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mercredi, 26 juin, 2013

Qui nie la lutte des classes ?

Nous sommes tou-te-s un peu Christine Lagarde (quelque part)

Connaissez-vous (vraiment) Christine Lagarde ? Avocate pour Monsanto puis ministre de l'Agriculture (pendant quelques jours, la bourde fut vite réparée), patronne du FMI après l'affaire Strauss-Kahn. Mais ce qui fait bien marrer mon auditoire en conférence, c'est surtout l'auteure des lignes suivantes : « Cessons d'être aussi pudiques sur notre intérêt personnel, qui, bien souvent, rejoint celui du groupe. La lutte des classes est bien sûr une idée essentielle mais, de mon point de vue, essentielle pour les manuels d'histoire. (...) Cessons donc d'opposer les riches et les pauvres, comme si la société était irrémédiablement divisée en deux clans. » Car le travail « met l'ensemble des professions sur un pied d'égalité : le grand patron comme le petit employé savent l'un et l'autre ce que c'est qu'une "grosse journée de boulot" » (1). Tout y est : l'intérêt individuel qui peut se déployer tranquillement, puisque les égoïsmes et les avidités, par la seule magie de leur agrégation, formeront les bases d'une société vivable (2), et le refus d'envisager les divergences d'intérêt et de condition, cette fois transcendées par l'appartenance au groupe. Soit des individus qui ne doivent rien au groupe, alors que le groupe est la fiction qui permet de faire passer la pilule de l'inégalité entre individus. C'est parfait.

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samedi, 22 juin, 2013

Que sont les grands projets inutiles ?

On les appelle Projets Inutiles, Nuisibles et Imposés ou Grands Projets Inutiles et Imposés (GPII). L'étiquette est récente, elle permet de mettre en réseau les opposant-e-s, les idées, de dessiner une critique politique de grande qualité, assise sur des arguments étayés et variés. Elle témoigne selon moi de deux évolutions dans la société française.

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jeudi, 28 février, 2013

Entre Castoriadis et Castorama : le do-it-yourself et les méprises du projet d'autonomie

Texte repris ici (en mieux !) pour publication dans Offensive n°38.

J'écrivais il y a quelques semaines un coup de gueule sur les excès d'un certain do-it-yourself (ou DIY, en anglais bricolage, en français le terme et les pratiques ont un sens plus politisé). Suite à quelques échanges intéressants, je pense pouvoir reprendre mes arguments et continuer le débat en mettant le doigt sur quelques points.

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mercredi, 12 décembre, 2012

A qui la rue ? A nous la rue ! Retour sur un printemps érable

Paru dans L'An 02, hiver 2012-2013.

22 septembre, dans le métro de Montréal, ligne orange, station Sherbrooke. Je fais des pieds et des mains pour sortir du wagon au milieu des voyageur/ses en chemin pour un samedi de magasinage, et nous sommes peu nombreux/ses sur le quai à arborer le carré rouge pour la grande manif, parc Lafontaine à 14h. L'engouement est un peu passé pour les manifs du 22, qui depuis le 22 mars ont ponctué la vie politique québécoise. Et celle-ci sera peut-être la dernière : mille ou deux mille ultra motivé·e·s, sous la pluie, dispersé·e·s par la police avant d'avoir atteint leur but.

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mercredi, 4 juillet, 2012

Sur quelques usages politiques du concept de liberté

Libéral, libertaire, même combat ?

Dans un entretien sur sa vie et son œuvre sur France Culture, Serge July, qui s'estime l'inventeur du concept « libéral-libertaire », expliquait pourquoi il était à la fois libéral et libertaire. Libéral pour la liberté d'expression, d'entreprise, pour la démocratie libérale et l'héritage des Lumières (une grande tirade que je résume bien faiblement et de mémoire). Et libertaire... pour l'esprit, quoi. Notre théoricien était bien plus disert. Une pincée de poivre, une petite pointe de subversion dans une pensée bourgeoise ? On lie deux idées politiques, le libéralisme et l'anarchisme, qui n'ont rien en commun, histoire de faire porter sur la première le capital-sympathie de l'autre. Alors que la pensée libertaire combat le pouvoir qui est exercé dans une société par les un-e-s (classes sociales dominantes économiquement ou culturellement, méga-structure étatique, Technique, etc.) sur les autres (humain-e-s, Nature, etc.), le libéralisme s'est distingué par son refus de considérer les rapports de domination... et donc de lutter contre eux. (Et le néo-libéralisme en a rajouté avec une attitude ambiguë à l'égard de l'État, non plus Léviathan à combattre mais seule instance à même de faire accepter la prédation du bien commun et la préservation de l'ordre social.)

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lundi, 25 juin, 2012

Internet et démocratie, retour sur un fiasco

Printemps arabe et enthousiasme global

Rappelez-vous, c'était il y a dix-huit mois : le printemps arabe. L'admiration fusait de toutes parts devant les capacités ouvertes par un certain réseau social à faire triompher la démocratie. La gauche, celle qui voit toujours la révolution à sa porte (Cuba ! la Chine !) et a besoin de modèles politiques prêts à importer comme si elle ne savait pas les inventer, n'en revenait pas : les œuvres philanthropiques d'un milliardaire américain libéraient les peuples ! Les classes moyennes ne s'en émerveillaient pas moins : là-même où elles étalaient complaisamment leur vie privée, se jouait un mouvement historique... délicieux frisson, entre deux « j'aime » et un « veux-tu devenir mon ami-e ». Quant aux classes dominantes, qu'elles aient dû changer ou non leur fusil d'épaule en cours de route, elles se réfugiaient toutes dans les clichés épuisés par les discussions de café du Commerce sur communication, espace public et démocratie. Il y a cent ans le téléphone allait démocratiser la vie publique (rendez-vous compte, on allait pouvoir appeler son député par la magie du réseau téléphonique (1) !), aujourd'hui ce rôle-là incombe à Internet et aux petites vitrines personnelles ouvertes par une grosse entreprise, moyennant quelques indélicatesses (un peu) rémunératrices, pour montrer à son entourage des photos de Sa Majesté Soi-Même en état d'ébriété.

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mardi, 8 mai, 2012

« Élections, piège à cons ? » Que reste-t-il de la démocratie ?

