Le continuum du male entitlement

Colette Guillaumin, dans un article sans complaisance (« Pratique du pouvoir et idée de Nature (1). L'appropriation des femmes », Questions féministes n°2), parle de l’« accaparement » des femmes par les hommes dans l’idée de bénéficier de services sexuels, domestiques ou reproductifs. Vous aurez reconnu la putain, la servante et la maman. Le texte date de 1978, à peine treize ans après que les femmes ont conquis le droit de travailler ou d’ouvrir un compte bancaire sans demander à leur mari, et alors que le viol conjugal n’est pas encore reconnu comme tel. Quand on s’aime un jour, on doit dire oui tous les jours… Seules des violences « graves et répétées » (attention à la conjonction de coordination) peuvent être considérés comme des torts. Pour le reste, on aura compris que le mariage était un système de mise à disposition de l’un-e à l’autre, soit dans la pratique des femmes aux hommes.


Cette logique patriarcale où un homme s’assure le bénéfice de sa relation avec une ou plusieurs femmes, quel qu’en soit le mode (conjugal, filial, etc.) fait partie d’un droit plus diffus que tous les hommes peuvent être tentés de s’arroger sur toutes les femmes, un droit que les féministes anglophones ont appelé le male entitlement – et je crois qu’au Québec on peut parler de « dû ». Quand l’inconnu vous aborde dans la rue comme si vous n’attendiez que lui et son avis sur votre physique, lui s’imaginant que vous êtes un objet qui tourne autour de sa personne… alors que c’est le contraire. Quand il faut dire au copain qu’il ne doit pas vous prendre pour acquise, ce qui après tout n’est pas une découverte : vous n’aviez pas fait mystère de votre humanité. Quand votre voisin dans les lieux publics mord sur votre espace personnel pour s’aérer l’entre-jambes ou parce qu’il est doté de coudes – et pas vous. Quand il faut faire des pieds et des mains pour arriver à faire entendre un « non », et pas seulement dans un contexte de drague mais dans n’importe quelle relation où il est entendu que vous devez consentir, au pire céder à l’argumentaire, à la ténacité ou au passage en force. Toutes ces relations partent du principe acquis de notre disponibilité.

Dans le domaine des relations non-sexuelles, c’est la manière si féminine (« vous avez quelque chose contre la féminité ? ») dont nous allons être là pour écouter, soigner, divertir. Être là et pas ailleurs. Nous sommes les premières à nous flageller les unes les autres quand nous ne le sommes pas, disponibles : « égoïste », « tu ne penses qu’à toi ». Conseils familiaux, amicaux et professionnels castrent les femmes, les culpabilisent, s’attaquent à leurs exigences pour leur faire rejoindre le niveau acceptable. La peur de déplaire et de vivre seule le restant de ses jours, la peur de l’hostilité et de la montée en agressivité font le reste chez beaucoup d'entre nous. Voilà qui rend difficile de poser des limites.

Ayant passé deux ans à être prise pour acquis par un groupe d’hommes, je me demande si je pourrai un jour m’en remettre. J’imagine alors le sort plus dur d’autres femmes, abusées sexuellement ou qui se réveillent après des décennies de service couronnées d’ingratitude... L’amertume qui est la nôtre à la sortie de relations inégales (alors qu’on croyait l’amour, l’amitié ou la posture militante au-dessus de ces détails), la rage d’avoir parlé, demandé, voire exigé, sans que nos mots signifient autre chose qu’un bruit de fond, parfois pénible. Objet ou éternelle mineure, nous avons été niées au plus profond de nous-mêmes, dans un total irrespect, n’engageant aucune réciprocité. « C’était ton choix », nous dira-t-on si on nous fait enfin l’honneur de répondre, ou bien « Ah non, à proprement parler tu t’auto-exploites [et qu’importe que ce soit à mon profit] ». Comme si l’adhésion à des rôles sociaux désavantageux était à proprement parler un choix.

