Féminisme et queer : la théorie de l'évolution mise à mal ?
Par Aude le mercredi, 13 février, 2013, 04h08 - Textes - Lien permanent
« Il me semble qu'il y a dans la théorie queer un certain anti-féminisme. »
Judith Butler, Humain, inhumain (éditions Amsterdam, 2005)
Laissons de côté Judith Butler (1) et attaquons-nous de front au mouvement queer tel qu'il s'exprime en France. Pour une critique bien éloignée des philosophes et sociologues qui vont admettre que le genre est certes un peu construit socialement mais que malgré tout notre identité de genre est fondamentalement liée au biologique... comme Naomi Wolf qui nous explique que quand son vagin va mal, c'est toute sa personne qui dépérit. Une critique matérialiste, radicale, du côté des femmes, du côté des dominé-e-s, du côté de ceux et celles auxquel-le-s le queer se donne pour ambition d'accorder un peu d'attention et de bienveillance.
Le queer relativise. S'intéresser à toutes les dominations, c'est plus que généreux, c'est le projet d'une société dans laquelle j'aimerais vivre. Mais on en arrive vite à les croiser au point de ne plus laisser des groupes s'exprimer parce qu'on aurait trouvé pire ailleurs (2), et ça finit par établir une compétition entre les différentes causes, qui se réglera on ne sait trop comment, par l'activisme de ses défenseurs/ses ou, au final, devant le public, façon débat sur la prostitution, plus cool que moi tu meurs et j'emporte le morceau. On croise les dominations, mais comme celle de la pute est plus graphique que celle de la pauvre meuf qui baise gratos sous influence prostitutionnelle (chérie, tu veux bien me faire une fellation comme dans le film ? (3)), au final ce ne sont pas les personnes concernées qui jugent des dominations qu'elles subissent et de l'opportunité de s'organiser pour y répondre (3b). Et quand, au nom du queer qui pourrait assez facilement être considéré comme une des multiples formes du féminisme, c'est le féminisme lui-même qui est dénigré, on arrive à un point d'abjection difficile à supporter.
Le queer est faiblement opérant. De nombreuses féministes
autour de moi, lesbiennes ou hétéro, ont vécu la même expérience, d'être
stimulées par le mouvement queer, d'y trouver matière à penser, voire à
s'enthousiasmer... et de redescendre violemment quand elles s'aperçoivent que
se déconstruire, trouver des ressources du côté de la performance et de la
compréhension des mécanismes du genre, tout ça n'arrive pas non plus à faire
bouger le concept de disponibilité (sexuelle, mais pas que) qui nous colle un
peu trop au corps dans les sociétés patriarcales.
Faiblement opérant aussi dans la mesure où les pouvoirs performatifs (quand
dire, c'est faire) ou subversifs de la langue ne peuvent pas tout (mais ce n'est pas une raison pour ne rien
faire). Je me souviens du slogan queer « Enculer c'est pas une
insulte, c'est une pratique sexuelle. » Ben non, on aura beau répéter le
contraire dans des manifs de trente personnes, dans le reste du monde enculer
c'est une insulte, et ça le restera tant qu'on n'aura pas trouvé le moyen de
rendre ridicules auprès d'une part non-négligeable de la société les hommes qui
ne savent prendre du plaisir qu'avec leur pénis (les pauvres). On peut toujours
réclamer de s'appeler salopes (4) ou pédés-gouin(e)s, mais il
n'en restera pas moins que toutes les insultes à réclamer sont à l'encontre des
personnes qui ne sont pas des mâles blancs hétéros de la classe moyenne dans la
force de l'âge et qui pensent comme tout le monde (5). Alors
on fait quoi, une fois qu'on est super conscientisé-e et déconstruit-e et que
dehors rien n'a bougé d'un poil depuis le débat sur le Pacs ? Chacun-e
cherchera de son côté, et on trouve partout des choses intéressantes
(6), mais le queer n'est pas LA réponse universelle, celle
pour laquelle les féministes devraient tout lâcher.
Le queer est porté par des personnes peu attentives aux dominations
qu'elles exercent, elles. Bon, c'est l'argument de mauvaise foi, celui
pour arriver à la série de trois parce que je sais ce qu'est une vraie
disserte : les militant-e-s de gauche hurlent comme des putois quand la
démocratie est bafouée, mais quand illes sont du coté du manche on les entend
moins, et ça ne choque pas grand monde (euh, moi un peu, mais j'ai jamais trop
été du côté du manche, qui suis-je pour juger ?). Ben les militant-e-s queer,
c'est pareil, en tout cas en milieu non-anar. Illes dénigrent les personnes qui
n'ont pas lu Judith Butler ou n'ont pas les moyens intellectuels de briller
dans les discussions politiques, les gros-se-s, les pauvres (avec leurs
fringues moches, brrr !), les malades mentaux/ales ne trouvent pas grâce à
leurs yeux autrement que sur papier, et (bizarrement) illes ont du mal à
attirer dans leurs cercles les personnes racisées.
