Mot-clé - Militer

Fil des billets - Fil des commentaires

dimanche, 10 mars, 2013

Une autre cuisine DIY est possible

Do-it-yourself, suite et suite... Il est parfois bon, quand l’imagination est en panne et qu’on n’arrive plus à considérer sa culture que comme un universel, d’aller voir ailleurs. C’est ce à quoi nous invitent l’histoire et l’ethnologie. Et les voyages, si on prend un peu le temps. Je voudrais reprendre cette question du DIY en lien avec la cuisine et les pratiques culinaires et d’autoproduction alimentaire (qui me passionnent plus que d'autres aspects). Aujourd’hui, si on s’en tient à la société européenne contemporaine, manger en-dehors de chez soi est un privilège de la classe moyenne, aux dépens d’une armée de précaires aussi mal payée après la baisse de la TVA qu’elle l’était avant ça. Une brochure sur Infokiosques reprend des arguments intéressants à l’encontre du système de la restauration.

Lire la suite...

jeudi, 28 février, 2013

Entre Castoriadis et Castorama : le do-it-yourself et les méprises du projet d'autonomie

Texte repris ici (en mieux !) pour publication dans Offensive n°38.

J'écrivais il y a quelques semaines un coup de gueule sur les excès d'un certain do-it-yourself (ou DIY, en anglais bricolage, en français le terme et les pratiques ont un sens plus politisé). Suite à quelques échanges intéressants, je pense pouvoir reprendre mes arguments et continuer le débat en mettant le doigt sur quelques points.

Lire la suite...

mercredi, 13 février, 2013

Féminisme et queer : la théorie de l'évolution mise à mal ?

« Il me semble qu'il y a dans la théorie queer un certain anti-féminisme. »
Judith Butler, Humain, inhumain (éditions Amsterdam, 2005)

Laissons de côté Judith Butler (1) et attaquons-nous de front au mouvement queer tel qu'il s'exprime en France. Pour une critique bien éloignée des philosophes et sociologues qui vont admettre que le genre est certes un peu construit socialement mais que malgré tout notre identité de genre est fondamentalement liée au biologique... comme Naomi Wolf qui nous explique que quand son vagin va mal, c'est toute sa personne qui dépérit. Une critique matérialiste, radicale, du côté des femmes, du côté des dominé-e-s, du côté de ceux et celles auxquel-le-s le queer se donne pour ambition d'accorder un peu d'attention et de bienveillance.

Lire la suite...

mercredi, 16 janvier, 2013

Citoyen-ne-s, à vos tirets !

Dans un précédent post, des lecteurs ou lectrices ont pu trouver pénible l'emploi régulier de formules qui permettent de faire apparaître le féminin, écarté des usages habituels de la langue au motif que « le masculin l'emporte sur le féminin ». Un petit « e » coincé entre tirets par-ci par là ou une invention comme « lecteurices » ne me semblent pourtant pas si rebutantes (1)...

Lire la suite...

dimanche, 30 décembre, 2012

Un militantisme à échelle humaine, ou en résonance avec l'individualisme ambiant ?

La petite bourgeoisie s'amuse n°1

La petite bourgeoisie, communément appelée classe moyenne, c'est cette classe sociale qui, privée de pouvoir économique, n'est pas responsable de l'abjection ambiante mais profite toutefois de ses retombées. Une classe sociale repue de droits et qui ne se reconnaît aucun devoir. Voyage au pays de la petite bourgeoisie, par une déclassée, en trois temps : militer, faire soi-même, voyager.

Il semble entendu que tout ce que l'on peut faire gratuitement, pour la cause ou pour la collectivité, est un cadeau, et que tout ce que fait un-e bénévole soit digne de louanges éternelles. Mais est-ce un cadeau, vraiment, de s'engager sur une mission qu'on n'assurera pas, ou pas bien ? De contribuer aux dysfonctionnements d'un groupe, laissant aux autres le soin de rattraper le boulot mal fait en chargeant leur barque ? Les disponibilités des un-e-s et des autres semblent avoir toute légitimité pour clore la remise en cause d'une défection : « je n'ai pas le temps, je ne peux pas faire mieux », c'est trop souvent l'alpha et l'oméga du dialogue entre une organisation et ses membres. On entend plus rarement « je ne peux pas, comment est-ce qu'on peut s'organiser autrement ? »

Lire la suite...

mercredi, 12 décembre, 2012

A qui la rue ? A nous la rue ! Retour sur un printemps érable

Paru dans L'An 02, hiver 2012-2013.

22 septembre, dans le métro de Montréal, ligne orange, station Sherbrooke. Je fais des pieds et des mains pour sortir du wagon au milieu des voyageur/ses en chemin pour un samedi de magasinage, et nous sommes peu nombreux/ses sur le quai à arborer le carré rouge pour la grande manif, parc Lafontaine à 14h. L'engouement est un peu passé pour les manifs du 22, qui depuis le 22 mars ont ponctué la vie politique québécoise. Et celle-ci sera peut-être la dernière : mille ou deux mille ultra motivé·e·s, sous la pluie, dispersé·e·s par la police avant d'avoir atteint leur but.

Lire la suite...

mercredi, 19 septembre, 2012

#Indignés ! D'Athènes à Wall Street, échos d'une insurrection des consciences

#Indignés ! D'Athènes à Wall Street, échos d'une insurrection des consciences
textes recuellis par la revue Contretemps, Zones/La Découverte
2012, 196 pages, 14,50 €

« Si le seul moyen de s'apercevoir du monde de merde dans lequel on vit est de se faire virer, alors tout le monde à la porte ! », disait l'autre (1). On y est presque : « Toute une génération de diplômés de l'enseignement supérieur est touchée par le plus haut pourcentage de déclassement de toute l'histoire des États-Unis » (2). Ce qui ne doit pas être étranger au surgissement d'Occupy, le plus abondamment commenté dans ce recueil de textes autour de quelques mouvements sociaux apparus en 2011. De la place Tahrir à la place Syntagma, de la Puerta del Sol à Wall Street, on a pu assister à la remise en cause de la gouvernance mondiale et du néo-libéralisme, sous une forme qui a eu l'heur d'intéresser le public, plus que les grèves et les occupations d'usine traditionnelles, lesquelles produisent des discours et des images apparemment moins enthousiasmants (3).

