Les Mystères de la gauche

A propos de l'ouvrage de Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche. De l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Climats/Flammarion, 2013

Est moral « tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l'homme à compter avec autrui, à régler son mouvement sur autre chose que les impulsions de son égoïsme ».
JCM

Une question me taraude : comment l'enfer peut-il être pavé d'aussi bonnes intentions ? Comment la volonté de construire des espaces militants moins militaires, plus humanistes, peut-elle tourner à la consommation individuelle d'action collective ? Comment celle de se déprendre du capitalisme et de la société de consommation peut-elle se muer en repli sur soi et ses satisfactions égoïstes ? Comment certains outils intellectuels permettent-ils d'interroger l'inégalité femmes-hommes au point de désactiver toute critique féministe ? A toutes ces questions que je me suis posées (et à vous avec) ces derniers temps, le dernier bouquin de Michéa apporte une réponse. Qui semble toujours la même depuis Impasse Adam Smith : c'est parce que la gauche, telle que nous la connaissons, s'est structurée sur des bases politiques libérales.

Les Mystères de la gauche fait l'archéologie de la gauche au XIXe siècle, la cherche sans succès dans les mouvements révolutionnaires (ni Marx ni les mouvements ouvriers ne s'en réclament) et la trouve chez les libéraux et les radicaux, prêts à écraser la révolution de Juillet ou le soulèvement de la Commune au nom de leurs valeurs. Celles qui sont toujours au goût du jour : liberté individuelle, « démocratie » représentative. La petite bourgeoisie éclairée lutte avec autant d'âpreté contre l'absolutisme monarchique que contre les soulèvements ouvriers, contre la vieille aristocratie que contre les classes populaires. Le gouvernement représentatif est son régime de prédilection, mixte, ni tout à fait aristocratique, ni tout à fait populaire, capable de reconnaître ses mérites à arbitrer entre des intérêts de classe sans elle apparemment inconciliables.

En se gaussant de ce que cette gauche est devenue au XXIe siècle, Michéa s'attire ses critiques, parfois justifiées. De qui parle-t-il vraiment ? Du PS, de ceux et celles qui l'ont accompagné dans sa démission (qui ?), ou de toute la petite bourgeoisie animée de valeurs généreuses mais trop enchâssée dans le système qu'elle critique pour ne pas en être immorale (1) ? Il n'apprécie pas plus la « décence commune surjouée » par la droite, mais on continuera à lui en vouloir. Il ironise aussi sur « l'idéologie du "genre" », comme si elle existait, sans faire la part entre les théoriciennes qui ont montré la construction sociale qui s'élabore à partir de caractéristiques biologiques montées en épingle, entre Simone de Beauvoir et Françoise Héritier, entre Judith Butler et les transhumanistes queer (2). Et le mariage pour tou-te-s lui fait une dernière occasion de râler contre les exigences de droits égaux et d'apparaître comme un vieux réac. Tout ça donne envie de se braquer.

Mais sa critique de la judiciarisation de nos relations me semble extrêmement féconde. Sa façon de noter comment les exigences de droits pour chacun-e (3) ont pris le pas sur la co-construction d'un collectif bienveillant tape juste. Au droit dont on estime devoir jouir mécaniquement, il oppose l'élaboration de « liens qui libèrent », un « endettement symbolique réciproque », un système de dons et de contre-dons(4) qui dessine des communautés plus vivables et décentes que la société dans laquelle nous vivons, et dont nous devrions reconnaître plus volontiers les échecs à produire du commun. Ça écorche pas mal de monde à gauche, en premier lieu les « belles âmes du libéralisme culturel », mais pour moi Michéa est l'un des seuls aujourd'hui à nous aider à identifier là où ça coince.

(1) Ici Sylvie Tissot nous rappelle, et ça nous servira de contrepoint, qu'il y a pire que les bonnes intentions... il y a les mauvaises.

(2) Moi non plus je ne vais plus m'embarrasser de nuances entre les testo-junkies et les adeptes de l'humanité augmentée, ils et elles ont en commun leur manque de réflexion sur la techno-science, une posture qui est assez importante pour mériter d'être clivante, enfin.

(3) Et comment arbitre-t-on entre cette multitude d'ego qui demandent une reconnaissance particulière ? Ici un texte, issu d'un site auquel j'ai participé, sur l'envahissement des lignes de fracture dans les milieux queer.

(4) Système pas très éloigné de certains ethos modestes et ruraux dont je me suis fait l'écho ici. Rien à voir avec la formalisation des échanges que l'on trouve dans les SEL et qui est pour beaucoup la seule manière de réapprendre le don et le contre-don. Il faudrait ici aborder la question des sociétés traditionnelles et des classes populaires, de la manière dont Michéa s'en inspire (la fameuse common decency) sans nous en donner cependant trop d'exemples convaincants. Il faudrait aussi parler de l'idéologie du Progrès et des convergences toujours plus fortes à son sujet entre les « idiots utiles » de la gauche et les innovations techno-scientifiques du capitalisme. Il faudrait parler de tout ça, mais nul doute que Michéa en reparlera !

Commentaires

1. Le mercredi, 17 juillet, 2013, 20h35 par manu

Bonjour Aude,
Une excellente critique de Lordon est parue dans le dernier numéro de la RdL, un complément est en ligne en accès libre : http://www.revuedeslivres.fr/michea...

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