Pourquoi n'avons-nous pas une gauche de gauche ? (Parce que nous ne la méritons pas)

Entre le PS et ses électeurs/rices, c'est le désamour : le parti ne fait pas une politique de gauche, une politique en rupture avec la doxa néolibérale qui s'est emparée de l'Europe à la fin des années 1970. Chaque élection est celle du changement qui change, de la nouvelle chemise qu'on essaiera quelques années, parce qu'elle nous promet que tout sera différent, avant de la jeter par déception. Cette année l'Italie bascule à gauche pendant que l'Espagne bascule à droite, les deux pays, qui sont dans la même situation socio-économique, pour les mêmes raisons. L'alternance ne change rien, elle n'est que le signe du malaise.
Pourtant nous savons que les membres du PS sont porteurs/ses des mêmes aspirations que nous, qu'ils et elles partagent des valeurs d'égalité (non, pas d'égalité des chances, tout le monde sur la ligne de départ et si tu loupes la course tu n'as plus rien), qu'ils et elles apprécient le service public (rendu à chacun-e sans considération pour ses moyens ou sa situation géographique). Alors pourquoi renier constamment ces valeurs, pourquoi laisser les inégalités exploser depuis trois décennies, pourquoi ne pas apporter une réponse de gauche à la crise ?

Effet de rente

La petite boutique électorale nous donne l'impression d'être un marché où l'offre politique rencontre la demande, processus équitable et honnête où chacun-e doit trouver son compte. D'ailleurs même les perdant-e-s ne le mettent pas en cause. Mais dans ce marché, tout biaise la concurrence entre les idées politiques. D'abord le système électoral, qui oblige un parti qui pèse 15 % lors d'élections à la proportionnelle à dépendre de ses alliances politiques (avec un parti à 25 %) pour s'assurer péniblement d'avoir 0,7 % des sièges à l'Assemblée. Ensuite la personnalisation de la politique, qui rend moins audible les idées et les fait passer derrière le langage, la façon d'être des candidat-e-s. Les biais ne s'arrêtent pas là, ils tiennent aussi à l'imaginaire autour de l'offre politique.
Aussi attirante et sympathique soit l'offre d'un petit parti, aussi forte soit notre envie de rupture, au fond nous avons peur de changer, comme la France pompidolienne ou giscardienne se faisait des frayeurs en pensant que le mouvement post-68 allait tôt ou tard porter Mitterrand au pouvoir. Nous ne risquions rien de moins que l'effondrement économique et sociétal. Vu de loin, ça fait sourire. Mais rien n'a changé, nous avons trop peur de l'alternative pour lui donner sa chance.
C'est une véritable rente sur lesquelles sont assises les formations politiques qui ont comme le PS prouvé qu'avec elles, tout peut changer parce qu'au fond rien ne changera. Si la petite boutique électorale était un marché, ce serait deux hypermarchés en concurrence et quelques échoppes en bois adossées à leurs flancs, dans lesquelles on ose quelques achats avant d'aller pousser le caddie là où il y a tout ce qu'il faut. Pourquoi mettre cette rente en danger en mettant en œuvre des idées de gauche audacieuses alors qu'il est si facile de simplement les montrer pendant la campagne ?

