Le nucléaire, symptôme d'une démocratie défaillante
Par Aude le mercredi, 2 mai, 2012, 11h01 - Textes - Lien permanent
texte paru dans la revue du réseau "Sortir du nucléaire", avril 2012
Alors qu'une écrasante majorité de Français-es se prononce désormais contre le nucléaire, il est vraisemblable qu'à l'élection présidentielle ils et elles seront une écrasante majorité... à voter pour des candidat-e-s pronucléaires. Comment expliquer ce décalage autrement qu'en pestant contre le « manque de cohérence des gens » ? La raison est à chercher non pas dans le manque de vertu politique des électeurs et électrices, mais à la manière dont elle est sollicitée, à travers le processus de la représentation. Cela nous emmène vers un détour historique...
L'invention du gouvernement représentatif
Quand les constituants français reprirent à leur compte au XVIIIe siècle
l'idée de démocratie, ils avaient à leur disposition des descriptions précises
du gouvernement grec : prise de décision en assemblée par l'ensemble du
corps des citoyens (1), magistrats tirés au sort, défraiement
indispensable à la présence des citoyens qui travaillaient, etc. Mais ils
inventèrent le processus de la représentation, contre la démocratie et pour des
raisons qui n'avaient rien à voir avec la plus grande taille des communautés
modernes (2).
Permettre à la voix du peuple de s'exprimer à condition que ce soit à travers
celle d'un homme qui aura été jugé plus digne que la moyenne de ses
concitoyens, c'est introduire dans le suffrage une dimension à proprement
parler aristocratique (3) où l'élection est
sélection. Les fondateurs du gouvernement représentatif ont théorisé
le caractère mixte, entre aristocratie et démocratie, du régime qu'ils ont
inventé.
Ce furent d'abord des notables, puis des cadres de partis politiques, qui
profitèrent ainsi de la sélection, dont on peut douter qu'elle amène sur le
devant de la scène les personnalités les plus brillantes et les plus
visionnaires de la société... Mais il reste que ces personnes, une fois élues,
sont investies d'une responsabilité très particulière vis-à-vis des enjeux de
l'époque.
Le nucléaire, un objet politique aristocratique
Le fossé qui se creuse entre l'opinion générale et la vision des
responsables politiques tient à plusieurs raisons. La première est
sociologique : par leur sexe, leur âge, leur éducation et leur milieu
socio-professionnel, les élu-e-s représentent (au sens de
« donner image ») bien mal le corps électoral. Celui qu'on retrouve
majoritairement dans les assemblées, par la magie de la représentation et de la
sélection au sein des partis, c'est l'homme blanc vieillissant, qui a fait son
éducation dans le monde radieux des années 1950 ou 1960, où le Progrès nous
apporterait tout le confort imaginable et où une noisette d'uranium
(français !) donnerait de l'énergie (gratuite !) pendant un an à une
ville de 100.000 habitant-e-s. Cet homme-là est structurellement moins sensible
aux questions environnementales que le sont les femmes et les plus jeunes
(4).
L'élu-e responsable ne comprend d'autre part la lutte antinucléaire que comme
une peur irrationnelle et émotionnelle de l'accident. Devant assumer son devoir
au-dessus de ces faibles passions, il ou elle est tenu-e de la négliger dans
son analyse politique.
Ajoutez à cela certaines – plus anecdotiques – particularités françaises (le
scrutin majoritaire, qui laisse difficilement surgir des forces politiques
neuves, et des liens souvent étroits avec l'oligarchie énergétique), et vous
avez là les raisons qui font que la plupart des élu-e-s se refusent à céder à
l'impulsion générale de sortie rapide du nucléaire.
Nous continuons néanmoins à les élire, sur le malentendu du mandat imprécis qui
est l'essence même de la représentation. Même si le nucléaire s'est imposé dans
la campagne, le cœur des programmes (qui détermine les choix électoraux) reste
pour la plupart des Français-es les questions socio-économiques. Voilà
pourquoi, tant que nous ne serons pas consulté-e-s spécifiquement sur le
nucléaire (5), nous continuerons à donner malgré nous aux
élu-e-s pronucléaires ce qu'ils et elles pensent être des mandats pour
continuer leur œuvre. Comme si de rien n'était.
(1) Les exclusions du titre de citoyen sont bien connues,
nous n'insisterons pas dessus.
(2) La preuve étant que les outils de la démocratie directe
(mandat impératif, tirage au sort) ont été écartés alors qu'ils étaient
utilisables dans des États modernes.
(3) Au sens du mot grec aristos, meilleur. Nous
n'employons pas ici le mot oligarchie, qui fait florès ces jours-ci, parce
qu'il ne contient aucune dimension morale et ne permet pas de comprendre
l'essence du gouvernement représentatif.
(4) Depuis des décennies déjà, beaucoup d'enquêtes d'opinion
montrent que les Français-es se disent majoritairement volontaires pour
arbitrer en faveur de l'environnement, serait-ce aux dépens de
l'économie.
(5) Ce peut être à travers un referendum ou une consultation
de personnes tirées au sort, qu'on appelle une conférence de citoyen-ne-s. La
seconde réunie en France, au début des années 2000, sur le thème de l'énergie,
est arrivée à la conclusion consensuelle que nous devions abandonner l'énergie
nucléaire... Ses conclusions sont restées lettre morte.