Lire la suite...

mercredi, 2 mai, 2012

Nucléaire : arguments éthiques, arguments pragmatiques

Si l'on arrive à débarrasser les conflits qui ont secoué le Réseau « Sortir du nucléaire » du bruit qui les a accompagnés et empêché d'y voir un sens politique (et de construire une sortie de crise qui ne le serait pas moins), on peut, me semble-t-il, trouver – ce n'est peut-être pas la seule, mais c'est celle sur laquelle j'ai choisi d'écrire – une opposition entre une critique nucléaire d'ordre éthique, et une autre d'ordre pragmatique. Si on caricature, elle mettrait face à face un langage militant fait d'indignations bruyantes, à force de mots comme « inacceptable ! » et de nombreux points d'exclamation, et un langage, porté par les salarié-e-s et certains groupes, vécu comme technique, gestionnaire, le pendant antinucléaire de la gouvernance qui nous fait hériter du nucléaire.

La posture militante peut paraître dérisoire, dans sa croyance que la puissance du propos fait la puissance de l'action, et qu'elle va emmener avec elle des millions de « citoyen-ne-s » enfin réveillé-e-s de leur rêve bleu ciel et enfin désireux/ses de passer leurs après-midi à défiler en jaune. Elle semble ignorer que les « je vous l'avais bien dit » et les attitudes moralisatrices ont un succès plus que modéré quand on tente d'éteindre autour de soi les bruits du monde pour profiter un peu du confort moderne, ce qui constitue ici et maintenant un rapport au monde généralisé. Ce ventre mou de la France nucléarisée, plutôt méfiant envers le nucléaire mais disposé à l'accepter s'il a bien les vertus qu'on lui vante, on a de bonnes raisons de penser qu'il ne peut basculer qu'à la condition d'être rassuré sur la faisabilité technique de la sortie du nucléaire.

D'où des discours techno qui se développent dans la sphère anti-nucléaire : NégaWatt, Virage énergie sont des associations d'ingénieurs qui manient avant tout les chiffres, et peinent à élargir leur propos, comme en témoigne une réflexion jusqu'ici assez décevante sur la sobriété énergétique (1). Le danger de cette approche, qui séduit les salarié-e-s et une partie des militant-e-s, est de mettre de son côté l'autorité de la raison économique et de la mise en chiffres du monde sans la remettre en question. De manier les armes de la société nucléaire, en acceptant par là même que ce langage soit le seul audible, et que disparaisse de l'horizon une posture morale qui rappelle l'ignominie que constitue le recours au nucléaire.

Car le défi engagé par l'oligarchie nucléaire, qui tient à la confiance absurde que l'accident n'aura jamais lieu, et que les générations futures trouveront une solution pour gérer les déchets, est bien un acte moralement répréhensible, qui engage l'ensemble de la société, sur une temporalité inouïe, pour les lubies de quelques-uns qui auront tôt fait de disparaître sans assumer leurs responsabilités.

Comment éviter de tomber dans l'un ou l'autre écueil ? Pour ne pas se contenter de mettre en scène son intégrité morale à coups d'indignations faciles, ni accompagner une attitude gestionnaire moralement répréhensible ? Une des réponses me semble être de s'attaquer à la raison économique, à l'aura des chiffres et de la technique, non pas pour construire une expertise parallèle, mais pour mettre en évidence la folie de cette raison. Une destruction créatrice et libératrice, qui permettrait enfin d'entendre d'autres voix.

(1) Membre de Rêvolutives, groupe de réflexion écologiste, j'ai participé marginalement à cette réflexion. Et porté à l'AG de janvier 2012 une motion (« Le nucléaire, c'est la crise économique ! ») qui engage le Réseau à travailler sur le vrai prix du nucléaire...

vendredi, 11 novembre, 2011

Le monopole radical des rythmes de vie

Une deuxième version de mon intervention au colloque « Sortir de l'industrialisme », où je participe à la table ronde « Quels rythmes de vie défendre contre l'industrialisme ? »

L'industrialisme nous a fait deux promesses : celle de l'abondance et celle de ménager notre peine, à la fois en rendant le travail moins pénible (les tâches répétitives ou éprouvantes étant vouées à disparaître) et moins prégnant dans nos vies. La mécanisation du travail et le passage de l'artisanat à l'industrie, le remplacement dans l'agriculture de la main d'œuvre par la chimie, avec les avantages que certains intérêts ont pu y trouver et les défauts qui sont parallèlement apparus, sont des tableaux bien connus.

Ce qui est moins souvent interrogé, c'est à quel point ces deux objectifs, d'abondance et de fin du travail, se font concurrence. Notre époque d'abondance cède peu de terrain à la recherche du « travailler moins », et dans un arbitrage pas assez conscient. La réduction du temps de travail, comprise dans les années 1990 comme l'avenir de l'espèce avec entre autres les travaux d'un théoricien technophile comme Jeremy Rifkin, est un mouvement bien lent, battu en brèche dans la France des années 2000 où il se heurte au choix de l'abondance, c'est à dire au choix d'un travail bon marché. Travailler plus fait baisser la valeur du travail (et donc la valeur des biens de consommation et des services) en mettant plus d'heures sur le marché. Et certains dispositifs comme la défiscalisation des heures supplémentaires ont été élaborés pour faire baisser encore le coût de l'heure de travail, avec pour conséquence le sur-travail des insiders et un nombre croissant d'outsiders. Ce sur-travail est la norme, le temps partiel étant une caractéristique des seuls emplois mal rémunérés et sans responsabilité. Quand la moitié des économies dégagées par le non-renouvellement des fonctionnaires est consacrée à faire supporter, par des primes et gratifications diverses, l'intensification de leur travail par ceux et celles qui restent, on est face à un projet de société où nos vies ne seront jamais libérées du travail, sauf à être privées dans le même temps d'un revenu et de l'autonomie, de la capacité d'action, qui l'accompagnent.

