Pourquoi n'avons-nous pas une gauche de gauche ? (Parce que nous ne la méritons pas)
Par Aude le dimanche, 20 novembre, 2011, 10h32 - La petite bourgeoisie s'amuse - Lien permanent
Entre le PS et ses électeurs/rices, c'est le désamour : le parti ne
fait pas une politique de gauche, une politique en rupture avec la doxa
néolibérale qui s'est emparée de l'Europe à la fin des années 1970. Chaque
élection est celle du changement qui change, de la nouvelle chemise qu'on
essaiera quelques années, parce qu'elle nous promet que tout sera différent,
avant de la jeter par déception. Cette année l'Italie bascule à gauche pendant
que l'Espagne bascule à droite, les deux pays, qui sont dans la même situation
socio-économique, pour les mêmes raisons. L'alternance ne change rien, elle
n'est que le signe du malaise.
Pourtant nous savons que les membres du PS sont porteurs/ses des mêmes
aspirations que nous, qu'ils et elles partagent des valeurs d'égalité (non, pas
d'égalité des chances, tout le monde sur la ligne de départ et si tu loupes la
course tu n'as plus rien), qu'ils et elles apprécient le service public (rendu
à chacun-e sans considération pour ses moyens ou sa situation géographique).
Alors pourquoi renier constamment ces valeurs, pourquoi laisser les inégalités
exploser depuis trois décennies, pourquoi ne pas apporter une réponse de gauche
à la crise ?
Effet de rente
La petite boutique électorale nous donne l'impression d'être un marché où
l'offre politique rencontre la demande, processus équitable et honnête où
chacun-e doit trouver son compte. D'ailleurs même les perdant-e-s ne le mettent
pas en cause. Mais dans ce marché, tout biaise la concurrence entre les idées
politiques. D'abord le système électoral, qui oblige un parti qui pèse
15 % lors d'élections à la proportionnelle à dépendre de ses alliances
politiques (avec un parti à 25 %) pour s'assurer péniblement d'avoir
0,7 % des sièges à l'Assemblée. Ensuite la personnalisation de la
politique, qui rend moins audible les idées et les fait passer derrière le
langage, la façon d'être des candidat-e-s. Les biais ne s'arrêtent pas là, ils
tiennent aussi à l'imaginaire autour de l'offre politique.
Aussi attirante et sympathique soit l'offre d'un petit parti, aussi forte soit
notre envie de rupture, au fond nous avons peur de changer, comme la France
pompidolienne ou giscardienne se faisait des frayeurs en pensant que le
mouvement post-68 allait tôt ou tard porter Mitterrand au pouvoir. Nous ne
risquions rien de moins que l'effondrement économique et sociétal. Vu de loin,
ça fait sourire. Mais rien n'a changé, nous avons trop peur de l'alternative
pour lui donner sa chance.
C'est une véritable rente sur lesquelles sont assises les formations politiques
qui ont comme le PS prouvé qu'avec elles, tout peut changer parce qu'au fond
rien ne changera. Si la petite boutique électorale était un marché, ce serait
deux hypermarchés en concurrence et quelques échoppes en bois adossées à leurs
flancs, dans lesquelles on ose quelques achats avant d'aller pousser le caddie
là où il y a tout ce qu'il faut. Pourquoi mettre cette rente en danger en
mettant en œuvre des idées de gauche audacieuses alors qu'il est si facile de
simplement les montrer pendant la campagne ?
L'élection, un processus aristocratique
La représentation a été inventée à la fin du XVIIIe siècle non pas pour
contourner la difficulté d'un corps de citoyens trop large, trop étendu
géographiquement. Il aurait été aussi facile de recourir également au tirage au
sort, ou bien d'encadrer l'élection avec des mandats impératifs ou la
révocabilité des élus. Non, la représentation a été mise en œuvre pour filtrer
la parole du peuple, ou disons la « traduire », à travers des
personnalités choisies, sélectionnées.