Jean Salem, « Élections, piège à cons ? » Que reste-t-il de la démocratie ?, Flammarion, collection « Antidote », 2012, 116 pages, 8 €

On pense à une après-midi chez papi-qui-était-encore-communiste-après-1956. Quelques heures à se replonger dans les abjections commises par l'Empire, à se rappeler « la droiture, les lumineuses espérances et l'héroïsme » des militant-e-s du PCF, à pester contre le ridicule des temps actuels, faute de pouvoir exercer dessus une véritable ironie... On s'ennuie un peu parfois, mais on a droit à un biscuit. Alors qu'il faut débourser la somme de huit euros pour lire le traité de théorie politique marxisante de Jean Salem. L'essentiel tient, p. 57, dans un rappel de la représentation chez Rousseau (« à l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre ») et dans une phrase de Castoriadis sur la captivité des électeurs/rices sommé-e-s de choisir entre des pseudo-options. On trouvera aussi un développement intéressant sur les sondages, et quelques exemples qui ont le mérite de ne pas être tous occidentaux. Mais on reste sur sa faim : rien pour dégommer les théories libérales de la démocratie, rien sur la représentation et ses tentatives plus ou moins adroites de dépassement. Rien. Est-ce donc là tout ce que la théorie marxiste a à nous dire de la démocratie ?

mercredi, 2 mai, 2012

Le nucléaire, symptôme d'une démocratie défaillante

texte paru dans la revue du réseau "Sortir du nucléaire", avril 2012

Alors qu'une écrasante majorité de Français-es se prononce désormais contre le nucléaire, il est vraisemblable qu'à l'élection présidentielle ils et elles seront une écrasante majorité... à voter pour des candidat-e-s pronucléaires. Comment expliquer ce décalage autrement qu'en pestant contre le « manque de cohérence des gens » ? La raison est à chercher non pas dans le manque de vertu politique des électeurs et électrices, mais à la manière dont elle est sollicitée, à travers le processus de la représentation. Cela nous emmène vers un détour historique...

L'invention du gouvernement représentatif

Quand les constituants français reprirent à leur compte au XVIIIe siècle l'idée de démocratie, ils avaient à leur disposition des descriptions précises du gouvernement grec : prise de décision en assemblée par l'ensemble du corps des citoyens (1), magistrats tirés au sort, défraiement indispensable à la présence des citoyens qui travaillaient, etc. Mais ils inventèrent le processus de la représentation, contre la démocratie et pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec la plus grande taille des communautés modernes (2).
Permettre à la voix du peuple de s'exprimer à condition que ce soit à travers celle d'un homme qui aura été jugé plus digne que la moyenne de ses concitoyens, c'est introduire dans le suffrage une dimension à proprement parler aristocratique (3) où l'élection est sélection. Les fondateurs du gouvernement représentatif ont théorisé le caractère mixte, entre aristocratie et démocratie, du régime qu'ils ont inventé.
Ce furent d'abord des notables, puis des cadres de partis politiques, qui profitèrent ainsi de la sélection, dont on peut douter qu'elle amène sur le devant de la scène les personnalités les plus brillantes et les plus visionnaires de la société... Mais il reste que ces personnes, une fois élues, sont investies d'une responsabilité très particulière vis-à-vis des enjeux de l'époque.

Le nucléaire, un objet politique aristocratique

Le fossé qui se creuse entre l'opinion générale et la vision des responsables politiques tient à plusieurs raisons. La première est sociologique : par leur sexe, leur âge, leur éducation et leur milieu socio-professionnel, les élu-e-s représentent (au sens de « donner image ») bien mal le corps électoral. Celui qu'on retrouve majoritairement dans les assemblées, par la magie de la représentation et de la sélection au sein des partis, c'est l'homme blanc vieillissant, qui a fait son éducation dans le monde radieux des années 1950 ou 1960, où le Progrès nous apporterait tout le confort imaginable et où une noisette d'uranium (français !) donnerait de l'énergie (gratuite !) pendant un an à une ville de 100.000 habitant-e-s. Cet homme-là est structurellement moins sensible aux questions environnementales que le sont les femmes et les plus jeunes (4).
L'élu-e responsable ne comprend d'autre part la lutte antinucléaire que comme une peur irrationnelle et émotionnelle de l'accident. Devant assumer son devoir au-dessus de ces faibles passions, il ou elle est tenu-e de la négliger dans son analyse politique.
Ajoutez à cela certaines – plus anecdotiques – particularités françaises (le scrutin majoritaire, qui laisse difficilement surgir des forces politiques neuves, et des liens souvent étroits avec l'oligarchie énergétique), et vous avez là les raisons qui font que la plupart des élu-e-s se refusent à céder à l'impulsion générale de sortie rapide du nucléaire.
Nous continuons néanmoins à les élire, sur le malentendu du mandat imprécis qui est l'essence même de la représentation. Même si le nucléaire s'est imposé dans la campagne, le cœur des programmes (qui détermine les choix électoraux) reste pour la plupart des Français-es les questions socio-économiques. Voilà pourquoi, tant que nous ne serons pas consulté-e-s spécifiquement sur le nucléaire (5), nous continuerons à donner malgré nous aux élu-e-s pronucléaires ce qu'ils et elles pensent être des mandats pour continuer leur œuvre. Comme si de rien n'était.

(1) Les exclusions du titre de citoyen sont bien connues, nous n'insisterons pas dessus.
(2) La preuve étant que les outils de la démocratie directe (mandat impératif, tirage au sort) ont été écartés alors qu'ils étaient utilisables dans des États modernes.
(3) Au sens du mot grec aristos, meilleur. Nous n'employons pas ici le mot oligarchie, qui fait florès ces jours-ci, parce qu'il ne contient aucune dimension morale et ne permet pas de comprendre l'essence du gouvernement représentatif.
(4) Depuis des décennies déjà, beaucoup d'enquêtes d'opinion montrent que les Français-es se disent majoritairement volontaires pour arbitrer en faveur de l'environnement, serait-ce aux dépens de l'économie.
(5) Ce peut être à travers un referendum ou une consultation de personnes tirées au sort, qu'on appelle une conférence de citoyen-ne-s. La seconde réunie en France, au début des années 2000, sur le thème de l'énergie, est arrivée à la conclusion consensuelle que nous devions abandonner l'énergie nucléaire... Ses conclusions sont restées lettre morte.

dimanche, 20 novembre, 2011

Pourquoi n'avons-nous pas une gauche de gauche ? (Parce que nous ne la méritons pas)

Entre le PS et ses électeurs/rices, c'est le désamour : le parti ne fait pas une politique de gauche, une politique en rupture avec la doxa néolibérale qui s'est emparée de l'Europe à la fin des années 1970. Chaque élection est celle du changement qui change, de la nouvelle chemise qu'on essaiera quelques années, parce qu'elle nous promet que tout sera différent, avant de la jeter par déception. Cette année l'Italie bascule à gauche pendant que l'Espagne bascule à droite, les deux pays, qui sont dans la même situation socio-économique, pour les mêmes raisons. L'alternance ne change rien, elle n'est que le signe du malaise.
Pourtant nous savons que les membres du PS sont porteurs/ses des mêmes aspirations que nous, qu'ils et elles partagent des valeurs d'égalité (non, pas d'égalité des chances, tout le monde sur la ligne de départ et si tu loupes la course tu n'as plus rien), qu'ils et elles apprécient le service public (rendu à chacun-e sans considération pour ses moyens ou sa situation géographique). Alors pourquoi renier constamment ces valeurs, pourquoi laisser les inégalités exploser depuis trois décennies, pourquoi ne pas apporter une réponse de gauche à la crise ?