Dans les transports aussi, le course à la libération du temps est un échec. La motorisation a fait exploser les distances sur lesquelles nous nous permettons (ou bien sommes tenu-e-s) de nous déplacer, à un coût qui a lui aussi son influence sur notre emploi du temps, comme le montre le calcul de la vitesse généralisée d'Ivan Illich et de Jean-Pierre Dupuy, qui compte aussi bien le temps consacré conduire sa voiture qu'à gagner l'argent nécessaire à son entretien. Et le mouvement continue, grignotage de la campagne péri-urbaine d'un côté, avec ses grandes surfaces et ses pavillons, et infrastructures de transport de l'autre : il faut engloutir des budgets publics considérables et détruire des hectares de forêts pour mettre Toulouse à trois heures de Paris avec le TGV, il faut encore tracer des autoroutes dans un des pays les mieux pourvus d'Europe. Tout pour gagner du temps qu'on consacrera à aller plus loin, dans un phénomène de contre-productivité très bien décrit par Illich (encore lui, décidément Énergie et équité est un livre essentiel). Et l'équipement du pays entier se calque sur les besoins de la classe sociale dominante, friande de day trips à l'autre bout du pays, pour une réunion de travail ou une sortie culturelle.

A la maison aussi, on nous a après guerre promis un équipement pour « libérer la femme » et le temps qui était consacré à laver le linge ou la vaisselle, réchauffer une soupe ou un biberon, râper des carottes. Mais la participation toujours trop faible des hommes aux tâches domestiques n'a pas libéré les femmes de leur rôle social de ménagère. De quelle libération parle-t-on, quand dans des vies trop pleines la moindre heure se remplit aussi vite ? Le temps dédié aux loisirs augmente, mais ces loisirs échappent-ils vraiment au productivisme ambiant ? La dernière enquête « emploi du temps » de l'INSEE décompte deux heures par jour en moyenne consacrés à la télévision, et plus encore pour Internet qui vient de dépasser la petite lucarne. Dans d'autres classes sociales on court derrière le visionnage de films, la visite au pas de charge d'expositions, l'accumulation de disques... Et le temps dédié à des activités physiologiques de base, comme le sommeil, diminue constamment.

Le travail est bien le nœud de nos vies trop pleines. Derrière cette course contrainte à l'activité, il y a cependant une course dans laquelle nous sommes engagé-e-s à notre initiative, mais sur des modèles sociaux que nous prenons rarement le temps de questionner. Et quand nous le faisons, quand nous réalisons que nous n'avons « pas assez de temps pour nous », les activités civiques sont les premières à disparaître. Le temps pour et avec les autres sert de variable d'ajustement. Quelques-un-e-s d'entre nous ont fait le choix de dédier le temps libéré par le chômage (volontaire ou forcé) à des activités politiques, associatives. Et les voient petit à petit désertées par les insiders, par ceux et celles qui mènent une activité productive rémunérée. Le sur-travail contraint bien trop une partie du temps pour que l'usage de l'autre partie soit véritablement libre. Et comme c'est ensemble que nous faisons société, il y a là un véritable monopole radical de ce mode de vie sur les autres : le champ des possibles, des actions à mener collectivement, en-dehors de la famille et du boulot, se restreint comme une peau de chagrin.

lundi, 10 octobre, 2011

Pourquoi avons-nous besoin d'espaces non-mixtes ?

Pas facile de défendre la non-mixité de certains projets politiques... Si la non-mixité informelle ne pose aucun problème, et que personne ne s'insurge de voir déserté par les hommes un groupe qui s'attaque aux questions de genre, la non-mixité formelle reste compliquée à défendre. Quand on interdit au sexe opposé l'accès au groupe ou au lieu qui s'est formé sur ces principes-là, on a l'impression qu'on mutile, qu'on enlève, qu'on appauvrit. Mais la non-mixité n'est qu'un outil de plus, pas un idéal qui a vocation à remplacer la mixité. L'ouverture d'un espace formellement non-mixte augmente la diversité : à côté des espaces mixtes et des espaces de non-mixité informelle s'ajoutent des espaces où des femmes (mais pourquoi pas des hommes ?) ont décidé d'être entre elles, et de profiter de la spécificité offerte par cette disposition. Les interactions y sont différentes, ainsi que les paroles qui sont échangées. La non-mixité informelle nous est imposée par les stéréotypes de genre (le cours de gym douce ou de couture), ou bien elle est réservée aux copines. La non-mixité formelle est au contraire un outil, au service d'un projet politique. L'occasion de voir par défaut ce que nous avions cessé de remarquer, par exemple la réception que nous faisons souvent à la parole des femmes comparée à celle des hommes. Ou bien de construire une stratégie qui fasse avancer à notre façon les droits des femmes et l'égalité femmes/hommes. Ou bien de faire l'expérience de cette divine surprise : les femmes entre elles ne se battent pas dans la boue comme chaque fois que la littérature ou le cinéma nous les montrent ensemble.

« Mais que diriez-vous si des hommes prétendaient vous exclure, comme ils l'ont longtemps fait, de leurs lieux de sociabilité ? » Non seulement la phrase se décline très bien au présent, et nous restons exclues de nombreux lieux : les CA des grandes entreprises nous montrent imperturbablement des brochettes de vieux mâles blancs cravatés, dans la ville la nuit on compte 4 % de femmes (1), il n'est pas jusqu'aux comptoirs des bistrots qui ne soient des espaces non-mixtes (2), et la liste n'est pas close. Si des hommes prétendaient nous exclure de certains moments de leur lutte pour l'égalité des sexes et la déconstruction du genre, nous serions ravies de les retrouver de temps à autre en mixité. Mais si ces exclusions se font pour la défense des privilèges masculins (citons en bloc de bien meilleurs salaires à travail égal, plus de temps libre à la maison, etc.), alors oui, nous serions aussi choquées que vous l'êtes par cette pratique. Mais le défaut d'universalité de certaines de nos pratiques féministes ne signifie pas pour autant que nous abandonnions le caractère universel du féminisme : la défense des femmes est aussi la lutte pour une société plus juste, plus sensible au sort réservé aux plus faibles. Il est nécessaire que les hommes soient associés à cette lutte... mais pas au point d'y prendre la part prédominante qu'ils ont partout ailleurs. C'est à nous de décider si la réouverture des maisons closes (sujet qui, bizarrement, suscitait jadis le plus grand intérêt chez les hommes pro-féministes Verts, loin devant l'accès à la contraception pour toutes ou l'égalité salariale, moins sexy) sera ou ne sera pas l'objet de notre action pour l'émancipation des femmes...

