« Mon corps, mon choix »

Il y a quelques jours, dans un groupe féministe, nous avons déplié un paragraphe de notre manifeste qui reprenait le slogan « Mon corps, mon choix ». J’avais émis quelques doutes sur cette formulation car si entendue comme un appel à la liberté reproductive et sexuelle des femmes elle fait consensus, elle contient aussi tout un monde contre lequel, en tant que féministes au sein d’un syndicat de transformation sociale, nous luttons. Enfin, j’espère.

« Mon corps, mon choix », c’est un slogan qui a été repris par des femmes de mouvements libertariens états-uniens au cœur de la crise sanitaire pour réclamer l’absence de politique de santé publique et le renvoi de chacun·e à son appréciation – jusqu’à ce qu’il ou elle ou ses proches ou les personnes qui les côtoient viennent solliciter les soins médicaux dispensé par le monstre honni, ce Léviathan qui a nom société. Ce même monstre refuse aux parents le choix de ne pas vacciner leurs enfants et leur dénie la liberté de mesurer le rapport bénéfice-risque individuel et collectif d’une vaccination. On peut mettre en question la forme étatique qui se réclame de la société pour exercer un pouvoir de plus en plus autoritaire et influencé par les plus gros acteurs économiques. On le peut, on le doit, mais pas au point de remettre en cause toute action collective en faveur de la santé globale des populations, vous et moi, en particulier dans le cas de maladies infectieuses.

C’est aussi leur corps et leur choix que réclament les personnes à la recherche de thérapies alternatives. C’est leur liberté de s’engager dans des traitements farfelus comme le jeûne et le crudivorisme (1) pour soigner le cancer, soin prôné par le youtubeur Thierry Casasnovas, aujourd’hui mis en examen avec sa comptable pour « exercice illégal de la profession de médecin », « abus de faiblesse » et « pratiques commerciales trompeuses ». Au nom de quoi empêcher ce gourou de la nutrition, pas même diplômé dans les disciplines qu’il prétend renouveler, de promettre monts et merveilles à des personnes crédules et d’utiliser toutes les manipulations, bien rodées par les mouvements sectaires, qui lui assurent leur adhésion ? Après tout, c’est leur choix, et comme dit une camarade quand elle voit des imbéciles se mettre en danger, le darwinisme social a parfois du bon. Ni elle ni moi n’assumerions bien longtemps ce trait d’humour car les personnes crédules, ce ne sont pas toujours des ennemi·es politiques honni·es par leurs proches et méprisé·es par leurs voisin·es, ça peut être aussi vous et moi confronté·es à un problème de santé ou séduit·es par une pensée originale à un moment où nous sommes en difficulté psychologique. Ça peut arriver à n’importe qui et ce jour-là nous aimerions un minimum de contrôle sur les personnes qui se prévalent de pouvoir nous faire aller mieux.

Malgré cela, des femmes du syndicat défendaient bec et ongles ce slogan et ses implications au motif que c’est, nous apprenaient-elles, un slogan féministe historique, une base impossible à remettre en question. L’une d’elles est même allée dans un moment d’égarement jusqu’à défendre la vente d’organes (le syndicat fera-t-il des propositions pour réguler ce doux commerce ou comptera-t-on sur l’apparition de marques de qualité pour labelliser les reins et assainir le marché ?). Pas besoin d’avoir fait un master féministe et de bosser dans une association féministe, comme mes contradictrices, pour savoir que ce slogan appartient à une époque, à un espace culturel et politique, à une lutte particulières. « My body, my choice » a été produit dans un espace politique très marqué par le libéralisme et j’ai la faiblesse de croire qu’il est permis de ne pas en faire un article de foi cinquante ans plus tard, sur un autre continent, sur des luttes différentes (en particulier celles autour de la prostitution ou de la gestation pour autrui).

Peut-on se contenter, comme ce fut le cas lors de la discussion, de dénoncer la récupération quand des libertariennes anti-vax et anti-masque reprennent ce slogan ? Il y a quelques années, le philosophe Patrick Marcolini m’engageait dans l’élaboration d’un dossier de revue qui postulait qu’au lieu de hurler à la récupération de nos luttes et de nos « alternatives », nous pourrions nous interroger sur leur récupérabilité, sur leur cohérence avec le monde dans lequel même nous avons été socialisé·es à coups de « Il faut travailler sur soi » et de « Believe in yourself ». Cette idée m’a aidée à mettre en mots la gêne que je ressentais dans les espaces militants que je fréquentais, comme je l’ai ressentie encore il y a peu devant ces syndicalistes salariées d’une association féministe bien connue.

Depuis lors, je gratte sur ce malaise chaque fois qu’il me démange et, avec toutes celles qui acceptent de remettre en cause leurs réflexes et leurs slogans, nous nous demandons ensemble dans quelle société nous aimerions vivre. Au-delà d’une liberté individuelle largement surestimée dans une société capitaliste où on se torche avec nos bulletins de vote (ils sont faits pour ça) en échange d’un choix extensif au rayon yaourts du supermarché, au-delà de la possibilité pour certain·es de se faire des destins singuliers et appréciables car ils et elles en ont les moyens économiques, sociaux ou culturels, au-delà de ces visions de la liberté prise dans un sens purement individuel, au-delà d’un féminisme libéral endossé sans malice même par les plus radicales, ne pouvons-nous pas œuvrer à bâtir un féminisme émancipateur pour toutes ?

(1) Je conseille au sujet du crudivorisme l’écoute du podcast « Bouffons » d’Émilie Laystary qui a consacré plusieurs épisodes (n° 217 et suivants) à la faible qualité de ce régime et aux dérives sectaires qui l’entourent.

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