Effet de rente

La petite boutique électorale nous donne l'impression d'être un marché où l'offre politique rencontre la demande, processus équitable et honnête où chacun-e doit trouver son compte. D'ailleurs même les perdant-e-s ne le mettent pas en cause. Mais dans ce marché, tout biaise la concurrence entre les idées politiques. D'abord le système électoral, qui oblige un parti qui pèse 15 % lors d'élections à la proportionnelle à dépendre de ses alliances politiques (avec un parti à 25 %) pour s'assurer péniblement d'avoir 0,7 % des sièges à l'Assemblée. Ensuite la personnalisation de la politique, qui rend moins audible les idées et les fait passer derrière le langage, la façon d'être des candidat-e-s. Les biais ne s'arrêtent pas là, ils tiennent aussi à l'imaginaire autour de l'offre politique.
Aussi attirante et sympathique soit l'offre d'un petit parti, aussi forte soit notre envie de rupture, au fond nous avons peur de changer, comme la France pompidolienne ou giscardienne se faisait des frayeurs en pensant que le mouvement post-68 allait tôt ou tard porter Mitterrand au pouvoir. Nous ne risquions rien de moins que l'effondrement économique et sociétal. Vu de loin, ça fait sourire. Mais rien n'a changé, nous avons trop peur de l'alternative pour lui donner sa chance.
C'est une véritable rente sur lesquelles sont assises les formations politiques qui ont comme le PS prouvé qu'avec elles, tout peut changer parce qu'au fond rien ne changera. Si la petite boutique électorale était un marché, ce serait deux hypermarchés en concurrence et quelques échoppes en bois adossées à leurs flancs, dans lesquelles on ose quelques achats avant d'aller pousser le caddie là où il y a tout ce qu'il faut. Pourquoi mettre cette rente en danger en mettant en œuvre des idées de gauche audacieuses alors qu'il est si facile de simplement les montrer pendant la campagne ?

L'élection, un processus aristocratique

La représentation a été inventée à la fin du XVIIIe siècle non pas pour contourner la difficulté d'un corps de citoyens trop large, trop étendu géographiquement. Il aurait été aussi facile de recourir également au tirage au sort, ou bien d'encadrer l'élection avec des mandats impératifs ou la révocabilité des élus. Non, la représentation a été mise en œuvre pour filtrer la parole du peuple, ou disons la « traduire », à travers des personnalités choisies, sélectionnées.
Le phénomène est aussi vrai dans les partis, où d'une base informe se dégage une élite éclairée, assise sur son statut social (celui d'énarque par exemple, mais ce n'est pas la seule expertise reconnue) ou sur son habileté à manœuvrer jusqu'au sommet de la pyramide. Cette sélection des personnes est aussi sélection des idées et des pratiques. Même si la base du PS peut douter que la France ait raison d'encourager la production d'énergie nucléaire quand les autres pays se tromperaient en l'abandonnant ou en ne lui accordant pas tous leurs crédits, l'élite du PS n'en démord pas, et la même contradiction se retrouvera entre les aspirations du peuple, maintenant globalement opposées à l'énergie nucléaire, et le choix qu'il aura au second tour entre un candidat activement pro-nucléaire et un candidat qui tente de cacher qu'il souhaite que la France reste aussi nucléarisée. Électrons, piège à cons ?
Concernant les grands choix socio-économiques acceptés par les élites du PS avec le consensus néolibéral, il faut aller chercher plus loin que la morgue d'une élite qui sait ce qui est bon, qui sait que construire une autoroute vaut mieux que d'encourager les transports en commun, qu'une voie nouvelle de TGV vaut mieux qu'un aménagement des lignes sur lesquelles passent les TER, qui arbitre systématiquement en faveur du neuf, qui va vite et coûte cher (ce n'est plus un coût mais un investissement pour l'avenir) aux dépens de solutions plus économes et plus écologiques. Même si ces choix politiques sont ceux d'une autre ère, celle où on irait un jour passer le w-e sur la Lune, nos bons pères de famille savent ce qui est bon pour nous, croissance plutôt que ménagement du milieu naturel, mondialisation plutôt que protectionnisme. Et nous peinons à les démentir. La mondialisation, qui désormais dicte sa loi et fait la météo, n'est pas le résultat d'un complot international des élites politiques pilotées par l'oligarchie économique, c'est un choix effectué par nos élites... pour servir nos intérêts.

Avons-nous vraiment envie de ne plus manger le monde ?

La division du monde en différentes zones de production, en concurrence les unes avec les autres et qui échangent leurs produits à bas coûts (ni les transports ni les tarifs douaniers ne sont prohibitifs), a détruit en France un tissu industriel capable de nous fournir il y a encore trente ans les chaussures et les vêtements, les objets de la vie quotidienne, les équipements des usines qui fabriquent tout cela. Cette même division nous permet de continuer à grignoter les terres les plus fertiles du pays pour assurer l'étalement de la ville, aux dépens de notre capacité à nous nourrir tou-te-s dans les territoires que nous habitons. Mais c'est cette division-là qui nous permet de porter des vêtements bon marché, des produits électroniques fabriqués pour trois fois rien.
Considérons un peu le prix des objets dont nous nous entourons, et imaginons leur coût s'ils étaient fabriqués par des smicard-e-s bien françai-se-s. Avec un même salaire nous ne pourrions plus nous offrir autant d'objets si indispensables à la vie moderne, adieu i-phone, adieu pèse-personne électronique, adieu lecteur Blu-ray, adieu pompes de randonnée, adieu vacances en Thaïlande ou au Maroc.
Les élites politiques savent mieux que nous ce que nous voulons... Elles ont fait un arbitrage en faveur des consommateurs/rices que nous sommes, et nous n'avons pas eu d'autres réponse que « nous voulons le beurre et l'argent du beurre, l'aisance des consommateurs/rices et la protection due aux producteurs/rices » (1). Après les réunions de la gauche de gauche, nous n'avons aucun scrupule à nous montrer sur nos smartphones les photos de snorkling dans la mer Rouge, tandis que nous en aurions bien plus à ne pas venir à la manif de mardi contre la disparition de nos acquis sociaux.
Cet arbitrage néolibéral imposé par les élites politiques, « à l'insu de notre plein gré », nous sommes encore incapables de le remettre en cause véritablement. Est-ce que la merde qui nous attend fera mûrir plus vite notre pensée politique ? On pense décidément mieux quand on n'est pas en pleine digestion d'un repas trop copieux...