Le phénomène est aussi vrai dans les partis, où d'une base informe se dégage
une élite éclairée, assise sur son statut social (celui d'énarque par exemple,
mais ce n'est pas la seule expertise reconnue) ou sur son habileté à manœuvrer
jusqu'au sommet de la pyramide. Cette sélection des personnes est aussi
sélection des idées et des pratiques. Même si la base du PS peut douter que la
France ait raison d'encourager la production d'énergie nucléaire quand les
autres pays se tromperaient en l'abandonnant ou en ne lui accordant pas tous
leurs crédits, l'élite du PS n'en démord pas, et la même contradiction se
retrouvera entre les aspirations du peuple, maintenant globalement opposées à
l'énergie nucléaire, et le choix qu'il aura au second tour entre un candidat
activement pro-nucléaire et un candidat qui tente de cacher qu'il souhaite que
la France reste aussi nucléarisée. Électrons, piège à cons ?
Concernant les grands choix socio-économiques acceptés par les élites du PS
avec le consensus néolibéral, il faut aller chercher plus loin que la morgue
d'une élite qui sait ce qui est bon, qui sait que construire une autoroute vaut
mieux que d'encourager les transports en commun, qu'une voie nouvelle de TGV
vaut mieux qu'un aménagement des lignes sur lesquelles passent les TER, qui
arbitre systématiquement en faveur du neuf, qui va vite et coûte cher (ce n'est
plus un coût mais un investissement pour l'avenir) aux dépens de solutions plus
économes et plus écologiques. Même si ces choix politiques sont ceux d'une
autre ère, celle où on irait un jour passer le w-e sur la Lune, nos bons pères de famille savent ce qui
est bon pour nous, croissance plutôt que ménagement du milieu naturel,
mondialisation plutôt que protectionnisme. Et nous peinons à les démentir. La
mondialisation, qui désormais dicte sa loi et fait la météo, n'est pas le
résultat d'un complot international des élites politiques pilotées par
l'oligarchie économique, c'est un choix effectué par nos élites... pour servir
nos intérêts.
Avons-nous vraiment envie de ne plus manger le monde ?
La division du monde en différentes zones de production, en concurrence les
unes avec les autres et qui échangent leurs produits à bas coûts (ni les
transports ni les tarifs douaniers ne sont prohibitifs), a détruit en France un
tissu industriel capable de nous fournir il y a encore trente ans les
chaussures et les vêtements, les objets de la vie quotidienne, les équipements
des usines qui fabriquent tout cela. Cette même division nous permet de
continuer à grignoter les terres les plus fertiles du pays pour assurer
l'étalement de la ville, aux dépens de notre capacité à nous nourrir tou-te-s
dans les territoires que nous habitons. Mais c'est cette division-là qui nous
permet de porter des vêtements bon marché, des produits électroniques fabriqués
pour trois fois rien.
Considérons un peu le prix des objets dont nous nous entourons, et imaginons
leur coût s'ils étaient fabriqués par des smicard-e-s bien françai-se-s. Avec
un même salaire nous ne pourrions plus nous offrir autant d'objets si
indispensables à la vie moderne, adieu i-phone, adieu pèse-personne
électronique, adieu lecteur Blu-ray, adieu pompes de randonnée, adieu vacances
en Thaïlande ou au Maroc.
Les élites politiques savent mieux que nous ce que nous voulons... Elles ont
fait un arbitrage en faveur des consommateurs/rices que nous sommes, et nous
n'avons pas eu d'autres réponse que « nous voulons le beurre et l'argent
du beurre, l'aisance des consommateurs/rices et la protection due aux
producteurs/rices » (1). Après les réunions de la gauche
de gauche, nous n'avons aucun scrupule à nous montrer sur nos smartphones les
photos de snorkling dans la mer Rouge, tandis que nous en aurions bien plus à
ne pas venir à la manif de mardi contre la disparition de nos acquis
sociaux.
Cet arbitrage néolibéral imposé par les élites politiques, « à l'insu de
notre plein gré », nous sommes encore incapables de le remettre en cause
véritablement. Est-ce que la merde qui nous attend fera mûrir plus vite notre
pensée politique ? On pense décidément mieux quand on n'est pas en pleine
digestion d'un repas trop copieux...
(1) Lire à ce sujet « Supermarchés et pouvoir d'achat : avec Sarko, je positive ! » dans ma brochure « Les structures mentales de la France d'après ».
Commentaires
Je commence à sérieusement apprécier tes analyses depuis ta précédente brochure !(avant je ne sais pas)
Vivement l'an 02 !
