Fin du monde et petits fours

findumonde.jpg, mar. 2023Édouard Morena, Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique, La Découverte, 2023, 168 pages, 21 €

Il y a quelques années surgissait une écologie people. Les stars s’engageaient pour la planète : Mélanie Laurent co-réalisait le film Demain avec Cyril Dion, Leonardo DiCaprio invitait sur son yacht géant le petit Pierre Rabhi, Aurélien Barrau et Juliette Binoche engageaient, avec leurs ami·es du monde du cinéma, l’humanité à se ressaisir et les autorités à prendre des mesures coercitives s’il le fallait (1). Tous leurs discours avaient en commun une écologie niaise, faisant l’impasse sur notre organisation sociale et sur la liberté donnée aux plus gros acteurs économiques d’user et d’abuser des ressources naturelles (2). Le livre du politiste Édouard Morena n’est pas consacré à ces petits fours-là mais la lecture de son livre donne des clefs pour comprendre qu’il ne s’agit pas là de niaiserie mais d’une stratégie de classe très consciente appuyée sur la niaiserie de certaines personnalités.

J’ai commencé à militer pour le climat à une époque où étaient encore vives les réactions de déni du changement climatique ou de son origine anthropique (vous me direz qu’en 2010 Claude Allègre dénonçait encore « l’imposture climatique »). Aujourd’hui on sait comment ce déni a été forgé par l’industrie, en particulier celle des hydrocarbures, qui connaissait dès 1971 la réalité du phénomène, pour maintenir un business as usual. Morena dévoile des stratégies qui ont le même but mais qui, au contraire, prennent acte du changement climatique pour nous engager dans une action dont elles cachent qu’elles sont peu efficaces et peu équitables. Le capital, meilleur défenseur de l’humanité contre le changement climatique ?

En 2006, le documentaire Une vérité qui dérange donnait à voir les efforts de l’ancien vice-président des États-Unis Al Gore pour lutter contre le changement climatique. L’ex y déployait ses solutions entre deux avions : généralisation de solutions high-tech et recours au marché. Vous pensiez développement du train et du vélo, lutte contre l’étalement urbain, isolation du bâti, transition vers une agriculture économe, limitation des élevages industriels ou des transports aériens, toutes pistes concrètes promues par les écologistes, qui sont plus susceptibles d’atténuer le changement climatique et ont l’avantage d’améliorer nos vies ? La planification écologiste s’oppose (mollement) à quelques dogmes néo-libéraux : la libre entreprise, le dépérissement de l’État et la régulation par le marché… Ces solutions-là sont donc écartées. Le film rend compte de l’ambiance des années post-protocole de Kyoto lors desquelles, parce que cela sert les intérêts des plus gros acteurs capitalistes, d’autres sont promues, notamment les marchés carbone (le premier marché européen date de 2005).

L’idée de départ est de mobiliser grâce au marché des fonds pour financer des politiques favorables au climat, en particulier la protection des forêts dans les pays pauvres. Le manque à gagner des États du Sud global en licences d’extraction forestière, s’il est compensé, peut encourager à la protection des forêts et des tourbières, véritables puits de carbone susceptibles de partir en fumée. Ce mouvement s’est poursuivi en financiarisation de la nature. Est-ce que cela marche ? Pas vraiment (3) mais les marchés carbone ont le double avantage de montrer qu’on mène une action en faveur du climat, tout en ouvrant des possibilités d’enrichissement. Presque vingt ans plus tard, les entreprises peuvent mettre en avant une activité « zéro émission nettes » et les milliardaires se targuer de compenser toutes leurs émissions. Johan Eliash, par exemple, PDG suédois d’une grosse entreprise, qui se déplace en jet privé, peut ainsi proclamer qu’il est la personne « la plus carbon negative du monde ». Pour cela, il lui suffit de déposséder des communautés rurales de leurs terres, avec la complicité des grosses ONG environnementales conservationnistes, et de prétendre que celles-ci captent les gaz à effet de serre qu’il émet. On connaît bien le cas des forêts tropicales et des peuples autochtones (ici un lien vers la campagne à ce sujet de l’association Survival) mais Morena prend l’exemple de l’Écosse. Les Highlands ont déjà été vidées de leurs habitant·es au XVIIIe siècle, lors de la colonisation anglaise, rappelle-t-il, dans un mouvement appelé les Clearances (dégagement, nettoyage) et aujourd’hui un mouvement assez similaire se produit quand des multi-millionnaires et entrepreneurs achètent des propriétés de 3 000 ou 5 000 hectares pour les réensauvager (4), les valoriser sur le marché carbone et accessoirement par l’écotourisme (on imagine que les trajets en avion et hélicoptère sont compensés).