(1) Lire à ce sujet « Supermarchés et pouvoir d'achat : avec Sarko, je positive ! » dans ma brochure « Les structures mentales de la France d'après ».

dimanche, 16 octobre, 2011

Brochure "Elections, piège à cons ?" prête à imprimer

Voici une version imposée, plus facile à imprimer, de la brochure parue l'an dernier.

vendredi, 14 octobre, 2011

J'ai demandé un rapport. La politique est-elle une affaire d'experts ?

J'ai demandé un rapport. La politique est-elle une affaire d'experts ?, Mathias Roux, Flammarion, 2011, 120 pages, 8 €
L'Illusion politique, Jacques Ellul (1965), réédition La Table ronde, 2004, 10 € (épuisée)

On a pu résumer la technique comme la recherche systématique d'efficacité, le one best way ou meilleure (et unique) manière de procéder. S'il n'y a plus qu'une option, il n'y a plus de politique. C'était le rêve de la cybernétique : entrez vos données, appuyez sur le bouton et l'ordinateur génère pour vous de la décision publique. Plus besoin de faire appel au peuple, quant aux données elles seront produites de manière professionnelle. C'est de ce déplacement de la politique, du domaine de la chose publique à celui de l'expertise, qu'examine Mathias Roux. D'abord un rêve : que le peuple a disparu de l'arène politique, que ses défauts intrinsèques (la passion, la méconnaissance des questions en jeu, le fait même d'être juge de ce qui le concerne, non mais alors !) l'ont définitivement discrédité. Démocratie = populisme = fascisme. Du côté des élites autoproclamées au contraire, on flirte de très près avec la vérité, d'où une légitimité bien plus grande à gouverner, symbolisée par un Jacques Attali qui ne consent à livrer un rapport « pour la libération de la croissance » qu'avec l'assurance que les mesures qu'il accumule seront traduites immédiatement en action publique. Immédiatement, c'est à dire sans médiation, sans examen de ces propositions dans la balance politique.

L'auteur enseigne la philosophie, et ça se sent dans le décalage du regard que prétend (mission honnêtement accomplie pour cet opus-ci) apporter la collection « Antidote », inaugurée en cette rentrée chez Flammarion. C'est moins la prétention à la vérité qui est mise à mal que l'idée même de se réclamer de la vérité dans le champ politique. A la science et à la vérité, à qui il refuse droit de cité, Mathias Roux oppose une insécurité féconde, la possibilité de se tromper qui accompagne la liberté politique dans sa recherche de la justice. Puisque le monde est trop complexe, personne ne peut être assuré de détenir à son sujet un savoir indépassable, l'expertise n'a donc pas lieu d'être, c'est à l'arbitrage politique de prendre le relais.

Jacques Ellul, adjoint au maire de Bordeaux à la sortie de la guerre, a tiré une conclusion plus pessimiste de la complexité des sociétés contemporaines. Il ne s'agit pas de se battre pour garder « le choix du choix », car ce n'est pas un rapport de force, la lutte des classes, mais le système technicien lui-même qui nous dépossède de l'agenda politique et nous ferme les possibles. C'est donc à ce système et à son emprise qu'il nous faut nous attaquer : l'énergie nucléaire au service de l'émancipation, c'est structurellement aussi impossible que des tracteurs dans le bocage ou des TGV qui « innervent les territoires ». Ici se situe le gouffre entre la pensée écolo, dans toutes ses ramifications, et ce qu'on appellera faute de mieux « la gauche », qui persiste à vouloir comme l'auteur régler entre être humains des affaires qui nous dépassent.

mercredi, 5 octobre, 2011

Eux et nous ?

Je ne souscris généralement pas aux analyses qui mettent face à face « nous » et « eux », le capitalisme et ses méchants serviteurs contre nous, le gentil peuple exploité. Il m'arrive cependant d'y céder, par exemple quand les « élites » de la région Aquitaine sont plus sensibles aux charmes d'Eiffage qui tient à construire une autoroute entre Bordeaux et Pau qu'à ceux des technicien-ne-s de l'Équipement qui dénigrent le projet, mal ficelé ;
quand ces dignes représentants du peuple de gauche (1), bien avant le « ça suffit l'écologie » de Sarko, promeuvent la première autoroute de l'après-Grenelle, 180 km qui filent à travers huit zones Natura 2000 (Natura quoi ?) ;
quand ils ignorent une décroissance des transports sensible depuis 2003 et les engagements pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, et continuent à rêver leur rêves de mômes des années 1960, qu'on irait le w-e sur la Lune et qu'on mangerait du magret en tubes ;
quand ils s'appuient sur une opinion publique favorable... qui depuis 1992 que le projet est dans l'air pense avoir un avis informé, mais ne connaît pas même le tracé de l'autoroute qui rallonge le trajet Sud Gironde-Bordeaux de 6 km (2).
Même si l'honnêteté de nos élu-e-s n'est pas en question, ce projet d'autoroute sent au moins l'imposition par une classe dirigeante de sa vision bien particulière du bien public et du long terme. Les deux partis qui structurent la vie politique française, main dans la main pour défendre l'A65, le sujet absent de la campagne des élections régionales de 2004 qui donne à Alain Rousset ce qu'il imagine être un mandat (« J'ai été élu pour... »), tout cela se nourrit des limites du gouvernement représentatif : absence de mandat et de comptes à rendre, survalorisation de la liberté de choix et ignorance des phénomènes de captivité au moment du vote, création d'élites politiques dont on apprend régulièrement qu'elles n'ont pas la moindre idée du prix d'une baguette ou d'un ticket de bus urbain (« 5 euros ? »). L'A65 est le pur produit de ce système politique (3).
Et pourtant... c'est peut-être la faute des associations qui ont peiné à mobiliser, à faire connaître les failles du dossier, à trouver et à utiliser les arguments qui nourrissent l'indignation et suscitent un mouvement social, mais cette question n'a pas passionné les foules. Pas évident, entre 8h de boulot quotidien, 1h30 de transports, les gosses, la maison et la télé pour se vider la tête, de s'intéresser à des questions, et d'autant moins quand notre avis n'est pas requis ! Le manque de vertu politique qu'on peut déplorer a des causes structurelles, qui ne dépendent pas de nous.

