Qui nie la lutte des classes ?

Nous sommes tou-te-s un peu Christine Lagarde (quelque part)

Connaissez-vous (vraiment) Christine Lagarde ? Avocate pour Monsanto puis ministre de l'Agriculture (pendant quelques jours, la bourde fut vite réparée), patronne du FMI après l'affaire Strauss-Kahn. Mais ce qui fait bien marrer mon auditoire en conférence, c'est surtout l'auteure des lignes suivantes : « Cessons d'être aussi pudiques sur notre intérêt personnel, qui, bien souvent, rejoint celui du groupe. La lutte des classes est bien sûr une idée essentielle mais, de mon point de vue, essentielle pour les manuels d'histoire. (...) Cessons donc d'opposer les riches et les pauvres, comme si la société était irrémédiablement divisée en deux clans. » Car le travail « met l'ensemble des professions sur un pied d'égalité : le grand patron comme le petit employé savent l'un et l'autre ce que c'est qu'une "grosse journée de boulot" » (1). Tout y est : l'intérêt individuel qui peut se déployer tranquillement, puisque les égoïsmes et les avidités, par la seule magie de leur agrégation, formeront les bases d'une société vivable (2), et le refus d'envisager les divergences d'intérêt et de condition, cette fois transcendées par l'appartenance au groupe. Soit des individus qui ne doivent rien au groupe, alors que le groupe est la fiction qui permet de faire passer la pilule de l'inégalité entre individus. C'est parfait.

Christine Lagarde et ses camarades néo-libéraux/ales proclament unilatéralement la fin de la lutte des classes pour préserver le consensus sur la redistribution (inégale) des richesses et s'assurer que le bon peuple ne réclamera pas plus. Mais si je prends la peine de rappeler ce personnage politique fulgurant, c'est parce qu'il m'apparaît de plus en plus que, pour des raisons certes généreuses et certes pleines de bonnes intentions, nous, militant-e-s de gauche (pour le dire vite), entretenons des espaces qui tiennent sur la même fiction, mettent en avant de la même façon l'égalité formelle sans s'interroger sur les inégalités réelles qu'on voit de temps en temps resurgir à la surface.

Tou-te-s ensemble, tou-te-s ensemble !

Dans les périodes de recul social, comme celle que nous vivons, les classes sociales ont tendance à moins se mélanger. On évite les choix matrimoniaux qui vont faire baisser notre petit standing, on se replie sur soi, sa maison, ses potes, qui nous ressemblent tellement. Le monde militant n'est pas de reste, puisqu'il est en majorité investi par la petite bourgeoisie diplômée (ou en train de se faire diplômer) mais il reste néanmoins un espace dans lequel on peut rencontrer autre chose que son reflet dans le miroir. Comment gérons-nous les différences de statut social entre participant-e-s à des actions collectives ?

La réponse est simple, on ne les gère pas. Mieux, on les nie. On est tou-te-s ensemble, uni-e-s contre le capitalisme, et cela nous permet un unanimisme quasi-lagardien. Passons sur les inégalités de genre au sujet desquelles tant a été dit, passons sur le racisme, admettons que nous soyons miraculeusement épargné-e-s par le mépris de classe et je vais simplement m'attaquer aux questions bassement matérielles. Les étudiant-e-s, les récipiendaires de minima sociaux et les fonctionnaires de l’Éducation nationale (ou de l'enseignement agricole) paient le même prix pour leur Kro dans les concerts punk, exactement comme si ils et elles avaient les mêmes moyens (attention, fiction) : ni trop parce que ça doit être accessible à tou-te-s, ni pas assez parce qu'il s'agit aussi de financer le local. Alors oui, dans plein de milieux on teste le prix libre, mais dans l'expérience que j'en ai faite il distingue moins les différences de revenu que les différences de motivation pour faire vivre une association ou une initiative (3).

Continuons à parler d'argent (beurk !) : même unanimisme autour des dépenses nécessaires pour suivre les activités d'un groupe. Elles sont ajustées sur les moyens de la majorité, et imposées aux autres. C'est le choix d'un restau, du prix d'une cotisation, etc. Que la plupart des membres d'un groupe puissent se payer 50 euros de transport par réunion, et les 50 euros ne seront jamais remboursés à personne, ou alors il faudra mendier à un-e trésorier-e qui rappelle toujours que les caisses sont vides et les temps difficiles. C'est à dire qu'il faudra mettre en danger le groupe, se mettre à part, détruire la fiction de l'égalité qui fait tenir le truc. Pas évident.

