Que sont les grands projets inutiles ?
Par Aude le samedi, 22 juin, 2013, 22h03 - Textes - Lien permanent
On les appelle Projets Inutiles, Nuisibles et Imposés ou Grands Projets Inutiles et Imposés (GPII). L'étiquette est récente, elle permet de mettre en réseau les opposant-e-s, les idées, de dessiner une critique politique de grande qualité, assise sur des arguments étayés et variés. Elle témoigne selon moi de deux évolutions dans la société française.
La fin d'une fascination
Le viaduc de Millau (Eiffage, 2004) était-il un grand projet inutile ? La question ne s'est même pas posée de l'impact environnemental, économique ou paysager : le viaduc n'a suscité dans les médias et le grand public que des éloges, qu'il s'agisse de son usage (éviter une cuvette embouteillée située en plein sur la route des vacances) ou surtout du « défi technologique » qu'il représentait, et là prière d'admirer la pureté graphique du dessin des piles et du tablier. Aujourd'hui le viaduc de Millau ne susciterait peut-être pas l'unanimité qui est apparue (que je sache) en sa faveur au début des années 2000.
Nous avons pris l'habitude, et c'est heureux, de ne plus accepter de tels projets sans un examen critique. Examen qui se déploie dans de nombreux champs :
-la budgétisation de ces projets, leur impact économique, les partenariats public-privé entre les géants du BTP et les collectivités ;
-l'impact environnemental de ces projets, tant celui des chantiers sur la faune et la flore ou sur les eaux, que sur les usages à long terme (pour les infrastructures de transports, l'encouragement de la vitesse et de la fréquence des déplacements, c'est à dire leur impact sur l'effet de serre mondial) ;
-l'imaginaire du Progrès, du bien-être, de la prospérité qui transparaissent dans les discours qui les accompagnent (c'est plus flatteur d'inaugurer un EPR (Bouygues, en construction) que 200.000 maisons mieux isolées) ;
-l'impuissance des populations locales et des associations environnementales à se faire entendre, le rôle des géants du BTP, qui dessinent un tableau inquiétant de l'état de force entre le peuple et ses gouvernant-e-s (ce qu'on appelle en général la démocratie).
La redéfinition du bien commun
L'étiquette GPI s'étend de plus en plus, mais j'ai trouvé particulièrement intéressants ses premiers usages : autoroutes, lignes TGV (LGV), aéroports, grands stades. D'abord des infrastructures avec lesquelles nous étions amené-e-s à établir un contact direct, parfois quasi-amoureux. Ah, les voyages, les vacances, le foot, aller vite ! Toutes ces infrastructures étaient destinées à nous faire rêver. Et pourtant nous avons réussi à leur dire non. C'est facile de s'opposer à une déchetterie, à une centrale nucléaire ou thermique, tous projets évidemment dégueulasses. Mais, paradoxalement, pendant les trois dernières décennies seul-e-s les riverain-e-s et les militant-e-s écolo s'y collaient et c'était la croix et la bannière pour faire converger les oppositions. La production d'énergie, la gestion des déchets, ce sont des sujets chiants, on aimerait les enfoncer six pieds sous terre et qu'on n'en parle plus. Entre autres parce qu'on a réussi à se persuader de leur nécessité en tant qu'infrastructures soutenant notre mode de vie.
Mais en arriver aujourd'hui à condamner des projets destinés à notre plaisir, et finir par soutenir les riverain-e-s dont le milieu de vie est anéanti par une autoroute ou les contribuables chagrins du risque de voir leurs impôts locaux augmenter à cause d'un nouveau stade, ça a de la gueule. Parce qu'en échange la collectivité pourrait bénéficier de nouveaux lieux de plaisir – d'où le qualificatif « inutile », qui ne dit rien d'autre que le désir enfin tari de construire plus pour simplement jouir de notre richesse (1). Devenons-nous capables de refuser le petit confort que l'on nous promet en échange de la destruction de notre maison commune ? Que ces projets-là aient réussi à fédérer tant de micro-luttes pour le cadre de vie ou l'écologie continue à m'étonner. Et à me rendre assez fière de nous, de vous.
Bon, je ne suis pas encore convaincue par l'expression un peu lourdingue, mais si ça peut être utile... J'en profite pour saluer les copines à Notre Dame des Landes (Vinci, en projet), l'AIAA et Julien, rencontré-e-s dans la lutte contre l'A65 (Eiffage, 2010) et Reporterre, qui les couvre toujours très bien. Et profitez-en pour retourner voir mon billet « NDDL, une histoire de poisson pas frais », ou les points commun entre un aéroport et la pêche à la morue.
(1) Relative, la crise de la dette qui est passée là-dessus en témoigne.