Néanmoins... reste de cet échec l'impression désagréable que tout de même, tout ça nous arrange bien. Pouvoir rêver d'un w-e à filer sur l'autoroute vers les Pyrénées, pouvoir profiter de barrières douanières symboliques pour nous acheter tout un équipement réalisé à des prix défiant toute concurrence par des travailleurs/ses asiatiques sous-payé-e-s, pouvoir rouler avec un pétrole relativement bon marché, merci les guerres « justes » et « préventives », pouvoir nous baffrer d'une viande élevée au soja cultivé sur ce qui était hier encore une forêt tropicale... nous sommes malgré tout les bénéficiaires d'une violence bien supérieure à celle que fait l'A65 aux contribuables aquitains, aux paysan-ne-s landai-se-s, aux promeneurs sud-girondin-e-s.
Mais quand nous sommes jeté-e-s à la porte du festin de la classe moyenne occidentale par le chômage, l'emploi indécent ou les retraites injustes, là on trouve plus de monde pour s'indigner. Et le consensus néo-libéral auquel se plient nos gouvernements, la bride sur le cou d'entreprises dont la puissance dépasse celle des États, la prédation organisée par l'oligarchie qui profite de notre vote contraint, tout cela nous choque de nouveau, simplement parce que les miettes ne sont plus assez grosses ! Quand elles l'étaient, nous fermions les yeux, trop occupé-e-s à télécharger la dernière appli ou à chercher un crédit pour la bagnole. Les Grec-que-s qui hier faisaient du non-paiement des impôts un sport national (4) prennent aujourd'hui la rue en pestant contre les élites politiques qui les ont plongé-e-s dans la dette. Les Espagnol-e-s qui ont profité d'une prospérité illusoire gueulent maintenant contre les mécanismes qui ont favorisé la bulle immobilière (et l'autodérision est rarement au rendez-vous, comme elle l'est dans cet impeccable dessin animé d'Aleix Saló). Comme disait l'ami Nicolas Bacchus, « Si le seul moyen de s'apercevoir du monde de merde dans lequel on vit est de se faire virer, alors tout le monde à la porte ! On pourra peut-être passer plus vite à autre chose ». Nous y sommes, ou presque.

Au moment d'aller manifester contre les retraites, au moment de protester avec les Indigné-e-s, l'honnêteté consiste à se demander si on souhaite seulement avoir accès à un revenu décent et à un pouvoir d'achat qu'on juge suffisant grâce au système économique actuel, avec les miettes de l'exploitation des ressources mondiales, ou si on est vraiment prêt à mettre une croix dessus pour construire un autre monde...

Ce texte est dédié à Élie Spirou, directeur commercial délégué aux Pouvoirs Public, Collectivités Locales et Grands Comptes, Eiffage Travaux Publics (anciennement directeur de cabinet d'Alan Rousset au Conseil régional Aquitaine), ainsi qu'à l'écrevisse à pattes blanches, espèce disparue pendant les travaux de l'A65, en septembre 2008, suite à un écoulement de chaux dans la rivière.

(1) Soyons justes, Alain Rousset et Henri Emmanuelli ont trouvé en François Bayrou et en Alain Juppé (après sa conversion au grand effort pour sauver la planète) des partisans pour défendre le projet dans une lettre adressé au Premier ministre.
(2) Les quelques commerçant-e-s de Bazas (sortie 1) à qui j'ai demandé de poser une affichette contre l'A65 en mai 2008 me répondent non, ils et elles sont favorables à cette autoroute « écologique » et la défendent ardemment. Il a suffit de leur montrer le tracé de l'autoroute pour les convaincre de rejoindre les opposant-e-s.
(3) Abondamment décrit dans ma brochure « Élections, piège à cons ? ».
(4) Je doute que la fraude fiscale répandue en Grèce puisse être assimilée à l'action de désobéissance civile d'un Henry David Thoreau refusant de financer par ses impôts une guerre-prétexte contre le Mexique, visant l'annexion d'une partie du Texas, de la Californie et de tout ce qui est aujourd'hui le Sud-Ouest des USA.

mercredi, 3 août, 2011

De bons pères de famille

Bienvenue chez les pauvres, chronique n°1

Malgré la crise et les faillites évitées de justesse, les États continuent à investir dans l'avenir.

On a vu l'Espagne construire, à l'initiative ou avec la bénédiction des autorités, des éléphants blancs :

  • aéroports dans des villes moyennes déjà bien desservies (les 178.000 habitant-e-s de Castellón, à 75 km de la troisième ville d'Espagne, sont équipé-e-s : illes peuvent désormais aller se balader le dimanche sur des pistes désespérément vides),
  • méga projets de construction dont les appartements ne trouvent pas preneurs malgré les difficultés de logement qui demeurent (voir le reportage de Magali Corouge sur Ciudad Valdeluz),
  • lignes de train à grande vitesse déjà décevantes,

le tout impeccablement décrit dans un petit film d'Aleix Saló, Españistán, de la burbuja inmobiliaria a la crisis (trouvez un-e ami-e pour vous le traduire, ça vaut la peine).

La France est plus solide, elle tiendra plus longtemps. Elle peut encore lancer des projets pharaoniques. Citons au hasard

  • le « grand projet du Sud-Ouest » de LGV,
  • le grand contournement qui ressort de la poubelle pour faire miroiter aux automobilistes bordelai-se-s des heures de pointe où on sera entre soi dans les embouteillages sur la rocade,
  • et des stades en veux-tu en voilà (Lille, Valenciennes, Bordeaux encore, rénovation coûteuse à Saint-Étienne, une des villes les plus endettées du pays),
  • et autres « projets (d'infrastructures) inutiles » contre lesquels les résistances se fédèrent.

Pendant ce temps, les hivers se font plus rigoureux, les familles pauvres finissent par ne plus faire tourner un chauffage électrique trop dispendieux, la tuberculose fait un retour significatif, et on continue à mettre sur le marché des appartements mal isolés, dotés de fenêtres simple vitrage. La rénovation du bâti dans lequel vivent les plus fragiles n'est pas vraiment à l'ordre du jour, et les maigres résolutions pour aider les classes moyennes à habiter des logements plus écologiques sont bientôt épuisées faute de nouveaux volontaires. Des scénarios de transition énergétique existent, qui ont des vertus autant sociales qu'environnementales, mais la crise n'est pas anticipée. Fin des crédits, fin du pétrole bon marché, et nos dernières ressources sont consacrées à s'équiper dans le sens d'une certaine modernité depuis longtemps rancie... eh oui madame, plus vite, eh oui monsieur, plus puissant.

Les porteurs de ces projets sont pour la plupart des hommes vieillissants qui, gamins dans les années 60, rêvaient de l'an 2000. Ils sont fiers de se comporter en « bons pères de famille » face à un peuple irresponsable qui depuis longtemps demande que les exigences écologiques prennent le pas sur celles de l'économie : un sondage de 1994 (1) faisait déjà état d'une majorité de l'opinion demandant un tel arbitrage, et en 2003 (2) D. Boy a mesuré le fossé : 63 % de la population générale demandait cette option, recommandée par seulement 19 % des parlementaires. Nos bons pères de famille croient encore majoritairement que le progrès technique règlera la crise climatique, qu'il faut continuer à construire des autoroutes et renouveler le parc nucléaire... Et malgré ce fossé qui se comble bien lentement, ils prennent notre vote (contraint (3)) en leur faveur pour une confiance renouvelée. Quand ils auront pris conscience du danger, il sera trop tard pour agir.