Certaines personnes bénéficiant d’un peu de notoriété font état d’un phénomène où, leur bouille étant familière, on peut d’emblée être familier avec elles. Des personnages publics. Imaginez une femme publique. La définition des femmes sur lesquelles tout le monde a des droits est une lutte féroce. Repoussoir pour les femmes, pour qui il est l’un des deux écueils de l’injonction paradoxale (pas séduisante/un peu pute), le statut de prostituée peut leur tomber dessus au gré des accès de courtoisie de parfaits inconnus. Autant parler de condition féminine. Est-ce que le statut que les dominants souhaitent accorder aux dominés peut être favorable à ces derniers ?

Des débats sur la prostitution, le male entitlement sort formalisé. L’accès au sexe désiré devient un droit de l’Homme… tout le monde a droit à une sexualité épanouie, non ? Qu’importe que ce droit de l’individu se réalise à travers la sujétion d’autres, venant de classes dominées (femmes, pauvres et souvent migrantes) et soit exercé par des dominants (hommes solvables). Dans des discours libéraux-libertaires où l’on entend à tour de bras l’appel à la reconnaissance de la vulnérabilité, la compétition est rude pour établir celle qui obligera (1). Et retour à la case départ, puisque c’est la vulnérabilité la mieux armée (!) pour réclamer qui obtiendra gain de cause. Énième abdication à la « démocratie libérale », ce système où l’on est plus habitué à faire valoir des droits individuels grossièrement définis qu’à être à la hauteur de ses devoirs (comme c’est le cas dans des sociétés traditionnelles) ou à faire circuler les obligations réciproques.

L’un des arguments les plus pathétiques en faveur de la reconnaissance sociale de la prostitution tient à son rôle supposé dans la baisse de la violence contre les femmes : « comme ça on arrêtera de violer », question de mécanique des fluides. Les chiffres semblent indiquer le contraire, que quand il est acceptable de prendre certaines femmes comme moyen de sa satisfaction, toutes perdent un peu de leur intégrité et les violences augmentent au contraire significativement (2). Si les femmes autochtones sont particulièrement vulnérables à la violence dans les villes-champignons du grand Nord canadien ou du Dakota, où ingénieurs et techniciens mâles exploitent à fond les ressources naturelles pour le compte de grosses compagnies, est-ce dû au manque de potentielles partenaires sexuelles ou au caractère autochtone, donc d’autant plus négligeable, des femmes en question ? C’est peut-être que les violences contre les femmes n’ont pas voir avec la quantité de frustration sexuelle accumulée dont un paluchage ne saurait venir à bout, mais avec l’image sociale des femmes et aux droits acquis sur elles.

Quand la frustration sexuelle sert d’argument pour exiger l’accès au sexe des femmes, il devient nécessaire de prendre le mal à la racine et d’interroger ce male entitlement en tant que tel, plutôt que de se satisfaire que les femmes en questions seront rémunérées. Car de droit à la sexualité, déjà problématique, on passe à l’exigence de services sexuels sur mesure. Ainsi peut-on gloser sur l’origine des nouvelles exigences masculines en matière de sexualité, et penser qu’elles ne viennent pas automatiquement de la culture porno mais le fait est que « la plupart des sexologues […] témoignent d’une recrudescence de désaccords au sein des couples, en particulier à propos de la sodomie » (3). En clair : il est devenu courant de prendre la sexualité non pas comme un terrain de rencontres dans un respect réciproque mais comme une série de services, dans une gamme toujours plus étendue, à se faire rendre par les femmes et à leur demander quand ils ne sont pas offerts (4), les refus donnant lieu à des conflits et à de la violence.