Morena décrit les prises de conscience écologique des grands de ce monde (qui lors d’un voyage dans l’espace, qui sur un yacht géant, etc.) au début des années 2000 et leur activisme climatique si particulier, qui suit de près l’agenda des COP (conférences des parties) climat. Un chapitre entier est dédié aux efforts du cabinet McKinsey pour imposer les mécanismes de marché lors de la COP15 à Copenhague. La firme, spécialiste du recyclage à l’attention des décideurs d’études produites par d’autres, jusqu’au foutage de gueule, a produit une courbe des coûts marginaux qui permet de visualiser très facilement le rapport coût-efficacité de solutions. Ce travail, dû à une consultante junior, a permis au cabinet d’affirmer son expertise en la matière et d’imposer pour le compte de ses riches clients des mécanismes de marché pour réguler les émissions et orienter les politiques climatiques avec le succès que l’on sait : des courbes d’émissions qui vont sans cesse croissant et nous mènent vers des trajectoires invivables.

Le dernier chapitre est consacré à la canalisation de la société civile et d’un mouvement climat remuant. Les premiers acteurs associatifs ont beaucoup misé sur les concertations onusiennes mais depuis le début des années 2010 le mouvement climat a intégré des revendications de justice sociale difficilement compatibles avec les stratégies décrites ci-dessus. Qu’à cela ne tienne, la philanthropie climatique est une autre dimension de l’activisme du capital et elle contribue à la récupération de ce mouvement climat. S’afficher avec Greta Thunberg, défiler aux manifs pour le climat, financer le mouvement, y compris dans ses dimensions les plus radicales, sont les actions citées par Morena, qui cite fondations (European Climate Foundation, Bezos Earth Fund, etc.) et organisations récipiendaires. « Accepter l’argent de son ennemi, c’est l’ultime humiliation, la preuve de son incapacité à s’extraire d’un système que l’on prétend renverser » mais les activistes préfèrent imaginer que les milliardaires aussi souffrent d’éco-anxiété.

Pour compléter cet ouvrage, qui reste très bref, il faut lire La Croissance verte contre la nature d’Hélène Tordjman, qui cite moins nommément les acteurs mais décrit plus précisément les mécanismes de marché et les technologies vertes sur lesquelles Morena passe très vite. Sur un sujet proche, je conseille aussi Criminels climatiques de Mickaël Correia qui s’intéresse à d’autres aspects de l’activisme du capital, en l’occurrence celui des entreprises de fourniture d’hydrocarbures (ici l’interview de Morena par le camarade Correia). Les trois, chacun à sa manière bien différente, constituent une trilogie sur le capitalisme au temps du changement climatique qui reste peu encourageante sur la possibilité d’une cohabitation pacifique entre eux et nous…

(1) Ici il faut préciser que la fondation créée par DiCaprio est active depuis 1998 et qu’à 24 ans le héros de Titanic n’a pas trop tardé à se saisir du sujet. Cela ne l’empêche pas non plus de louer pour ses loisirs des yachts de 138 mètres.
(2) Je les avais épinglé·es dans « La faute à la nature humaine, vraiment ? », CQFD n°205, janvier 2022.
(3) Sandrine Feydel et Frédéric Hache, « Finance verte. Financer la transition ou financiariser la nature ? », dans Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières (dir.), Greenwashing. Manuel pour dépolluer le débat public, Le Seuil, 2022.
(4) Sur la préservations d’espaces sauvages, je rappelle mon billet sur le « sparing ».

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