Notes
(1) Cité dans Dominique Bourg, Les Scénarios de l'écologie, Hachette, 1996.
(2) Daniel Boy, « Les parlementaires et l'environnement », Cahiers du CEVIPOF, 2003. Cette étude a été réactualisée en 2010 (in Cahiers du CEVIPOF n° 52), sans que nous en ayons encore vraiment pris connaissance.
(3) Voir ici-même la brochure consacrée à ce sujet.

mercredi, 20 octobre, 2010

Une brochure sur les questions de démocratie

Pour découvrir aussi comment le gouvernement représentatif s'est construit contre la démocratie, pourquoi Sarko pourrait être réélu malgré son impopularité record, et pour imaginer ce que serait une véritable démocratie, voici la première version publiable de la brochure "Élections, piège à cons ?". N'hésitez pas à l'imprimer et à la faire circuler autour de vous.

Vous trouverez la brochure en lien à la fin de cet article, sous forme de pdf dans les "annexes" ou ici. Le fichier s'ouvre mal : si ça ne marche pas, cliquez une deuxième fois.
Pour lire les textes en ligne, voir le menu à droite : Brochure > Démocratie, ou ici.

On espère sortir l'an prochain une version augmentée, avec des entretiens sur des pratiques démocratiques.

0-Édito « Élections, piège à cons ? »

La démocratie, c'est le pire des systèmes... à l'exception de tous les autres. Dit-on. Habile phrase d'un conservateur britannique qui clôt souvent les exposés de philosophie politique, nous montrant avant tout la difficulté qu'il y a à penser avec la démocratie, aussi bien que sans. Féroce bout de bois, lourde porte à laquelle se heurtent les pensées de l'émancipation (communisme ou anarchisme) et qu'elles rêvent parfois de faire voler en éclat. Fin paravent derrière lequel s'abritent ceux qui font constamment appel à elle en cachant leurs responsabilités derrière la décision des urnes... à condition qu'elle soit capable de renouveler les mêmes idées qui ne font toujours pas leurs preuves. Radeau de la dernière chance enfin, auquel s'accrochent ceux qui voient arriver l'épuisement d'une certaine démocratie et en exigent son renouvellement à coup d'adjectifs variés. Ici, l'envie de répondre à la question : pourquoi les élections ne changent-elles pas la vie ? Comment les aspirations (naïves ou généreuses) qui sont les nôtres, et que l'on entend en ouvrant ses oreilles en famille ou sur la place du marché, peuvent-elles s'incarner de cette manière ? Leur expression lors d'élections aussi régulières n'est tout de même pas si douteuse, non ? si ? Pour tenter de percer en partie ce mystère, allons donc voir aux sources de la démocratie, considérons l'évolution historique du terme et des moyens qui ont été donnés, ici ou ailleurs, au peuple pour – comme c'est le sens originel – se gouverner.

7-Écologie : stop la démocratie, ou encore ?

La catastrophe écologique à venir est le produit de notre société industrielle, qui semble inséparable du système démocratique. Le « choix du feu » et des énergies fossiles, qui est la cause de la pollution de l'air et de l'effet de serre est en effet contemporain de l'extension en Europe occidentale du suffrage universel masculin au milieu du XIXe siècle.

La démocratie au péril de l'environnement ?

Nombreux sont les auteurs qui notent cette corrélation, et qui en font le signe du caractère anti-écologique de la démocratie. C'est Bertrand Méheust qui l'exprime le mieux : « Inéluctablement, la démocratie moderne, c'est à dire la démocratie libérale où l'individu prime sur le collectif, démultiplie les besoins des hommes et augmente leur pression sur l'environnement. C'est certainement là l'objection la plus lourde que l'on puise formuler à son encontre : elle constitue certes, à court terme, le meilleur (ou plutôt, selon la formule fameuse, le moins mauvais) système connu ; seulement, (...) pour installer dans l'immensité du temps la petite bulle de justice et de prospérité qu'elle propose comme modèle à l'humanité, elle risque de commettre la faute la plus grave jamais perpétrée par une société, un crime différé et silencieux, mais qui englobera tous les crimes possibles : le crime contre la biosphère » (1). La démocratie est le régime de l'égalité, du nivellement par le haut, elle serait à l'origine de la libération de besoins matériels éminemment prédateurs. C'est le fondement politique d'une civilisation qui a perdu le sens de la mesure, la capacité d'auto-limitation et de contrainte autonome.
G. Hardin, auteur cité depuis quarante ans pour son article « The Tragedy of the Commons » (2), avait préparé le terrain de cette méfiance envers la démocratie en refaisant l'histoire de communautés paysannes incapables de ménager les terres communales dont elles se partageaient l'usage, soit incapables de ménager leur environnement en l'absence de gouvernance autoritaire (propriété privée ou étatique). Son article a pourtant depuis longtemps été réfuté et rattaché à l'offensive néo-libérale (3).

Choix oligarchiques, choix démocratiques ?

Justement... Bertrand Méheust est le premier à noter le caractère oligarchique de la société dans laquelle nous vivons, expliquant par exemple la consommation excessive des voitures par des industriels aveuglés « par l'énergie bon marché, et par la demande d'une clientèle façonnée par leur propre propagande publicitaire » (4). Il décrit ainsi un jeu subtil où la demande sociale, même privée de son autonomie, légitime l'activité économique. Le tout dans un monde où l'énergie est bon marché car produite dans des pays avec lesquels nous avons des relations inéquitables, c'est à dire hors régime démocratique.
Le constat a été dressé depuis longtemps, et il est régulièrement mis en valeur par les journalistes qui s'intéressent aux questions d'environnement (5). Le capitalisme (tout comme le capitalisme d'État dans l'URSS de l'époque) est un système prédateur qui ne suit pas des orientations démocratiques mais libère les agissements d'oligopoles, grandes entreprises de l'énergie, de la bagnole, de la grande distribution, etc. Lesquelles s'appuient sur un consentement des consommateurs interprété comme un consentement politique (voir « Impossible démocratisation de l'économie ? »).

Un souci partagé pour l'écologie

Quand on consulte le consommateur, la réponse semble être « toujours plus ». Quand on consulte le citoyen, on est surpris par la contradiction. En effet, pour peu que l'on pose des questions sur les valeurs, on s'aperçoit que celles de l'écologie touchent une grande partie de la population. De même, les Verts connaissent bien la sympathie qui entoure leurs propositions et qui fait contraste avec le peu de voix qu'ils recueillaient jusqu’à maintenant.
Contradiction entre le consommateur et le citoyen, que les écologistes travaillent à réconcilier. Mais contradiction surtout entre électeurs et élus sur ces questions. Daniel Boy a fait paraître en 2003 une étude sur « Les parlementaires et l'environnement » (6) qui recueille les réponses d'un panel représentatif de 200 députés et sénateurs sur des questions d'environnement, réponses qui nous renseignent sur l'attitude à l'égard de l'environnement et les priorités politiques des parlementaires. De nombreuses études existant déjà sur des questions similaires pour le grand public, le chercheur a choisi d'en reproduire une pour comparer les résultats des parlementaires avec ceux de leurs électeurs.