L'élection, un processus aristocratique

La représentation a été inventée à la fin du XVIIIe siècle non pas pour contourner la difficulté d'un corps de citoyens trop large, trop étendu géographiquement. Il aurait été aussi facile de recourir également au tirage au sort, ou bien d'encadrer l'élection avec des mandats impératifs ou la révocabilité des élus. Non, la représentation a été mise en œuvre pour filtrer la parole du peuple, ou disons la « traduire », à travers des personnalités choisies, sélectionnées.
Le phénomène est aussi vrai dans les partis, où d'une base informe se dégage une élite éclairée, assise sur son statut social (celui d'énarque par exemple, mais ce n'est pas la seule expertise reconnue) ou sur son habileté à manœuvrer jusqu'au sommet de la pyramide. Cette sélection des personnes est aussi sélection des idées et des pratiques. Même si la base du PS peut douter que la France ait raison d'encourager la production d'énergie nucléaire quand les autres pays se tromperaient en l'abandonnant ou en ne lui accordant pas tous leurs crédits, l'élite du PS n'en démord pas, et la même contradiction se retrouvera entre les aspirations du peuple, maintenant globalement opposées à l'énergie nucléaire, et le choix qu'il aura au second tour entre un candidat activement pro-nucléaire et un candidat qui tente de cacher qu'il souhaite que la France reste aussi nucléarisée. Électrons, piège à cons ?
Concernant les grands choix socio-économiques acceptés par les élites du PS avec le consensus néolibéral, il faut aller chercher plus loin que la morgue d'une élite qui sait ce qui est bon, qui sait que construire une autoroute vaut mieux que d'encourager les transports en commun, qu'une voie nouvelle de TGV vaut mieux qu'un aménagement des lignes sur lesquelles passent les TER, qui arbitre systématiquement en faveur du neuf, qui va vite et coûte cher (ce n'est plus un coût mais un investissement pour l'avenir) aux dépens de solutions plus économes et plus écologiques. Même si ces choix politiques sont ceux d'une autre ère, celle où on irait un jour passer le w-e sur la Lune, nos bons pères de famille savent ce qui est bon pour nous, croissance plutôt que ménagement du milieu naturel, mondialisation plutôt que protectionnisme. Et nous peinons à les démentir. La mondialisation, qui désormais dicte sa loi et fait la météo, n'est pas le résultat d'un complot international des élites politiques pilotées par l'oligarchie économique, c'est un choix effectué par nos élites... pour servir nos intérêts.

Avons-nous vraiment envie de ne plus manger le monde ?

La division du monde en différentes zones de production, en concurrence les unes avec les autres et qui échangent leurs produits à bas coûts (ni les transports ni les tarifs douaniers ne sont prohibitifs), a détruit en France un tissu industriel capable de nous fournir il y a encore trente ans les chaussures et les vêtements, les objets de la vie quotidienne, les équipements des usines qui fabriquent tout cela. Cette même division nous permet de continuer à grignoter les terres les plus fertiles du pays pour assurer l'étalement de la ville, aux dépens de notre capacité à nous nourrir tou-te-s dans les territoires que nous habitons. Mais c'est cette division-là qui nous permet de porter des vêtements bon marché, des produits électroniques fabriqués pour trois fois rien.
Considérons un peu le prix des objets dont nous nous entourons, et imaginons leur coût s'ils étaient fabriqués par des smicard-e-s bien françai-se-s. Avec un même salaire nous ne pourrions plus nous offrir autant d'objets si indispensables à la vie moderne, adieu i-phone, adieu pèse-personne électronique, adieu lecteur Blu-ray, adieu pompes de randonnée, adieu vacances en Thaïlande ou au Maroc.
Les élites politiques savent mieux que nous ce que nous voulons... Elles ont fait un arbitrage en faveur des consommateurs/rices que nous sommes, et nous n'avons pas eu d'autres réponse que « nous voulons le beurre et l'argent du beurre, l'aisance des consommateurs/rices et la protection due aux producteurs/rices » (1). Après les réunions de la gauche de gauche, nous n'avons aucun scrupule à nous montrer sur nos smartphones les photos de snorkling dans la mer Rouge, tandis que nous en aurions bien plus à ne pas venir à la manif de mardi contre la disparition de nos acquis sociaux.
Cet arbitrage néolibéral imposé par les élites politiques, « à l'insu de notre plein gré », nous sommes encore incapables de le remettre en cause véritablement. Est-ce que la merde qui nous attend fera mûrir plus vite notre pensée politique ? On pense décidément mieux quand on n'est pas en pleine digestion d'un repas trop copieux...

(1) Lire à ce sujet « Supermarchés et pouvoir d'achat : avec Sarko, je positive ! » dans ma brochure « Les structures mentales de la France d'après ».

Commentaires

1. Le lundi, 19 décembre, 2011, 06h36 par Thibaut

Je commence à sérieusement apprécier tes analyses depuis ta précédente brochure !(avant je ne sais pas)

Vivement l'an 02 !

2. Le mercredi, 21 décembre, 2011, 14h55 par Aude

L'An 02 paraît aujourd'hui ! On débranche tout, on réfléchit, et c'est pas triste...