Si les sans-papiers ne pouvaient s'organiser qu'en compagnie de la classe moyenne blanche militante qui fournit l'essentiel de leurs soutiens, le biais apparaîtrait d'emblée : la lutte serait de fait encadrée par des personnes qui n'ont aucune raison de se rendre compte jour après jour de ce que représente le fait de vivre sans papiers, mais qui apportent un fort capital social et symbolique. Mais si leur avis est précieux, il n'a pas à dominer, il lui faut donc de temps en temps s'effacer. La non-mixité s'assoit sur les mêmes ressorts. Sauf qu'à vivre ensemble femmes et hommes, comme nous le faisons peu Blanc-he-s et Noir-e-s, bourgeois-es et ouvrièr-e-s, nous vivons dans l'illusion que les rôles sociaux que nous nous forçons à endosser tant bien que mal ne changent au fond pas grand chose : on est pour l'égalité femmes/hommes où on ne l'est pas, et si on l'est alors c'est automatiquement tou-te-s ensemble, sans regret, sans hésitation, avec le même risque de perdre et la même chance de gagner. Il suffit de nommer le même ennemi (ici le patriarcat) pour être d'emblée d'accord sur le constat et les moyens à engager, comme s'il n'y avait qu'une manière de lutter. Une illusion unanimiste qui rejoint celle du « eux et nous », les méchants capitalistes contre nous qui luttons, tou-te-s ensemble, parce que nous sommes les exploité-e-s, disposé-e-s à tout mettre en branle pour ne plus accepter l'injustice d'un monde où l'on peut travailler pour un dollar par jour dans des conditions sanitaires effroyables, à coudre des fringues ou assembler du matériel électronique, tous biens de consommation qui finiront dans les supermarchés occidentaux... Euh, vraiment, tou-te-s ensemble ? Même risque de perdre et même chance de gagner ? Si beaucoup d'hommes qui en toute sincérité pensent ne pas faire usage de leurs privilèges de sexe peuvent se sentir injustement tenu-e-s à l'écart des pratiques féministes non-mixtes, qu'ils se rappellent leur hésitation au moment d'acheter un paquet de café.

Notes
(1) Voir les travaux de Luc Gwiazdzinski.
(2) Comme le notait une « géographe du genre », racontant son épopée pour une tasse de café dans les abords immédiats de la radio où elle intervenait.

mercredi, 5 octobre, 2011

Eux et nous ?

Je ne souscris généralement pas aux analyses qui mettent face à face « nous » et « eux », le capitalisme et ses méchants serviteurs contre nous, le gentil peuple exploité. Il m'arrive cependant d'y céder, par exemple quand les « élites » de la région Aquitaine sont plus sensibles aux charmes d'Eiffage qui tient à construire une autoroute entre Bordeaux et Pau qu'à ceux des technicien-ne-s de l'Équipement qui dénigrent le projet, mal ficelé ;
quand ces dignes représentants du peuple de gauche (1), bien avant le « ça suffit l'écologie » de Sarko, promeuvent la première autoroute de l'après-Grenelle, 180 km qui filent à travers huit zones Natura 2000 (Natura quoi ?) ;
quand ils ignorent une décroissance des transports sensible depuis 2003 et les engagements pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, et continuent à rêver leur rêves de mômes des années 1960, qu'on irait le w-e sur la Lune et qu'on mangerait du magret en tubes ;
quand ils s'appuient sur une opinion publique favorable... qui depuis 1992 que le projet est dans l'air pense avoir un avis informé, mais ne connaît pas même le tracé de l'autoroute qui rallonge le trajet Sud Gironde-Bordeaux de 6 km (2).
Même si l'honnêteté de nos élu-e-s n'est pas en question, ce projet d'autoroute sent au moins l'imposition par une classe dirigeante de sa vision bien particulière du bien public et du long terme. Les deux partis qui structurent la vie politique française, main dans la main pour défendre l'A65, le sujet absent de la campagne des élections régionales de 2004 qui donne à Alain Rousset ce qu'il imagine être un mandat (« J'ai été élu pour... »), tout cela se nourrit des limites du gouvernement représentatif : absence de mandat et de comptes à rendre, survalorisation de la liberté de choix et ignorance des phénomènes de captivité au moment du vote, création d'élites politiques dont on apprend régulièrement qu'elles n'ont pas la moindre idée du prix d'une baguette ou d'un ticket de bus urbain (« 5 euros ? »). L'A65 est le pur produit de ce système politique (3).
Et pourtant... c'est peut-être la faute des associations qui ont peiné à mobiliser, à faire connaître les failles du dossier, à trouver et à utiliser les arguments qui nourrissent l'indignation et suscitent un mouvement social, mais cette question n'a pas passionné les foules. Pas évident, entre 8h de boulot quotidien, 1h30 de transports, les gosses, la maison et la télé pour se vider la tête, de s'intéresser à des questions, et d'autant moins quand notre avis n'est pas requis ! Le manque de vertu politique qu'on peut déplorer a des causes structurelles, qui ne dépendent pas de nous.