Un fossé important entre élus et électeurs

Alors que 34 % du public est conscient du changement climatique, 21 % des parlementaires l'admettent également (chiffres faibles, recueillis en 2002-2003). Sur la nécessité de ralentir la croissance économique pour préserver l'environnement, 63 % du public est favorable, contre 19 % des parlementaires. Sur l'abandon progressif du nucléaire, une majorité du public se dégage (55 %), alors que les parlementaires ne sont que 15 % à accepter cet abandon. Sur le choix entre changer de mode de vie et inventer de nouvelles techniques contre l'effet de serre, ils sont 12 % du public à faire confiance avant tout dans la technique... et 40 % de parlementaires. Sur toutes ces questions d'importance, le fossé entre parlementaires et public varie de 10 à 44 %.
Des raisons à ce fossé peuvent être avancées :
-le genre des parlementaires, les femmes parmi eux étant plus sensibles que leurs pairs à l'environnement mais moins nombreuses que dans le public... il s'agit ici d'un manque d'identité entre élus et électorat (même constat concernant leur âge, en décalage avec celui de la population) ;
-la difficulté à changer de paradigme pour des hommes et des femmes conscients de leur « supériorité » ;
-la responsabilité que se donnent les parlementaires « d'assurer l'intendance » et de se soucier avant tout des questions économiques immédiates, en bons pères de famille. Quitte à laisser la maison brûler !
Seul bémol, auquel font penser certains manques dans les conclusions de la conférence de citoyens sur l'effet de serre, le grand public a du mal à proposer une augmentation des prix du carburant...
Va-t-on pour autant considérer encore les modes de consommation, dont un usage de la voiture qui est pour une part contraint par les structures sociales (7), comme un choix anti-écolo, politique et conscient ?

Chez Casto, y'a tout ce qu'il faut

« L'écologie est subversive car elle met en question l'imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central selon lequel notre destin est d'augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l'impact catastrophique de la logique capitaliste sur l'environnement naturel et sur la vie des êtres humains. (...) Il ne s'agit pas donc d'une défense bucolique de la "nature" mais d'une lutte pour la sauvegarde de l'être humain et de son habitat. Il est clair, à mes yeux, que cette sauvegarde est incompatible avec le maintien du système existant et qu'elle dépend d'une reconstruction politique de la société, qui en ferait une démocratie en réalité et non pas en paroles » (8).

Pour penser la question écologique et être à la mesure de l'urgence avec laquelle elle se pose, la case éco-fascisme n'est peut-être ni désirable ni nécessaire. Pourquoi pas en effet le fascisme tout court, pour l'allocation la moins juste et la plus violente des ressources qui resteront ? Sur cette question aussi, l'exigence d'une rénovation démocratique de notre société a toute légitimité.

(1) Bertrand Méheust, La Politique de l'oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, La Découverte, 2009, pp. 52-53. La citation ci-dessus est introduite ainsi : « Partout où l'individu devient une valeur centrale, ses besoins matériels s'accroissent avec l'étendue de sa sphère personnelle ; il ne supporte plus la promiscuité ; son espace vital minimal augmente en même temps que ses exigences de mobilité ; sa façon de se nourrir se modifie ; il lui faut manger plus de viande ; il lui faut aussi consommer davantage de produits culturels ; il veut tout cela, et plus encore, pour ses enfants. Qui osera le lui reprocher ? Qui prétendra s'exempter de ce diagnostic ? Il faut donc construire davantage de logements, davantage de voitures, davantage d'avions, davantage de bétail, demander à court terme, donc par des moyens chimiques, si l'on reste dans la logique agricole actuelle, à la terre plus qu'elle ne donnait alors, et plus sans doute qu'elle ne pourra donner dans la durée. »
(2) G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, décembre 1968, pp. 1243-1248.
(3) Notamment par Elinor Ostrom, récente prix de la Banque de Suède (dit prix Nobel d’économie).
(4) Bertrand Méheust, op. cit., p.84.
(5) Citons les récents ouvrages de Marie-Monique Robin (Le Monde selon Monsanto) ou Hervé Kempf (Comment les riches détruisent la planète, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme et une dernière attaque, plus frontale : L'oligarchie, ça suffit, vive la démocratie)... et toute l'actualité éditoriale des dernières années, à l'exception des guides du gentil éco-citoyen au quotidien.
(6) Daniel Boy, « Les parlementaires et l'environnement », Cahiers du PROSES, septembre-octobre 2003, http://www.developpement.durable.sciences-po.fr/publications/cahier7.pdf.
(7) Frédéric Héran, « De la dépendance automobile », EcoRev' 24, automne 2006, dossier « Accepter. Les formes de la soumission volontaire » coordonné par Bruno Villalba.
(8) Cornelius Castoriadis, « L'écologie contre les marchands » (1992), in Une société à la dérive, Le Seuil, 2005.

Est-il légitime de manifester ?

Parce qu'en votant, l'électeur choisit faute de mieux un programme dont beaucoup de points lui plaisent, mais d'autres lui déplaisent, et d'autres encore sont cachés tout au fond de la campagne électorale. Et qu'il n'est donc pas censé tous les connaître et adhérer avec tous.
Parce que les élus peuvent changer d'avis au milieu d'une délibération parlementaire, voire changer de parti en cours de mandat, et que leurs électeurs aussi ont le droit de changer d'avis et de l'exprimer.
Parce qu'aucune majorité n'est légitime si elle fait violence à une minorité, parce que la voix de la minorité n'est jamais mieux audible que dans la rue, et que sa force sera le témoignage de la violence qui lui est faite...
Pour toutes ces raisons, l'élection ne distribue pas de chèque en blanc et votre participation à des manifestations n'est pas un geste anti-démocratique. La manif est au contraire un des contre-pouvoirs essentiels dans un gouvernement représentatif.

mardi, 19 octobre, 2010

6-Impossible démocratisation de l'économie ?