On parle beaucoup d'être accessible, mais cela vaut pour les activités lors desquelles on souhaite élargir son audience, pas pour celles lors desquelles on est entre soi, avec l'idée qui réchauffe le cœur qu'on est entre égaux/ales. Je rappelle ici que dans certains centres de femmes que j'ai décrits, l'aller-retour en métro (si, si) est offert aux femmes pour qu'elles puissent se rendre aux manifs et rencontres situées loin du quartier, pour s'assurer que ni leur impécuniosité ni un compagnon leur demandant de rendre des comptes ne les empêcheront de participer. Et ça ne va pas grever le budget de l'asso, ça en fait partie, parce que si on lutte contre l'exclusion et toutes les inégalités, notre fonctionnement n'a pas vocation à les faire sentir plus durement. Un conseil : et si on remboursait systématiquement les trajets, libre à ceux qui n'ont pas besoin de leurs 50 euros d'en faire ensuite don à l'association ? Ah, c'est compliqué, parce que le don ne fait pas partie du vocabulaire associatif quand on donne tellement de soi par ailleurs.

Comment faire (ou ne pas faire) communauté ?

En France le monde militant se définit contre les associations caritatives, il n'a donc pas vocation à demander des dons à ses membres. Et puis, hein, j'ai déjà fait l'effort de me priver d'un loisir plus amusant pour venir en réu, faut pas abuser. On demandera plutôt des subventions ou on regardera les espaces péricliter faute de s'être inquiété-e de leur survie économique. Aux États-Unis (4), tout le monde donne selon ses moyens. Ceux et celles qui ont encore moins de temps que les autres donnent en priorité de l'argent, les autres donnent en priorité du temps. Mais tout le monde est également redevable, assume des devoirs envers la communauté et les espaces qu'elle entretient.

Chez nous au contraire, on met un voile pudique sur ces questions. Bien sûr que les espaces militants sont animés en priorité par des jeunes et des retraité-e-s, que voulez-vous, ce sont les rythmes de la vie, chacun-e y passe. Mais ils sont animés aussi par des précaires et des titulaires des minima sociaux (dans des trajectoires d'exclusion sociale qui resteront parfois étrangères aux autres militant-e-s) envers lesquel-le-s on ne se sent aucune obligation : c'est la société qui t'empêche de croûter, moi je ne fais que profiter du résultat de ton temps libre. La solidarité s'arrête ici, prière de ne pas trop en demander.

Dernière abdication : on demande à l’État de faire vivre les associations, on lui demande aussi de faire vivre les militant-e-s. Le revenu garanti (on y reviendra), ce serait tellement bien, ça permettrait de ne pas remettre en cause le sur-travail des personnes les plus aisées, tout en nous dégageant (ouf !) des scrupules qu'on peut avoir à laisser bosser de manière inéquitable, sur un projet qu'on ose encore dire « collectif », des gens dans la dèche. On a beau savoir que dans la société il est compliqué de concilier démocratie et inégalités, entre nous c'est différent, on est tellement au-dessus de tout ça. On passe un petit coup de peinture « égalité » et « droits politiques égaux » par-dessus la question, et on finit d'assumer la responsabilité politique d'espaces qui ont cela de plus dégoûtant que ceux du secteur marchand (les autres lieux de loisirs qu'on aurait pu choisir au lieu de venir en réunion) qu'ils portent la honte d'une démission. A propos de démission, en voici une en guise de conclusion.

« J’ai dépensé du fric pour [l'association] : appels téléphoniques, transport en train (...). Le contrat aidé à temps partiel ne viendra jamais. Je vis minablement dans un gourbi de 12 m², payé 450 euros, et réjouis-toi c’est bon marché pour Paris, à becter des kilos de nouilles à 0,69 euros parce que c’est pas trop cher et tant pis pour les carences alimentaires. Vous qui n’avez jamais connu ni la dèche ni la cloche, qui vivez dans des appartements confortables et prenez l’avion : la moindre des choses est de ne pas se foutre de moi. »
Extrait d'une lettre de démission, août 2011.

(1) Discours-programme du 10 juillet 2007 à l'Assemblée nationale.

(2) Un vieux truc d'économiste néo-classique.

(3) Ici, spéciale dédicace à la conseillère municipale de Talence qui m'a payé le prix le plus élevé jamais constaté pour un journal de jeunes écolos.

(4) Un pays que je ne cesse de louer depuis que je n'ai pas passé l'hiver dans un trou de rednecks racistes ou de middle class aisée et républicaine, désolée pour les redites et toutes mes excuses pour ceux et celles dont ça remet en cause les reposants stéréotypes.

Commentaires

1. Le mercredi, 28 août, 2013, 14h52 par ged7fr

Très bonne analyse qui exprime ce que j'ai ressentis lorsque je me consacrais à des associations "caritatives" : j'ai éprouvé tant de malaises par le "paraître" de l'action "bénévole", de malaises pour en avoir profité, de malaises de ressembler à ce qui me donnait la nausée, que j'ai finalement abandonné ecoeuré par le système et par moi-même.

Encore maintenant, je me trouve plus efficace dans mon soucis d'aider les gens en glissant une pièce (ou un gros billet à noël) dans la main d'un nécessiteux et en jouant à être Socrate avec moi-même et les autres.

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