Néanmoins... reste de cet échec l'impression désagréable que tout de même, tout ça nous arrange bien. Pouvoir rêver d'un w-e à filer sur l'autoroute vers les Pyrénées, pouvoir profiter de barrières douanières symboliques pour nous acheter tout un équipement réalisé à des prix défiant toute concurrence par des travailleurs/ses asiatiques sous-payé-e-s, pouvoir rouler avec un pétrole relativement bon marché, merci les guerres « justes » et « préventives », pouvoir nous baffrer d'une viande élevée au soja cultivé sur ce qui était hier encore une forêt tropicale... nous sommes malgré tout les bénéficiaires d'une violence bien supérieure à celle que fait l'A65 aux contribuables aquitains, aux paysan-ne-s landai-se-s, aux promeneurs sud-girondin-e-s.
Mais quand nous sommes jeté-e-s à la porte du festin de la classe moyenne occidentale par le chômage, l'emploi indécent ou les retraites injustes, là on trouve plus de monde pour s'indigner. Et le consensus néo-libéral auquel se plient nos gouvernements, la bride sur le cou d'entreprises dont la puissance dépasse celle des États, la prédation organisée par l'oligarchie qui profite de notre vote contraint, tout cela nous choque de nouveau, simplement parce que les miettes ne sont plus assez grosses ! Quand elles l'étaient, nous fermions les yeux, trop occupé-e-s à télécharger la dernière appli ou à chercher un crédit pour la bagnole. Les Grec-que-s qui hier faisaient du non-paiement des impôts un sport national (4) prennent aujourd'hui la rue en pestant contre les élites politiques qui les ont plongé-e-s dans la dette. Les Espagnol-e-s qui ont profité d'une prospérité illusoire gueulent maintenant contre les mécanismes qui ont favorisé la bulle immobilière (et l'autodérision est rarement au rendez-vous, comme elle l'est dans cet impeccable dessin animé d'Aleix Saló). Comme disait l'ami Nicolas Bacchus, « Si le seul moyen de s'apercevoir du monde de merde dans lequel on vit est de se faire virer, alors tout le monde à la porte ! On pourra peut-être passer plus vite à autre chose ». Nous y sommes, ou presque.

Au moment d'aller manifester contre les retraites, au moment de protester avec les Indigné-e-s, l'honnêteté consiste à se demander si on souhaite seulement avoir accès à un revenu décent et à un pouvoir d'achat qu'on juge suffisant grâce au système économique actuel, avec les miettes de l'exploitation des ressources mondiales, ou si on est vraiment prêt à mettre une croix dessus pour construire un autre monde...

Ce texte est dédié à Élie Spirou, directeur commercial délégué aux Pouvoirs Public, Collectivités Locales et Grands Comptes, Eiffage Travaux Publics (anciennement directeur de cabinet d'Alan Rousset au Conseil régional Aquitaine), ainsi qu'à l'écrevisse à pattes blanches, espèce disparue pendant les travaux de l'A65, en septembre 2008, suite à un écoulement de chaux dans la rivière.

(1) Soyons justes, Alain Rousset et Henri Emmanuelli ont trouvé en François Bayrou et en Alain Juppé (après sa conversion au grand effort pour sauver la planète) des partisans pour défendre le projet dans une lettre adressé au Premier ministre.
(2) Les quelques commerçant-e-s de Bazas (sortie 1) à qui j'ai demandé de poser une affichette contre l'A65 en mai 2008 me répondent non, ils et elles sont favorables à cette autoroute « écologique » et la défendent ardemment. Il a suffit de leur montrer le tracé de l'autoroute pour les convaincre de rejoindre les opposant-e-s.
(3) Abondamment décrit dans ma brochure « Élections, piège à cons ? ».
(4) Je doute que la fraude fiscale répandue en Grèce puisse être assimilée à l'action de désobéissance civile d'un Henry David Thoreau refusant de financer par ses impôts une guerre-prétexte contre le Mexique, visant l'annexion d'une partie du Texas, de la Californie et de tout ce qui est aujourd'hui le Sud-Ouest des USA.

mercredi, 2 mars, 2011

Chico Mendes : « Non à la déforestation »

Roman documentaire d'Isabelle Collombat, Actes Sud Junior, 2010

La forêt brésilienne suscite tous les appétits, en même temps qu'elle fait vivre nombre de petites gens. Populations autochtones et pauvres du Nordeste poussés vers l'Amazonie (la Nouvelle Frontière brésilienne) se confrontent ainsi aux intérêts de riches éleveurs de bovins, cultivateurs de soja et exploitants de bois tropicaux. Né dans une famille de seringueiros, qui arpentent la forêt pendant des heures chaque jour pour y cueillir la sève d'hévéa qu'ils transforment ensuite en caoutchouc, Chico Mendes est le protagoniste de ce roman de l'engagement. On le suit dès son enfance, tenant à s'éduquer pour assurer un sort meilleur à son entourage, découvrant le marxisme et devenant la figure qui rend sensible au monde entier le sort de la forêt amazonienne dans les années 1980.

Malgré son assassinat en 1988 par de riches propriétaires, la lutte contre la déforestation de l'Amazonie continue. Le Brésil n'a pas cessé de ronger sa forêt... à un rythme moindre depuis l'avènement du Parti des Travailleurs, dont Chico Mendes a été membre.

Isabelle Collombat fait une histoire sociale et politique de la lutte menée par les seringueiros contre la déforestation. Mais elle n'oublie pas les raisons écologiques qui en font un combat vital à l'échelle mondiale: «Au début, je pensais que je me battais pour sauver les hévéas, puis j'ai pensé que je me battais pour sauver la forêt amazonienne. Maintenant, je sais que je me bats pour l'humanité», dit Chico lors d'un discours à New York. L'ouvrage est complété par une recension de grands mouvements contre la déforestation ou pour la reforestation (les Chipko de l'Inde, le Green Belt Movement de Wangari Maathaï, et d'autres moins connus) et par un cahier de photographies dans lequel on reconnaît la véritable héritière de Chico Mendes, sénatrice et candidate verte en 2010… la fille de seringueiros Marina Silva. Une histoire sensible et qui reste accessible sans céder à la tentation de trop simplifier les enjeux sociaux et environnementaux des combats qu'elle retrace.

mardi, 8 décembre, 2009

Athènes en décembre

Texte paru dans Karpouzi-info n°5

Depuis mon arrivée fin octobre à Athènes, j'entendais parler du 6 décembre, qui commémorerait le décès d'Alexis Grigoropoulos, un ado tué par la police en 2008, et serait suivi de jours (semaines ?) de rébellion anti-capitaliste et/ou anti-autoritaire. Nous y sommes. Et l'attente n'est pas déçue.

Ça commence en fin de matinée dans le centre, l'Athènes des institutions, de la Bibliothèque nationale rue Panepistimiou au Parlement place Syntagma (de la Constitution) et retour, un circuit complet qui nous ramènera au point de départ, un peu crevé-e-s et ému-e-s. Les services d'ordre gueulent des slogans et encadrent leurs sympathisant-e-s par des matraques/hampes de drapeaux mises bout à bout en une barrière serrée. Entre ces blocs de partis, reste quand même tout un peuple de désorganisé-e-s. Sur les côtés, ceux qu'on englobe sous le nom d'anarchistes, des casseurs très politisés et prêts à en découdre, qui font tomber les fenêtres des grands magasins dans un vacarme impressionnant, ou jettent des pierres sur les groupes de flics en kaki, et reviennent se cacher parmi les (autres) manifestant-e-s. Parfois un petit instant de panique et un mouvement de foule, on comprend qu'il y a eu une charge de la police, et ça s'éteint vite.