Si aujourd'hui la démocratie économique n'est plus qu'une des modalités de la gouvernance des relations entre les actionnaires d'une entreprise et sa direction, il fut un temps où des projets politiques forts mettaient la question économique au centre de leurs préoccupations. Au XIXe siècle, des courants socialistes comme l'associationnisme créaient une continuité entre « l'espace public » et l'économie à travers des modalités de production qui résolvaient dans le même temps la question sociale et celle de l'auto-organisation populaire (1). Production, secours et revendication démocratique étaient ainsi mêlés. Si des traces de cette tendance demeurent aujourd'hui dans l'économie solidaire, les différents mouvements de démocratisation de l'économie se sont heurtés à la fois au rôle croissant de l'État comme garant des droits sociaux et régulateur de la redistribution des richesses, mais aussi aux fondamentaux de la démocratie libérale telle qu'elle s'est dessinée à la fin du XVIIIe et au début du XIXe. Le gouvernement représentatif consiste entre autres en une déprise des devoirs du citoyen, qui pourra ainsi mieux se consacrer à l'activité productive (2).

L'État, accepté de part et d'autre comme arbitre, peut ainsi « élaborer un mode spécifique d’organisation, le social, qui rend praticable l’extension de l’économie marchande en la conciliant avec la citoyenneté des travailleurs. La sécurité obtenue se paie toutefois d’un abandon de l’interrogation politique sur l’économie » (1). Cette impossibilité à mettre véritablement en regard l'initiative économique privée avec le bien commun est le régime sous lequel nous vivons encore aujourd'hui. Ce que nous appelons « mondialisation » est surtout une organisation néo-libérale du monde visant à la mise en concurrence des régions, sans particularité socio-politique ni protectionnisme économique. Elle accentue cette perte de contrôle populaire sur les activités humaines (du commerce à l'agriculture, de l'éducation au soin), les renvoyant toutes dans la sphère d'une économie quasi-sacrée et désencastrée de la société.

L'initiative privée est reine, et les seules réponses sociales qu'elle peut recevoir sont le marché et les normes. Il est entendu que l'acte d'achat légitime l'acte de production et fait tourner court toute interrogation sociale sur un produit, quelles que soient les conséquences de sa production ou de son usage. On parle malgré tout de « démocratisation » de l'aviation civile ou de la téléphonie mobile, alors qu'il s'agit à proprement parler de massification de ces usages. Et alors que l'extension d'un aéroport, l'attribution de fréquences aux opérateurs, l'intensité des émissions d'une antenne-relais échappent à la décision populaire.

Les normes techniques encadrent, elles, quelque peu les processus de production, pour des raisons de santé, de sécurité ou de protection de l'environnement. Mais elles sont produites à des niveaux de décision de plus en plus éloignés, elles sont trop nombreuses, trop peu lisibles et participent plus d'un bio- ou d'un éco-pouvoir (3) que d'une véritable démocratisation. Leur existence, dans ce que certains juristes appellent une « diarrhée législative », peut même contribuer à faire perdre pied aux acteurs économiques les plus fragiles. Songeons par exemple aux obligations sanitaires interdisant tout échange de semences non-inscrites (moyennant de fortes sommes mobilisables seulement par les semenciers) au catalogue officiel. Ce n'est pas de ce côté que nous devons chercher notre démocratisation économique, mais peut-être en amont, dans la définition de ce qui mérite d'être produit, comment, où et pour qui (4). Une décision qui devrait être le fait des communautés concernées, dans leur environnement social ou naturel. Et non pas de l'État, des actionnaires, ou de consommateurs atomisés.

Dans les années 1990 déjà, une majorité de Français étaient d'accord pour sacrifier la croissance économique aux impératifs écologiques (5), et leur proportion n'a fait qu'augmenter depuis lors. Comment soumettre l'économie à ces aspirations partagées ? Faut-il chercher du côté de la démocratie écologique pour revivifier cette vieille notion ?

(1) Jean-Louis Laville, « Repenser les rapports entre démocratie et économie », Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat, La Découverte, 2006.
(2) C'est le sens que donnent, à la suite de nombreux auteurs, Dominique Bourg et Kerry Whiteside à la « liberté des modernes » de Constant : « En déléguant l’autorité publique à leurs représentants, les individus libèrent eux-mêmes le temps nécessaire à la poursuite de leurs "plaisirs privés". Le gouvernement représentatif supporte ainsi le sens moderne de la liberté : non la liberté d’exercer la souveraineté avec ses concitoyens, mais bien plutôt celle d’épanouir son individualité en exprimant ses opinions, en choisissant ses croyances, en déterminant ses investissements, en exerçant la profession de son choix et en tirant du plaisir de la consommation, et ce avec un minimum d’interférences des autorités publiques. » D. Bourg & K. Whiteside, « Pour une démocratie écologique », www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-ecologique.html, 1er septembre 2009.
(3) Pierre Lascoumes, L'Éco-pouvoir. Environnement et politique, La Découverte, 1994.
(4) André Gorz, un des théoriciens de l'écologie politique française, proposait que « seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne ». « Leur écologie et la nôtre », Les Temps modernes, mars 1974.
(5) Dominique Bourg, Les Scénarios de l'écologie, Hachette, 1996.

dimanche, 26 septembre, 2010

8-Le paradoxe Sarkozy

Un président dont l’élection n’a pas été saluée par l’habituelle liesse populaire et par les klaxons dans les rues, mais par des manifestations d’opposition et des voitures brûlées. Qui n’a pas connu le traditionnel état de grâce, ou cent jours de grande popularité, et qui a été très vite et pour longtemps le recordman d’impopularité de la Ve République. Qui met en place une « réforme emblématique » de son quinquennat sans en avoir fait un sujet de campagne, et qui va l’imposer malgré un refus majoritairement exprimé et des plans B qui existent pour réformer les retraites. Un président qui a dégradé l’image de la France à l’étranger, du refus proclamé de laisser à un « petit » pays la présidence tournante de l’Union européenne à l’expulsion massive de citoyens européens choisis sur leur gueule. Ce type-là pourrait être réélu ?

Pourquoi pas, car le système électoral handicape fortement ses opposants. Des élections législatives placées après la présidentielle mettent l’accent sur la personne plutôt que sur le programme au moment du grand rendez-vous quinquennal. Et une figure dotée de qualités « présidentielles » aura du mal à sortir d’un parti qui a des règles de fonctionnement un peu démocratiques, c'est-à-dire qui ne fait pas sortir tous les cinq ans un candidat de la cuisse de Jupiter mais d’une discussion féroce où il/elle perd une part de sa capacité à mobiliser largement, et de sa dignité. Quel que soit le coq qui se dégagera de la basse-cour de l’UMP, il y a de fortes chances que nous soyons tenu-e-s de l’élire… Espérons seulement, si nous voulons que Sarko paye le prix de son impopularité, que cette volaille cessera de se mettre en rangs serrés derrière sa « machine à gagner » et que ses scrupules républicains nous proposeront un autre candidat.

lundi, 21 juin, 2010

Démocratie et écologie, à la radio

Merci à Chiche ! Bordeaux pour son invitation lundi 14 juin à "ZEP, zone d'écologie politique". C'est ici pour écouter ou télécharger l'émission, et désolée pour le nez bouché et les hésitations...

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