Ce « dû » est fondateur dans la culture du viol et dans d’autres attitudes violentes. On n’est jamais plus violent que quand est refusé ce qui est dû, pas ce qui donnait lieu à de simples espérances. C’est à ce prisme du male entitlement qu’il faut interpréter les crimes de haine à l’encontre des femmes, compagnes sur le départ ou inconnues. « [Elliott] Rodger enrageait tellement de ne pas avoir reçu ce qu’il méritait, en tant qu’homme – l’accès sexuel aux femmes – qu’il a tué » : les féministes ont vu un cas emblématique de male entitlement dans les meurtres perpétrés par le jeune Californien et qu’il justifiait ainsi : « C’est au college que tout le monde fait l’expérience de choses comme la sexualité et le plaisir. Mais moi, toutes ces années, j’ai moisi dans la solitude. C’est injuste. Vous les filles, vous n’avez pas été attirées par moi. Je ne sais pas pourquoi vous n’avez pas été attirées par moi. Mais je vais vous punir pour ça. C’est une injustice, je ne sais pas ce que vous n’avez pas vu en moi » (5). J’ai le droit d’avoir un accès sexuel à des femmes, si je ne l’ai pas c’est le droit qui est bafoué : c’est injuste.

Du banal tirage sur la corde de notre complaisance au viol ou au meurtre, dans un continuum sordide, sommes-nous, femmes et hommes, à l’abri du male entitlement ?

La vulnérabilité de trop de femmes, cette incompétence à faire valoir le respect de notre intégrité et à affirmer assez fort nos besoins, n’excusent aucune prédation. Il n’y a pas, quoi qu’en disent les masculinistes, de responsabilité partagée dans l’abus. Être proféministe aujourd’hui, ce n’est pas s’indigner devant les sorties d’Éric Zemmour, c’est s’interdire de prendre les femmes pour acquises, s’assurer de leur consentement (pas seulement de leur acceptation) dans tous les champs de la vie. Être proféministe aujourd’hui, ce n’est pas ne pas frapper, ne pas violer, ne pas tuer. Il faut s’attaquer en profondeur à l’imaginaire de disponibilité des femmes. Ne pas se faire envahissant. Se demander où est notre intérêt, ce qui suscite notre désir. Ces « non » qu’on s’interdit de dire, les entendre en étant attentif aux répugnances comme aux manques d’enthousiasme. Parce que ce n’est pas notre choix de dire oui, c’est l’adhésion contrainte à un rôle social, dans ce système impitoyablement asymétrique qu’on appelle le patriarcat.

 

 

(1) « La prostitution, c’est aussi un vieux monsieur qui a besoin de tendresse, un jeune qui veut apprendre comment donner plus de plaisir à son partenaire, un homme handicapé qui vit dans l’isolement social, ou bien un homme qui ne répond pas aux critères de beauté de notre culture et qui n’a pas les habilités nécessaires en matière de séduction. » Viviane Namaste dans Le Devoir du 9 juin 2014 n’a pas un mot pour les femmes, moches, pauvres, vieilles ou inadaptées, qui font ceinture.

(2) Les violences sexuelles au Nevada, état qui autorise la prostitution (en milieu rural), sont deux à cinq fois plus élevées selon les sources que dans les autres états américains. Melissa Farley, Prostitution and Trafficking in Nevada: Making the Connections, Prostitution Research & Education, San Francisco, 2007.

(3) Ovidie, 21 août 2013.

(4) Une enquête sur la sexualité des adolescent-e-s fait état du fait que la sodomie hétérosexuelle est dans cette classe d’âge « souvent douloureuse, dangereuse et marquée par la contrainte, en particulier pour les femmes », avec des jeunes hommes qui pensent devoir persuader, jusqu’à recourir au viol, des partenaires qui se refusent. Les motivations principales sont les images pornographiques et la compétition entre hommes. “Anal heterosex among young people and implications for health promotion: a qualitative study in the UK”, C. Marston et R. Lewis. Qu’il s’agisse ici de sodomie me rappelle que c’est justement un terrain où la liberté sexuelle, la joie d’expérimenter de nouvelles choses… s’arrêtent pile aux portes de l’anus de l’homme hétérosexuel, sanctuaire interdit de pénétration. Lire à ce sujet « De la sodomie en régime hétéro-patriarcal », Tchak, 11 février 2014.