Tout le monde est habitué, la pièce est rodée. Elle peut changer d'un jour sur l'autre : dimanche rassemblait un public large, lundi a commencé avec les lycéen-ne-s, rejoint-e-s plus tard par des étudiant-e-s et des militant-e-s jeunes ou plus âgé-e-s. Rares sont les groupes qui refusent clairement la violence, tout le monde s'est résigné à s'enduire de Malox avant chaque représentation (un liquide crayeux qui protège la peau et laisse des taches blanches sur le visage, les vêtements ou le bitume) ou à venir avec son masque chirurgical ou son foulard imbibé. Dames d'un certain âge comprises, qui partagent le costume ou le maquillage des jeunes énervé-e-s. Les gaz d'ici ne s'attaquent pas tant aux yeux qu'à la peau du visage et à la bouche, qui brûlent... pas mal. On me parle ici en rigolant des lacrymos de Sarko testés à Strasbourg, et de l'immunité conquise par les participant-e-s aux émeutes et manifs de « décembre ». Je n'aurai pas le plaisir d'essayer, les stocks israéliens des années 70 ont été épuisés et renouvelés.

Plus tard dans la journée, la scène se déplace vers Exarhia, le quartier derrière l'université, rendez-vous des amoureux des livres, des junkies, des étudiant-e-s et des anars. Quartier apprécié pour ses tavernes ou rendez-vous militant, on s'y sent vite bien, même s'il est entouré par des groupes de flics casqués et bottés, toute la journée, depuis des mois. Les affrontements y sont très localisés, et pendant ces soirées de décembre 2009 le quartier continue à vivre, au ralenti. Les rues sont encore accessibles aux piéton-ne-s sans trop de danger, comme celle où se trouve la plaque en hommage à Alexis, et autour de laquelle on vient se recueillir et poser des gerbes. Quelques rues plus loin, un dialogue bruyant a lieu à coup de poubelles renversées ou brûlées (ça tombe bien, on est en pleine grève des éboueurs), de bombes de gaz ou de coups de matraques. Pas encore vu de voiture brûlée, est-ce un objet trop emblématique du mode de vie athénien ? Difficile ici de décrire la répression qui s'abat sur les émeutiers quand on n'y est pas confronté et qu'on regarde tout ça du haut de la colline qui surplombe le quartier. Les spots sont rivés sur la rue, pas sur les commissariats.

A côté de la relative complaisance qui accompagne l'usage de la violence dans les manifs grecques, la position pacifiste du parti « vert écologiste » suscite un peu de mépris. Parce qu'il s'accompagne d'une très faible présence dans le mouvement social grec, comme me l'explique Orestes, ancien de Chiche ! Toulouse. Passons sur les questions de l'engagement plus désinvolte que chez les gauchos, de l'institutionnalisation, et sur une comparaison avec les Verts françai-se-s... La société grecque est décidément plus auto et macho qu'écolo, comment voulez-vous. C'est aussi bien le cœur de la question environnementale que la non-violence, qui y est étroitement attachée, qui sont mal perçues ou mal prises en compte ici. Le romantisme de la révolte, façon Gaza du dimanche, fait meilleure recette, et les enfants des quinquas écolos s'enrôlent dans les partis trostkos et maos, dont on sent bien la pêche. Ça donne plus envie qu'une conférence sur les semences paysannes...

La nuit tombe vite, les affrontements continuent sous le bruit de l'hélico au-dessus d'Exarhia, mais le lendemain tout est calme, les voitures reprennent la rue et les poubelles (toujours débordantes) leur place à côté des trottoirs. Retour vers midi au point de départ, et c'est reparti pour un tour. C'est exaltant, impressionnant, mais à tourner entre Panepistimiou et Syntagma, ne finit-on jamais par se lasser ?

Athenes__7_decembre.jpg

jeudi, 7 août, 2008

L’écologie politique, petite sœur ou jumelle du féminisme ?

Propos recueillis dans le cadre du dossier "Écologie et féminisme", coordonné à l'été 2008 avec Sandrine Rousseau pour la revue EcoRev'

Francine Comte-Segrestaa et Alain Lipietz sont membres des Verts. Elle a présidé la commission Féminisme, et participe à l'animation du Collectif national pour les droits des femmes depuis sa création. Il est député européen. Économiste, il n’a jamais négligé la situation économique et sociale spécifique des femmes. Comment concilient-ils écologie politique et féminisme ? Deux réponses croisées, en forme de retour sur quarante ans d’histoire politique et personnelle.

EcoRev' : On vous sait engagé-e-s pour l’écologie politique et pour le féminisme. Beaucoup de femmes et d’hommes partagent ces deux engagements, sans forcément les lier. Comment se rejoignent-ils dans votre pensée ? dans votre expérience ?

Francine Comte-Segrestaa : Ces deux mouvements, bien qu’ayant des racines antérieures, sont jaillis dans le bouillonnement engendré par Mai 68. Ils portent bien des aspirations communes, mais leur dessein, leur dynamique sont différentes.

Alain Lipietz : Féminisme et écologie ne dérivent pas en effet l’un de l’autre. Disons qu’ils sont jumeaux.

