stop and go et ses réformes à gogo, ont mis à mal notre santé physiologique et mentale, avec quelles conséquences (deuxième indice) ? Et puisque le Covid long touche plus de 20 % des malades encore 18 mois après leur infection, quel est l’impact de cette maladie (et de ses derniers variants hyper sympa) sur les personnes en emploi ?

Au fond, on s’en fout, l’important étant de faire accepter des conditions actuelles d’emploi qui nous sont globalement défavorables, des rémunérations qui ne cessent de baisser à mesure que les prix augmentent et une perte de sens généralisée pendant que des bétaillères de plus en plus chères et de moins en moins bien entretenues nous emmènent au boulot.

Les indemnités chômage et les durées d’indemnisation baissent, en particulier pour les plus précaires, et les obligations de s’employer sont renforcées pour toutes et tous. Nos bons princes nous expliquent que leurs mesures pourraient s’alléger si nous subissions plus fortement le chômage, ce qui laisse le choix entre la peste et le choléra – et fait décidément oublier que nos cotisations nous ouvrent des droits, pas des faveurs. Tant pis pour celles et ceux qui habitent dans des régions, travaillent dans des secteurs ou ont un âge auquel le chômage reste élevé. Ce traitement qui attente encore plus à la dignité des personnes serait justifié par les pénuries d’emploi dans les secteurs les plus nécessaires à la vie sociale, à l’hôpital et ailleurs. Rien à voir, non, avec les besoins de ces entreprises qui jusqu’ici tentaient de nous faire oublier que le travail est à la base des richesses produites et en parlaient comme d’une extravagance coûteuse qu’elles consentaient à satisfaire par pure charité.

Malgré ce nouveau contexte, les efforts que l’État faisait pour lutter contre le chômage et permettre aux richesses de ruisseler un peu sur les pauvres gens, ces efforts demeurent. Nous continuons collectivement à payer la moitié des salaires des femmes de ménage des gens aisés, alors que l’hôpital a besoin d’aides soignantes. Nous continuons à régaler de CICE (E comme emploi) des entreprises alors que le coût par emploi est évalué à 166 875 euros par emploi et par an par France Stratégie – dans les bilans les plus tendres. Nous continuons à favoriser un environnement favorable à des secteurs qui sont en tout point néfastes, avec leur emplois ubérisés, leurs nuisances diverses comme les flottes de véhicules assurant les petites livraisons suremballées de la vente en ligne alors qu’il y a probablement des besoins plus vitaux que celui d’acheter ses chaussettes sur Internet. Toute cette économie de merde, on pourrait décider qu’on n’a plus besoin qu’elle existe pour distribuer des rémunérations qui suffisent à peine à vivre. On a trouvé des secteurs plus vitaux où employer les gens.

Hélas, il faut plutôt continuer à pourvoir chaque emploi comme si c’était un droit humain des employeurs, malgré sa faible rémunération, ses conditions dégradantes et son utilité sociale inexistante. Nous pensions que les politiques de l’emploi mettaient au centre les personnes, pour lutter contre la pauvreté, l’exclusion ? C’était oublier un peu vite que nous étions avant tout de la chair à patrons. Et aujourd’hui, alors que nous entrons dans un régime de travailleuses et travailleurs appauvri·es, ça finit par se voir.

(1) Cette année j’ai réussi à me faire rembourser en intégralité un service de changement d’adresse par la Poste, après qu’elle s’était avérée incapable de me le rendre. Au final j’imagine que le peu de courrier qu’elle m’a effectivement fait suivre, la gestion de mes plaintes et l’impression d’étiquettes livrées à mon ancienne adresse pour que je fasse moi-même le boulot (je n’invente rien) lui ont coûté une petite somme qu’elle aurait pu consacrer avec plus de profit à payer correctement ses employé·es. Et oui, au fait, toi le camarade aigri qui me lis avec tant d’intérêt, c’en est fini de ton harcèlement par voie postale.

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