(5) Meghan Murphy cite Elliot Rodger dans “Male entitlement begets male entitlement: On Elliot Rodger, misogyny and the sex industry”, 25 mai 2014.

 

 

Quelques textes en vrac sur le male entitlement

« On ne doit des relations sexuelles à personne. Ni parce qu’ils sont gentils, ni parce qu’ils sont dominateurs, ni parce qu’ils sont manipulateurs, ni parce qu’ils sont attirants, en encore moins simplement parce qu’ils sont un homme. »

http://everydayfeminism.com/2013/01/male-sexual-entitlement-hurts-everyone/

 

« En tant que socialiste, je suis entièrement d’accord avec l’idée que toutes sortes de choses nous sont dues : de l’air pur, de la nourriture, un abri, des soins médicaux, etc. Mais je ne suis pas d’accord avec l’idée que des relations sexuelles sont dues aux hommes. »

http://francoistremblay.wordpress.com/2012/07/26/the-male-sense-of-entitlement-to-sex/

 

« La plupart des hommes pensent pouvoir se faire juges des femmes. Ça commence tôt. C’est renforcé par les médias. Par l’idée que les corps de femmes et tout le reste sont exposés à l’attention des hommes. Et pas pour elles-mêmes ou pour les autres femmes. »

http://fatbodypolitics.tumblr.com/post/19857749358/re-resisting-male-entitlement

 

À un homme qui n’a pas de relations sexuelles « on ne demande pas de travailler sur son look ou sa façon d’être. Il s’assied et il chouine sur sa gentillesse et le fait que les femmes n’aiment pas les gars sympa. (Pendant ce temps, les femmes qui n’ont pas de relations sexuelles ou affectives sont sommées de se remettre en question et de se demander ce qu’elles ont loupé). »

http://thehathorlegacy.com/rape-culture-and-male-entitlement-to-sex/

 

La plus forte indépendance des femmes leur permet de ne pas se plier aux désirs masculins. « D’où l’intérêt pour les femmes plus jeunes, économiquement vulnérables ; d’où l’intérêt pour des épouses commandées par correspondance. D’où les attaques misogynes contre les femmes indépendantes et les institutions (l’université, le marché du travail, le système politique) qui tentent d’encourager cette indépendance. »

http://www.hugoschwyzer.net/2012/04/18/feminism-made-women-too-picky-male-entitlement-male-rage/



« Les hommes ont le droit de vous parler n’importe quand, dans n’importe quelle situation, n’importe où… point final. »

http://www.singleblackmale.org/2013/12/20/male-entitlement-mans-right-holla/




 

Commentaires

1. Le mardi, 9 septembre, 2014, 20h03 par Aude

"C’est l’évidence de la division du travail selon les sexes – l’un des aspects fondamentaux du genre – qui constitue le soubassement de la bonne conscience des hommes qui se sentent parfaitement justifiés à attendre les services ménagers des femmes, jusqu’à utiliser dans certains cas la violence pour obtenir leur dû. De l’autre côté de la barrière de genre, le comique de la théorie (qu’en France les socialistes mettent en avant) selon laquelle les femmes seraient opprimées par “ le temps ” – une denrée dont elles manqueraient d’une façon inéluctable et peut-être même biologique – n’apparaît pas à nombre de femmes, y compris de féministes. Ceci montre à quel point l’accaparement de leur temps est vécu par la majorité des femmes comme quelque destin sans rapport avec les arrangements sociaux, et sans rapport non plus avec le “ plus de temps ” de leurs conjoints et compagnons.

Christine Delphy

http://lmsi.net/Les-causes-de-l-inertie

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