FCS : Tous deux s’enracinent dans un sens aigu de la solidarité. La solidarité fut d’ailleurs le moteur de mon premier engagement (social, tiers-monde). Puis Mai 68 apporta le grand vent de la liberté. Et d’abord la libération de la parole. Pour les femmes, se parler signifia la sortie de l’isolement, et la mise en commun de la vie privée, d’une oppression partagée. Le féminisme naissant s’enracinait bien dans la solidarité : "Nous sommes toutes sœurs". Agir était urgent : divorce, contraception et avortement, viols... Mais le fondement du féminisme, c’était la mise au jour de l’inégalité profonde entre les sexes. Aucun combat pour la liberté, pour la solidarité n’ont de sens sans le bouleversement de cette inégalité, une inégalité qui n’est pas seulement de position inférieure dans une société donnée, mais pérenne, affirmée comme naturelle : aux hommes toutes les valeurs positives, le rôle d’acteurs, aux femmes des valeurs plutôt négatives et la dévolution absolue au rôle maternel. Aux hommes la culture, l’histoire, la technique et les progrès de l’humanité, aux femmes la nature, la prolongation de l’espèce et des normes. C’est tout cela que le féminisme dénonce. L’égalité entre les sexes est une révolution ontologique. La force de cette aspiration fit une brèche dans le schéma simpliste des militants de l’époque, fonctionnant sur la seule opposition binaire capital/travail et remisant les autres combats à plus tard, les traitant comme des contradictions secondaires. Le féminisme s’affirmait comme un nouveau paradigme, une nouvelle façon de considérer la société.

EcoRev' : L'image de mouvements écologistes et féministes surgissant au même moment est-elle correcte, ou le féminisme est-il premier ? Comment se nourrissent-ils l'un l'autre ?

AL : En 1965, j’avais 17 ans, mon amie (future mère de mes deux filles) m’a d’emblée fait lire Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, pour mettre les choses au point ! Cette année-là, René Dumont ne se définissait pas encore comme écologiste, mais De Gaulle avait déjà créé le ministère de l’Environnement. Et déjà aux Etats-Unis des associations faisaient de l’écologie une "political issue". En mai 68, les deux mouvements n’étaient guère présents, ils émergent en tant que mouvements politiques dans les années suivantes. Mais en France le féminisme est en avance sur l’écologie. À cette époque, nous militons, Francine et moi, à la GOP (Gauche ouvrière et paysanne, NDLR) qui est fermement féministe, avec des règles de parité et un grand souci pour les luttes sur la question des territoires (la GOP a animé les premières marches sur le Larzac). Et pourtant la GOP faisait référence au maoïsme. C’est-à-dire que la lutte des femmes et les luttes sur la question des territoires y sont des "fronts secondaires", subordonnés au front principal, l’affrontement capital-travail. Du coup, le féminisme finira par mette en crise toutes les organisations post-soixante-huitardes.

FCS : C’est dans ce contexte basé sur la complexité et le bouleversement des schémas qu’ont pu se développer bien d’autres mouvements, en particulier le combat homosexuel. Mais aussi l’écologie. Bien sûr, il y avait déjà des écologistes, des luttes pour le "cadre de vie", l’environnement, la santé. Mais l’écologie politique, vue comme un nouveau paradigme ayant vocation à relier les rapports sociaux et le rapport des hommes à la nature, à prendre en compte la complexité et l’unité profonde de ces combats, a pour creuset la maturation permise par le féminisme. La prise de conscience de cet élargissement qu’apportait à son tour l’écologie me tourna vers ce combat. J’ai adhéré aux Verts en 1991. Les liens entre ces mouvements sont évidents. L’homme n’est plus le démiurge qui façonne, forge la nature. Il en est un élément. Le rapport que tout être humain entretient avec elle s’enracine dans le rapport avec l’autre qui se tisse en premier dans la relation homme-femme. L’éducation qu’il reçoit à ce sujet est primordiale. Le premier environnement de l’humain n’est-il pas le ventre maternel ? Cela ne signifie pas que les femmes sont forcément plus sensibles à l’écologie que les hommes. Mais cela implique que le combat féministe pour l’égalité soit essentiel pour tout progrès écologiste.

AL : La réconciliation théorique du féminisme avec d’autres mouvements sociaux n’aura lieu en effet que vers la fin des années 70 au sein d’un paradigme plus général : l’écologie politique, qui respectait leur autonomie relative et la convergence de leurs combats. Car cette gémellité entre écologie et féminisme, et leur lien avec la lutte des exploités (mouvement ouvrier, tiers-mondisme) avait des racines profondes. À l’époque, ce n’était pas contre le "libéralisme" mais contre une forme très organisée, planiste, du capitalisme : le fordisme. C’est contre la planification capitaliste fordiste que s’est fait Mai 68. Pour l’écologie, cela signifiait la lutte contre le "déménagement du territoire" et la dictature des "Etats dans l’Etat" (EDF, CEA, etc.). Pour le féminisme, le fordisme érodait la subordination patriarcale (grâce au plein emploi qui permettait l’indépendance économique des femmes) mais ne rendait que plus claire leur subordination politique et domestique. Par ailleurs les femmes, non "par nature", mais de par leur position sociale, étaient plus sensibles aux réalités du travail concret, de la "colonisation de la vie quotidienne" par la société marchande planifiée. En tant que chercheur sur les espaces économiques, j’avais vite compris que j’en apprenais beaucoup plus dans n’importe quel pays en parlant une demi-heure avec une femme qu’en discutant interminablement avec un collègue masculin. Cela vient entre autres de ce que les femmes, insérées (en plus exploitées) dans les mêmes rapports capitalistes ou bureaucratiques que les hommes, font vivre en plus le "premier étage de la civilisation matérielle" selon Braudel : travail domestique, entraide, voisinage, etc. Elles ont davantage à se soucier de la valeur d’usage, les hommes de la valeur d’échange. Or le basculement de l’anti-capitalisme à l’écologie, c’est justement la prise en compte du travail concret et de la valeur d’usage : qu’est-ce qu’on fait ? Comment (dans quels rapports interpersonnels) ? pourquoi ?Le paradigme écologiste était donc particulièrement apte à prendre en compte le féminisme sous sa vaste ombrelle…

EcoRev' : Les mouvements féministes et écologistes ont fait, avant que cela ne devienne un cliché, de la "politique autrement", en renouvelant les pratiques politiques, aussi bien dans leur fonctionnement interne que dans leurs apparitions publiques. Lesquelles de ces pratiques vous paraissent aujourd'hui les plus intéressantes ?

