Eux et nous ?
Par Aude le mercredi, 5 octobre, 2011, 09h06 - Textes - Lien permanent
Je ne souscris généralement pas aux analyses qui mettent face à face
« nous » et « eux », le capitalisme et ses méchants
serviteurs contre nous, le gentil peuple exploité. Il m'arrive cependant d'y
céder, par exemple quand les « élites » de la région Aquitaine sont
plus sensibles aux charmes d'Eiffage qui tient à construire une autoroute entre
Bordeaux et Pau qu'à ceux des technicien-ne-s de l'Équipement qui dénigrent le
projet, mal ficelé ;
quand ces dignes représentants du peuple de gauche (1), bien
avant le « ça suffit l'écologie » de Sarko, promeuvent la première
autoroute de l'après-Grenelle, 180 km qui filent à travers huit zones
Natura 2000 (Natura quoi ?) ;
quand ils ignorent une décroissance des transports sensible depuis 2003 et les
engagements pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, et continuent à
rêver leur rêves de mômes des années 1960, qu'on irait le w-e sur la Lune et
qu'on mangerait du magret en tubes ;
quand ils s'appuient sur une opinion publique favorable... qui depuis 1992 que
le projet est dans l'air pense avoir un avis informé, mais ne connaît pas même
le tracé de l'autoroute qui rallonge le trajet Sud Gironde-Bordeaux de
6 km (2).
Même si l'honnêteté de nos élu-e-s n'est pas en question, ce projet d'autoroute
sent au moins l'imposition par une classe dirigeante de sa vision bien
particulière du bien public et du long terme. Les deux partis qui structurent
la vie politique française, main dans la main pour défendre l'A65, le sujet
absent de la campagne des élections régionales de 2004 qui donne à Alain
Rousset ce qu'il imagine être un mandat (« J'ai été élu pour... »),
tout cela se nourrit des limites du gouvernement représentatif : absence
de mandat et de comptes à rendre, survalorisation de la liberté de choix et
ignorance des phénomènes de captivité au moment du vote, création d'élites
politiques dont on apprend régulièrement qu'elles n'ont pas la moindre idée du
prix d'une baguette ou d'un ticket de bus urbain (« 5 euros ? »).
L'A65 est le pur produit de ce système politique (3).
Et pourtant... c'est peut-être la faute des associations qui ont peiné à
mobiliser, à faire connaître les failles du dossier, à trouver et à utiliser
les arguments qui nourrissent l'indignation et suscitent un mouvement social,
mais cette question n'a pas passionné les foules. Pas évident, entre 8h de
boulot quotidien, 1h30 de transports, les gosses, la maison et la télé pour se
vider la tête, de s'intéresser à des questions, et d'autant moins quand notre
avis n'est pas requis ! Le manque de vertu politique qu'on peut déplorer a
des causes structurelles, qui ne dépendent pas de nous.
Néanmoins... reste de cet échec l'impression désagréable que tout de même,
tout ça nous arrange bien. Pouvoir rêver d'un w-e à filer sur l'autoroute vers
les Pyrénées, pouvoir profiter de barrières douanières symboliques pour nous
acheter tout un équipement réalisé à des prix défiant toute concurrence par des
travailleurs/ses asiatiques sous-payé-e-s, pouvoir rouler avec un pétrole
relativement bon marché, merci les guerres « justes » et
« préventives », pouvoir nous baffrer d'une viande élevée au soja
cultivé sur ce qui était hier encore une forêt tropicale... nous sommes malgré
tout les bénéficiaires d'une violence bien supérieure à celle que fait l'A65
aux contribuables aquitains, aux paysan-ne-s landai-se-s, aux promeneurs
sud-girondin-e-s.
Mais quand nous sommes jeté-e-s à la porte du festin de la classe moyenne
occidentale par le chômage, l'emploi indécent ou les retraites injustes, là on
trouve plus de monde pour s'indigner. Et le consensus néo-libéral auquel se
plient nos gouvernements, la bride sur le cou d'entreprises dont la puissance
dépasse celle des États, la prédation organisée par l'oligarchie qui profite de
notre vote contraint, tout cela nous choque de nouveau, simplement parce que
les miettes ne sont plus assez grosses ! Quand elles l'étaient, nous
fermions les yeux, trop occupé-e-s à télécharger la dernière appli ou à
chercher un crédit pour la bagnole. Les Grec-que-s qui hier faisaient du
non-paiement des impôts un sport national (4) prennent
aujourd'hui la rue en pestant contre les élites politiques qui les ont
plongé-e-s dans la dette. Les Espagnol-e-s qui ont profité d'une prospérité
illusoire gueulent maintenant contre les mécanismes qui ont favorisé la bulle
immobilière (et l'autodérision est rarement au rendez-vous, comme elle l'est
dans cet impeccable dessin
animé d'Aleix Saló). Comme disait l'ami Nicolas Bacchus,
« Si le seul moyen de s'apercevoir du monde de merde dans lequel on
vit est de se faire virer, alors tout le monde à la porte ! On pourra
peut-être passer plus vite à autre chose ». Nous y sommes, ou
presque.
Au moment d'aller manifester contre les retraites, au moment de protester avec les Indigné-e-s, l'honnêteté consiste à se demander si on souhaite seulement avoir accès à un revenu décent et à un pouvoir d'achat qu'on juge suffisant grâce au système économique actuel, avec les miettes de l'exploitation des ressources mondiales, ou si on est vraiment prêt à mettre une croix dessus pour construire un autre monde...
Ce texte est dédié à Élie Spirou, directeur commercial délégué aux Pouvoirs Public, Collectivités Locales et Grands Comptes, Eiffage Travaux Publics (anciennement directeur de cabinet d'Alan Rousset au Conseil régional Aquitaine), ainsi qu'à l'écrevisse à pattes blanches, espèce disparue pendant les travaux de l'A65, en septembre 2008, suite à un écoulement de chaux dans la rivière.
(1) Soyons justes, Alain Rousset et Henri Emmanuelli ont
trouvé en François Bayrou et en Alain Juppé (après sa conversion au grand
effort pour sauver la planète) des partisans pour défendre le projet dans une
lettre adressé au Premier ministre.
(2) Les quelques commerçant-e-s de Bazas (sortie 1) à qui j'ai
demandé de poser une affichette contre l'A65 en mai 2008 me répondent non, ils
et elles sont favorables à cette autoroute « écologique » et la
défendent ardemment. Il a suffit de leur montrer le tracé de l'autoroute pour
les convaincre de rejoindre les opposant-e-s.
(3) Abondamment décrit dans ma brochure « Élections, piège à cons ? ».
(4) Je doute que la fraude fiscale répandue en Grèce puisse
être assimilée à l'action de désobéissance civile d'un Henry David Thoreau
refusant de financer par ses impôts une guerre-prétexte contre le Mexique,
visant l'annexion d'une partie du Texas, de la Californie et de tout ce qui est
aujourd'hui le Sud-Ouest des USA.