Autour de trois moments de l'histoire de l'écologie
Par Aude le mardi, 4 octobre, 2011, 11h51 - Lectures - Lien permanent
Franz Broswimmer, Une brève histoire de l'extinction en masse
des espèces (2002), rééd. Agone, 2010 (12 €)
Jean-Paul Deléage, Une histoire de l'écologie, Seuil, 1991
(7,95 €)
Fairfield Osborn, La Planète au pillage (1948), rééd. Actes
Sud, 2008 (8,50 €)
Les années 2000, au moins jusqu'à ce vendredi 11 mars 2011 qui a réveillé
d'autres angoisses, ont vu le changement climatique s'installer au centre des
préoccupations environnementales. Peut-être aux dépens d'autres thématiques,
comme l'érosion des sols ou la crise de la biodiversité, auxquelles d'autres
époques ont prêté une oreille plus attentive. L'écologie aussi connaît des
modes.
La question de la pollution était ainsi centrale dans les années 1970. Le verre
d'eau de René Dumont deviendrait précieux à cause des pollutions infligées aux
nappes phréatiques ; le recours à l'énergie nucléaire était inacceptable
en raison de la dangerosité de la dispersion des radionucléides. Si les années
1980 ont accordé un peu d'attention aux thématiques environnementales, c'est
peut-être la question de la déforestation qui a suscité le plus d'intérêt, avec
l'émergence de figures comme le Brésilien Chico Mendes ou la Kenyane Wangari
Maathai. Un auteur comme Fairfield Osborn, qui écrit juste après la catastrophe
écologique du Dust Bowl (1), accorde en 1948 de longs
chapitres à l'érosion des sols : si l'élevage prédomine dans les paysages
ruraux, comme ce fut le cas en Espagne à l'ère classique, les plantes aux
systèmes racinaires assez profonds pour retenir les terres agricoles
disparaissent, mangées par les troupeaux, et les terres ruissellent dans les
océans, ne laissant plus que poussière dans des paysages ravagés. En 1991,
Jean-Paul Deléage décrit cette entropie, ou tension d'un système vers le chaos,
qui érode inexorablement les terres. Elle ne peut être que ralentie par la
présence de forêts, d'une végétation adaptée, et il met l'accent sur les
dangers de la déforestation, qui peut au contraire aggraver l'érosion
naturelle.
Ces tendances, plutôt que des approches étroites se faisant concurrence, sont
autant de portes d'entrées dans une maison (la nôtre) où tout se tient, tout
est lié, et dont les équilibres écosystémiques sont attaqués de partout :
notre consommation effrénée d'énergies fossiles provoque un changement
climatique qui perturbe les écosystèmes et les espèces qui y vivent, ce
changement étant accentué par des pratiques agricoles ou une déforestation qui,
outre la production de gaz à effet de serre, intensifie l'érosion des sols et
la désertification... Il n'y a qu'à choisir le bout par lequel on démêlera la
pelote.
Dernier en date à proposer une histoire de l'écologie et un ambitieux état
des lieux dans un bouquin grand public (2), Franz Broswimmer
adopte l'angle de la disparition de la grande faune. Et depuis cette porte
d'entrée, il déroule une impressionnante histoire du monde, qui court de
l'extinction de la mégafaune australienne autour de 50.000 av. JC aux désastres
d'une déforestation encouragée par la Banque mondiale, en passant par les
exploits douteux de Buffalo Bill, tueur de bisons et affameur de populations
locales. La déforestation (pour le chauffage et la construction de logements,
de bâtiments somptuaires ou de bateaux) et la surexploitation agricole non
seulement détruisent l'habitat de la faune, mais encore bousculent le cycle de
l'eau. Ajouter à cela une chasse excessive, c'est le modus operandi
idéal pour attenter aussi bien à la diversité de la faune qu'aux conditions
environnementales de la survie des sociétés.