FCS : Le féminisme, dans la droite ligne de Mai 68, mettait l’imagination au pouvoir, les manifestations étaient riches d’invention, d’humour, tous les pouvoirs brocardés. Plus profondément, pour les féministes, la "politique autrement", ce fut d’abord le rejet de tout embrigadement : l’autonomie des mouvements sociaux par rapport au politique était en soi une pratique politique nouvelle. Ce n’était pas évident, vu l’emprise des groupes d’extrême gauche. Mais ce respect de l’autonomie jouait aussi à l’intérieur même du mouvement qui refusait toute unification factice. Le foisonnement des approches féministes était une bonne chose, même si c’était difficile à gérer. Aujourd’hui, les différentes tendances se regardent en chiens de faïence.

Pour les écologistes, le respect de la diversité des approches était une nécessité, car ce mouvement était issu d’une multitude d’actions de terrain différentes. La principale révolution des pratiques fut avant tout la mise en cause des pouvoirs. Des règles de fonctionnement originales ont cherché à limiter, partager les pouvoirs, d’où une complexité rare des statuts des Verts… Mais le premier souci fut d’établir un réel partage des pouvoirs entre les femmes et les hommes : des règles de parité édictées dans les statuts des Verts dès leur fondation. Si elles ont été respectées dans les élections internes, du moins aux niveaux les plus élevés, les places à pourvoir dans les joutes électorales ont toujours été la foire d’empoigne, et les rééquilibrages difficiles. D’autres pratiques ont tenté de changer les donnes au niveau de la parité : partage du temps de parole, parité dans les tribunes, etc. Pour ma part, j’ai surtout lutté à ce niveau ras des pâquerettes, où se joue la place des femmes de façon très concrète. Tout ceci, dans le recul général qui se manifeste depuis quelques années, paraît presque enterré.

AL : D’accord : sous le vernis formel de la parité, les ambitions ordinaires sont réapparues, avec l’institutionnalisation des Verts. Mais celle-ci dérive de l’urgence absolue de mener des politiques publiques face à la crise écologique. Finalement, c’est ce qui me paraît rester le plus "autrement" dans le féminisme et l’écologie : faire de la politique pour des enjeux réels, des contenus, pas la politique pour les places ni la pose critique "radicale". Mais maintenir ce cap est un travail de Sisyphe.

EcoRev' : Aujourd'hui encore, beaucoup d'écologistes sont actives (et actifs ?) dans le mouvement féministe. Le féminisme et l’écologie politique sont-ils restés séparés malgré ce recrutement commun, ou ont-ils su faire se rejoindre leurs préoccupations ? Puisque l'écoféminisme n'a pas fait florès en France, d'autres pensées ont-elles pu nourrir ce rapprochement, et si oui, lesquelles ?

FCS : Les militant-e-s écologistes ne sont pas en nombre dans les mouvements féministes. Il y a chez beaucoup une certaine prise en compte du féminisme – plutôt sous l’angle trop restrictif de l’égalité des droits – mais peu d’engagement. D’ailleurs cela se comprend, même chez des femmes écolo, par le manque de temps. Mais plus profondément, si les deux mouvements restent séparés, ce n’est pas dû au recrutement, mais à la volonté d’autonomie des démarches. Certes il y a des militants politiques au sein du mouvement féministe, mais les associatives sont heureusement présentes et vigilantes sur cette question.

Autonomie, séparation, ne devraient pas signifier ignorance : l’imprégnation entre ces mouvements s’opère trop peu. Pour autant, un écoféminisme fondé sur l’idée que les femmes sont plus proches que les hommes de la nature, de la "Mère Nature", n’est pas une bonne réponse : le féminisme ne peut reposer sur des schémas simplistes d’opposition binaire entre les sexes, ni sur l’appropriation d’un mouvement par l’autre. Par contre, sur des luttes concrètes, l’unité des actions serait à rechercher. Par exemple, sur les questions de santé, de précarité, ou sur la consommation, l’urbanisme, l’éducation, etc., bref, des combats qui concernent les deux mouvements. C’est à travers de telles actions que les deux mouvements peuvent se nourrir mutuellement, et élargir leurs perspectives.

AL : L’écoféminisme n’a été porté, chez les Verts, que par une des "mères fondatrices" de l’écologie française, la regrettée Solange Fernex. Les militant-e-s françai-se-s ont été en effet façonné-e-s par cette crise du "sujet principal unificateur" dans les années 70 (en fait cela remontre à l’althussérisme) ; et les féministes françaises détestent l’idée d’une "nature féminine" (ça, ça remonte à Pétain !). C’est plutôt par la sociologie et la psychanalyse (Guatarri), qui considèrent le rapport entre genres ou entre l’individu et son environnement familial comme des rapports sociaux, que le féminisme apparaît comme une "écologie de l’esprit" et de la vie quotidienne. D’où l’engagement concret des Verts non seulement pour la parité mais pour l’économie sociale et solidaire, appelée à se substituer au travail gratuit millénaire des femmes. René Dumont, fondateur de l’écologie politique française, avait bien compris (sans doute sous l’influence de Charlotte Paquet) que le changement des modes de vie viendrait des femmes.

Francine Comte-Segrestaa, gravement malade à l'heure de cet entretien, est décédée en octobre 2008. Nous souhaitons lui renouveler nos remerciements pour l'énergie qu'elle a consacrée à répondre à nos questions.

vendredi, 10 novembre, 2006

Pour la biodiversité militante

Il semble évident de vouloir unir le milieu militant d’une ville. Nous nous retrouvons souvent dans les manifs, mu-e-s par des valeurs communes. Pourquoi ne pas travailler plus étroitement, dans de très larges collectifs, associé-e-s pour plus d’efficacité ?

Lire la suite...

lundi, 15 mai, 2006

Vivre heureux/se chichement : le revenu d’autonomie par Chiche !

Texte rédigé pour Chiche ! pour le n°23 (été 2006) d'EcoRev', "Le revenu garanti en ligne de mire". Merci à Josselin et Claire S. pour la relecture.

Les jeunes écolos alternatif/ves de Chiche ! présentent le revenu garanti comme une revendication-clef en dix ans d’activité : "Mesure à la fois sociale et environnementale : oui le revenu garanti doit permettre à chacun-e de vivre dignement ! Non il ne doit pas servir à relancer la consommation ! Et peut-être même constitue-t-il une chance de faire une objection de conscience au système délétère de production/consommation."

Lire la suite...

page 5 de 5 -