3. Le dimanche, 29 décembre, 2013, 00h50 par koldobika

Quand tu dis "Considérons un peu le prix des objets dont nous nous entourons, et imaginons leur coût s'ils étaient fabriqués par des smicard-e-s bien françai-se-s. Avec un même salaire nous ne pourrions plus nous offrir autant d'objets si indispensables à la vie moderne, adieu i-phone, adieu pèse-personne électronique, adieu lecteur Blu-ray, adieu pompes de randonnée, adieu vacances en Thaïlande ou au Maroc."
je suis mitigé. D'une part j'approuve, et je pense aussi que - l'obsolescence programmée aidant - on paie finalement plus cher des merdes qu'il faut racheter chaque année (panne, fragilité, ou usage devenu obsolète pour tout ce qui est équipements électroniques) plutôt que des objets de qualité dont l'achat est presque un investissement.
Mais d'autre part n'oublions pas que le coût du logement a explosé depuis l'époque où ce tissu industriel existait encore, et que si nos grands parents consacraient par exemple 40% de leur budget à l'alimentation aujourd'hui c'est inenvisageable pour des précaires qui vivent dans des régions à loyers chers, et qui mangent hard-discount et s'habillent en vide-greniers. La marge de manoeuvre des gens en tant que consommateurs avisés est parfois bien maigre.
Je crois que c'est important d'interroger aussi cette captation de richesse par le logement, qui relève d'une évolution à peu-près simultanée à celle de l'essor de la grande distribution et de la destruction du tissu industriel local.

4. Le dimanche, 29 décembre, 2013, 12h09 par Aude

Oui, je suis d'accord avec toi, et j'espère que l'extrait que tu mentionnes ne donne pas l'impression d'un mépris pour les "consommateurs/rices pas avisé-e-s". C'est vrai que les dépenses contraintes (loyers et j'ajoute la bagnole, ici un article de F. Héran sur son caractère contraint) ont explosé, et qui même si les dépenses d'alimentation ont diminué (hausse des rendements et primes agricoles qui déplacent le budget) il est compliqué d'être vertueux/se dans ces conditions. J'ajouterais deux autres raisons :
-c'est compliqué d'acheter un objet de qualité qui ne sera pas bientôt abîmé, parce qu'on manque d'information au moment de l'achat et tu as beau payer plus cher tu n'as pas forcément mieux (les El Naturalista, j'ai testé, c'est de la merde, Kickers c'est fini le temps où c'était des pompes qui duraient, maintenant il faut aller en Pologne pour trouver des chaussures avec double couture et matériaux solides) ;
-dans le cas de l'agriculture, en achetant des bons produits tu paies deux fois (la bouffe bio à son prix de revient et le traitement des eaux pourries par l'agriculture conventionnelle, pour donner un exemple d'externalité négative sur l'environnement prise en charge par tout le monde) et si un jour ton producteur d'agneaux qui refuse la voie mâle ou le puçage se fait sucrer les primes tu paieras trois fois (la bouffe bio à son prix de revient, plus élevé, et toujours le traitement des eaux et les primes agricoles aux autres productions).
Non, je ne nie pas du tout l'effet de contrainte : c'est comme dans les élections.

Mais ce que j'essaie de dire, c'est qu'en échange de toute cette merde, on a des gratifications un peu difficiles à remettre en cause, et qui justifient cette action publique de merde qui entretient la contrainte de départ. Tu préfères avoir la possibilité de t'acheter plein d'objets produits loin pas cher, comme on voit à Noël, ou avoir un boulot qui consiste à les produire mais dans ce cas tu ne pourras t'en offrir qu'un ? ou deux si ton loyer reprend des proportions normales ? Et à la moindre hésitation, tu as le politique qui dit "oui oui, j'ai entendu, tu veux avoir dix objets et je te propose la mondialisation". Ce qui est difficile, politiquement, c'est de critiquer la mondialisation en admettant que les produis seront plus chargés en travail humain, plus chers et que ça va être plus sobre.

Sur la "captation de richesse par le logement", c'est un des grands mystères de la vie selon moi, mais en effet, c'est un moteur important de paupérisation des classes moyennes et pauvres non proprio, de violence sociale et d'exclusion (et je m'y connais). En Allemagne pratiquement tout le monde est locataire et depuis 2005 les prix ont doublé. Qui possède les apparts et où va le fric ;-) ?

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