Les contempteurs/rices les plus obtu-e-s du capitalisme mondialisé, les
amoureux/ses des bons sauvages, les nostalgiques d'une époque où c'était
beaucoup mieux, tout-e-s risquent d'être déçu-e-s par cette Brève
Histoire qui bouscule quelques idées reçues. Non, les chasseurs-cueilleurs
n'ont pas forcément vécu en harmonie avec la nature : aussi bien les
Aborigènes que les Indien-ne-s d'Amérique du Nord ont su décimer 95 % de
leur grande faune et dégrader leur environnement au point que celui-ci ne se
compose plus que de plaines inhospitalières ; les hommes préhistoriques
n'ont pas été de reste en Europe, et on a découvert des charniers où la viande
de milliers d'animaux a pourri aussi inutilement que les bisons décimés par les
capitalistes américains du XIXe siècle. Non, la tension démographique n'est pas
une raison essentielle de la dégradation de l'environnement, comme l'annonce
Jared Diamond. C'est plutôt le rapport de l'être humain à la nature qui est en
jeu, et le rapport des êtres humains entre eux.
Avec l'abandon de ses rites les plus en phase avec la nature, la Rome antique
développe une hubris comparable à celle de Descartes et Newton.
L'existence de surplus, de richesses non-nécessaires, établit souvent une
classe privilégiée qui exerce sa domination sur les autres classes,
paysan-ne-s, artisan-e-s, exigeant l'accroissement infini des surplus, poussant
à la surproduction ou à l'exploitation des ressources naturelles au-delà de la
capacité de régénération du milieu. La guerre, domination ultime, est
abondamment décrite par Broswimmer comme l'occasion des pires prédations. Pour
sa préparation d'abord : la marine athénienne rase les forêts
environnantes pour construire ses bateaux ; les armées modernes consomment
terres, carburants et budgets publics dans des proportions qu'on préfère
souvent oublier. Mais la guerre elle-même s'accompagne depuis des siècles d'un
assaut sur les ressources environnementales des ennemi-e-s, et si le sel déposé
sur les terres de Carthage détruite tient peut-être de la légende, le tapis de
bombes et de napalm dont l'armée US a recouvert le Vietnam est l'exemple le
plus emblématique de l'écocide à l'échelle d'un pays.
Broswimmer décrit cette violence, consciente ou non, sur l'environnement dans
un continuum impeccable. Les grandes tendances sont les mêmes dans l'histoire
des sociétés qu'il décrit (3), mais le changement de rythme
introduit par le capitalisme et le progrès technique est bien visible. Les
exemples antiques emblématiques (Mésopotamie, Athènes, Rome, le Chaco, l'empire
Maya, l'île de Pâques) sont bien documentés dans le second chapitre. Mais trois
chapitres sur cinq sont au total consacrés aux écocides capitalistes, de
l'Europe du XVe siècle jusqu'à la dictature du FMI et de la Banque mondiale, et
ils s'attachent autant aux structures sociales qu'à un imaginaire scientiste et
« progressiste ». On comprend l'intérêt pour la maison d'édition
Agone, spécialisée dans une histoire sociale critique (de Chomsky à Howard
Zinn, en passant par Jean-Pierre Berlan, auteur de La Guerre au vivant
et de la préface de cette édition), de se pencher pour une fois sur la question
écolo en donnant au public français une belle seconde chance de découvrir le
travail de Franz Broswimmer.
Notes
(1) Une série de tempêtes de poussière sur le continent
nord-américain dans les années 1930, qui contribue au moins autant que la
dépression à jeter sur les routes des fermiers privés de terres, littéralement
envolées.
(2) L'édition de 2010 du livre de Broswimmer vient après le
best-seller de Jared Diamond, Effondrement (Gallimard, 2006), mais il
a été publié avant, tant aux USA qu'en France (première édition française par
Parangon en 2003, sous le titre Écocide. Une brève histoire de l'extinction
en masse des espèces).
(3) On peut regretter que, faisant le journal des mauvaises
nouvelles, il passe sous silence les sociétés qui ont respecté leur
environnement, laissant malgré lui l'image (anthropologiquement fausse) d'une
« nature humaine » décidément mauvaise...
Commentaires
Merci pour cet article Aude !
Mon image des Aborigènes vient d'en prendre un coup !
ça me fait penser à "Pourquoi j'ai mangé mon père", où la domestication du feu passe par la combustion d'une bonne partie de l'Afrique...