L'An 02 paraît aujourd'hui ! On débranche tout, on réfléchit, et c'est pas triste...
Quand tu dis "Considérons un peu le prix des objets dont nous nous entourons, et imaginons leur coût s'ils étaient fabriqués par des smicard-e-s bien françai-se-s. Avec un même salaire nous ne pourrions plus nous offrir autant d'objets si indispensables à la vie moderne, adieu i-phone, adieu pèse-personne électronique, adieu lecteur Blu-ray, adieu pompes de randonnée, adieu vacances en Thaïlande ou au Maroc."
je suis mitigé. D'une part j'approuve, et je pense aussi que - l'obsolescence programmée aidant - on paie finalement plus cher des merdes qu'il faut racheter chaque année (panne, fragilité, ou usage devenu obsolète pour tout ce qui est équipements électroniques) plutôt que des objets de qualité dont l'achat est presque un investissement.
Mais d'autre part n'oublions pas que le coût du logement a explosé depuis l'époque où ce tissu industriel existait encore, et que si nos grands parents consacraient par exemple 40% de leur budget à l'alimentation aujourd'hui c'est inenvisageable pour des précaires qui vivent dans des régions à loyers chers, et qui mangent hard-discount et s'habillent en vide-greniers. La marge de manoeuvre des gens en tant que consommateurs avisés est parfois bien maigre.
Je crois que c'est important d'interroger aussi cette captation de richesse par le logement, qui relève d'une évolution à peu-près simultanée à celle de l'essor de la grande distribution et de la destruction du tissu industriel local.
Oui, je suis d'accord avec toi, et j'espère que l'extrait que tu mentionnes ne donne pas l'impression d'un mépris pour les "consommateurs/rices pas avisé-e-s". C'est vrai que les dépenses contraintes (loyers et j'ajoute la bagnole, ici un article de F. Héran sur son caractère contraint) ont explosé, et qui même si les dépenses d'alimentation ont diminué (hausse des rendements et primes agricoles qui déplacent le budget) il est compliqué d'être vertueux/se dans ces conditions. J'ajouterais deux autres raisons :
-c'est compliqué d'acheter un objet de qualité qui ne sera pas bientôt abîmé, parce qu'on manque d'information au moment de l'achat et tu as beau payer plus cher tu n'as pas forcément mieux (les El Naturalista, j'ai testé, c'est de la merde, Kickers c'est fini le temps où c'était des pompes qui duraient, maintenant il faut aller en Pologne pour trouver des chaussures avec double couture et matériaux solides) ;
-dans le cas de l'agriculture, en achetant des bons produits tu paies deux fois (la bouffe bio à son prix de revient et le traitement des eaux pourries par l'agriculture conventionnelle, pour donner un exemple d'externalité négative sur l'environnement prise en charge par tout le monde) et si un jour ton producteur d'agneaux qui refuse la voie mâle ou le puçage se fait sucrer les primes tu paieras trois fois (la bouffe bio à son prix de revient, plus élevé, et toujours le traitement des eaux et les primes agricoles aux autres productions).
Non, je ne nie pas du tout l'effet de contrainte : c'est comme dans les élections.
Mais ce que j'essaie de dire, c'est qu'en échange de toute cette merde, on a des gratifications un peu difficiles à remettre en cause, et qui justifient cette action publique de merde qui entretient la contrainte de départ. Tu préfères avoir la possibilité de t'acheter plein d'objets produits loin pas cher, comme on voit à Noël, ou avoir un boulot qui consiste à les produire mais dans ce cas tu ne pourras t'en offrir qu'un ? ou deux si ton loyer reprend des proportions normales ? Et à la moindre hésitation, tu as le politique qui dit "oui oui, j'ai entendu, tu veux avoir dix objets et je te propose la mondialisation". Ce qui est difficile, politiquement, c'est de critiquer la mondialisation en admettant que les produis seront plus chargés en travail humain, plus chers et que ça va être plus sobre.
Sur la "captation de richesse par le logement", c'est un des grands mystères de la vie selon moi, mais en effet, c'est un moteur important de paupérisation des classes moyennes et pauvres non proprio, de violence sociale et d'exclusion (et je m'y connais). En Allemagne pratiquement tout le monde est locataire et depuis 2005 les prix ont doublé. Qui possède les apparts et où va le fric ;-) ?