La bride sur le col

Il y a quelques semaines, je suis restée songeuse devant un énième fil sur un réseau social bien connu. Un homme avait pris des photos de ses enfants devant le SUV nouvellement acquis de son voisin et mettait en évidence le contraste entre la vulnérabilité des petit·es et la lourdeur de la machine. Suivaient des interrogations sur la dangerosité de cette voiture pour les autres car, outre la lourdeur de l’engin en cas de choc, la visibilité est compromise par la taille du capot. La personne qui conduit n’est pas en mesure de seulement voir la tête d’un enfant en âge de traverser si elle est à moins de x mètres de la voiture, le x en question augmentant avec l’énormité du véhicule. Les réponses étaient très clivées, les un·es acquiesçant et les autres défendant le choix du propriétaire du char d’assaut, au nom de la liberté individuelle.

Je reviendrai sur la désirabilité d’une société où les SUV constituent la moitié des immatriculations. Ce qui m’intéresse d’abord, c’est l’illusion qu’avaient les critiques de leur liberté, même réduite à la liberté de consommer. Bien que nos sociétés soient qualifiées de libérales et flattent la liberté individuelle, elle sursocialisent celles et ceux d’entre nous qui n’ont pas le loisir de s’acheter une île ou une plateforme loin de tout contrôle étatique. Les lois qui régulent notre vie sociale sont nombreuses et habituellement bien intégrées. Comme des poissons dans l’eau, nous finissons pas les oublier. Mais avec les possibilités ouvertes par l’efficacité du contrôle elles se font toujours plus intrusives, le recueil On achève bien les éleveurs en parle abondamment dans le domaine agricole. La tendance est la même partout, au point qu’aujourd’hui une association doit dire trois « Notre Patrie » et deux « Ave Marianne », soit prêter allégeance à la République, pour avoir le droit d’exister. Comme s’il était interdit de penser et de faire vivre des pensées différentes, comme si le régime allait s’effondrer alors que sa police est mieux armée que jamais.

Mais au moins, nous pouvons acheter ce que nous voulons… Vraiment ? Le choix entre quarante sortes de yaourts et dix marques de nouilles est-il vraiment une liberté, quand par ailleurs l’infrastructure qui produit et distribue les choses aujourd’hui nécessaire à la vie est dans les mains de grosses compagnies qui ne nous doivent aucun compte ou si peu ? Ce n’est pas le choix de nos yaourts qui est dicté par les plus gros acteurs économiques, c’est même le désir d’en manger et la nécessité de l’acheter qui ne nous appartiennent pas, comme le rappelle Anthony Galluzzo dans La Fabrique du consommateur (qui sort aujourd’hui en poche, on en reparlera).

Un spécialiste de l’industrie automobile, Laurent Castaignède, expliquait justement la vogue des SUV : « Il suffit d’arpenter les salons automobiles pour constater que le consommateur est continuellement dirigé vers des véhicules plus massifs, plus puissants et plus rapides (sur le papier). » Et si jamais nous résistions au marketing et la pub (ça arrive, des produits peinent à trouver leur public malgré de gros budgets), avec les SUV nous sommes contraint·es de plusieurs manières. D’abord, pour les personnes qui achètent leurs véhicules d’occasion, il sera de plus en plus difficile d’acheter un véhicule léger (en comparaison, car ils ne cessent de s’alourdir aux aussi, bouffant ainsi les gains d’efficacité énergétique (1)). Si une nouvelle immatriculation sur deux concerne un SUV, leur proportion sur le marché de l’occasion ne cessera de croître et celle des autres véhicules de baisser. Tant pis pour celles et ceux qui s’approvisionnent sur ce second marché pour mettre moins d’argent dans leur bagnole, au final ils et elles auront moins de choix. D’autre part beaucoup d’automobilistes n’achètent pas de SUV par goût spécifique mais car en cas de collision elles souhaitent être plus à l’abri, quand bien même leur véhicule causerait plus de dommages aux autres. On voit bien le raisonnement militaire qui pousse à l’escalade de la violence et désavantage celles et ceux qui refusent le surarmement.

Nous sommes bien tributaires les un·es des autres et c’est une réalité qui est oubliée quand les réflexes font dire qu’on fait c’qu’on veut, on est libre. On ne fait pas ce qu’on veut et quand bien même j’aurais de quoi me payer de véritables chars d’assaut et une armée privée, cela me serait interdit. Je ne peux pas aller acheter tranquillement à la pharmacie des médicaments qui n’ont pas d’autorisation de mise sur le marché, ni même acheter de Doliprane en ligne depuis que des pénuries sont annoncées sur le paracétamol. De trop forts désordres et nuisances entraînent bien vite la régulation d’un doux commerce où d’habitude tout le monde a la bride sur le col (2), pour vendre ou acheter des choses inutiles et modérément nuisibles. Mais bride il y a bien, ce que certain·es d’entre nous semblent ne pas avoir compris. Et puisque le régime sous lequel nous vivons n’a jamais été capable de proposer une régulation collective et démocratique de la vie économique (pas même une limitation de la puissance des SUV), aujourd’hui les coups de frein qui se succèdent sont autant de violents coups de bride.

Drôle de liberté.

(1) Ces deux aspects font que la consommation moyenne des automobiles, longtemps en baisse, a commencé en 2019 à remonter selon l’Ademe, nous ramenant en deux années dix et vingt ans en arrière selon le type de carburant.
(2) C'est une expression qui vient du domaine de l'équitation. Laisser la bride sur le col d'un cheval, c'est cesser momentanément de l'utiliser pour laisser le cheval aller son rythme.

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