Une intervenante trans dans un débat sur le privilège cisgenre (plus queer que
ça, tu peux pas) expliquait la violence qui est faite chaque jour aux personnes
privées de sexualité dans des milieux où on raconte sans pudeur (et sans
s'assurer de l'intérêt de tou-te-s ses auditeurs/rices) ses histoires de cul.
Alors oui, ça demande du boulot, parce que la violence se niche dans le moindre
détail. La bienveillance envers tou-te-s, les personnes en difficulté comme les
autres, on ne la trouve pas plus dans les milieux queer qu'ailleurs, mais là
c'est le signe d'une vraie défaite (elle est travaillée un peu sérieusement
dans les milieux anars et aux USA, que j'exclus de ma description et côtoie
avec plaisir). Alors si le queer n'est rien d'autre qu'un truc identitaire pour
intello de la classe moyenne qui aimerait tant que sa sexualité soit
subversive, tu parles d'une troisième vague du féminisme, ça ressemble plus à
une bulle de jacuzzi.
Quand le « queer » en vient à représenter le droit de chacun à posséder son propre baisodrome, quand la famille n’en finit plus de se replier sur elle-même, quand les magazines gay se mettent à remplir leurs pages de conseils sur l’adoption et le mariage, quand tout ça se produit alors oui, la Restauration est là, et bien là. De nos jours, l’expression « vie alternative » a plus de chances de renvoyer au fait que vous avez installé des panneaux solaires sur le toit de votre maison qu’entrepris une critique en acte de la famille nucléaire.
Nina Power, La Femme unidimensionnelle (2009), Les Prairies ordinaires, 2010.
Tout ça pour dire que je ne nie pas l'intérêt du queer en soi (tous les féminismes ont droit de cité, et celui-ci est l'un des plus intéressants), mais que je refuse son usage pour désavouer un féminisme qui serait ringard : troisième vague qui emporterait tout contre caricature de deuxième vague blanche, bourgeoise et étriquée, préoccupée uniquement de droits reproductifs. Les féministes d'aujourd'hui ont vingt, trente, quarante ans ou plus, elles sont aussi drôles que leurs aînées qui ont été les premières à avoir milité en rigolant, elles ont le souci des autres et elles n'ont pas forcément besoin d'être queer pour être radicales.
(1) Dans un post il y a
quelques mois j'ai été peu claire sur l'objet de ma critique, non pas les
bouquins de Judith Butler (je laisse ça à d'autres et
un commentaire énervé propose de commencer la lecture ici) mais les
lectures qui sont faites autour de moi de ce qu'est, à tort ou à raison, la
pensée queer, et en particulier la lecture post-féministe, qui considère que le
féminisme s'est déployé en vagues successives dont la plus évoluée serait bien
sûr la dernière, queer et pro-sexe, importée avec plus ou moins de finesse des
USA (comme si la culture patriarcale française n'était pas pro-sexe), et qui va
jusqu'à balayer le féminisme d'un revers de main en expliquant que
« c'était il y a trente ans » (en fait, plutôt quarante).
(2) Et je reprends l'exemple du
mec qui ne permet plus au féminisme d'oser exister parce que, hein, c'est pas
facile pour les hommes de moins de 70 kg de s'imposer comme les autres (mecs)
et un jour on l'a traité de pédé au collège, alors pourquoi les femmes
auraient-elles des choses plus intéressantes que lui à dire sur le genre
?
(3) La pornographie est étymologiquement la représentation de
la prostitution, et non de la sexualité, et à ce titre l'influence de la
pornographie sur les personnes qui la regardent est une influence de la
prostitution. Mais il y a d'autres zones de concurrence et d'influence entre
les deux régimes, prostitutionnel et à-peu-près-libre, ce que j'ai abordé ici.
(3b) Exemple : « Vous les féministes (...) regardez
ce que font les Femen ».
(4) Je suis assez fan du magazine Bitch, publié tous
les deux mois à Portland (Oregon), mais la pilule du titre a encore un peu de
mal à passer, quand je sais combien d'ados se font traiter de bitches
parce qu'elles aiment le sexe autant que leurs comparses masculins.
(5) Heureusement, douchebag existe, mais il n'a pas
encore de traduction française et il vise un type particulier de masculinité
triomphante.
(6) Personnellement j'apprécie de tourner en dérision les
attitudes patriarcales, parce que je ne pense pas que l'empowerment se
fasse sans s'attaquer aussi un peu frontalement aux sources symboliques du
pouvoir. C'est la même dérision offensive qui est utilisée par la Barbe à
l'encontre de tous les mondes du pouvoir, du management à la culture en passant
par les média et les
arts).
Commentaires
Mystère, cet article est en ce moment un hit sur mon blog sans que je puisse voir dans mes stats d'où ça vient, ni qu'on laisse le 0,3 % de commentaire par visite auquel je me suis habituée... D'où venez-vous ? Et qu'en pensez-vous ?
Passionnant ton texte Aude, je rebondit de liens en liens et je suis touchée par ce que tu dit et je suis loin d'avoir fini de parcourir ton blog, merci à toi pour tes écrits.
Je suis passé aussi par la phase "queer-enthousiaste" et j'en suis revenue aussi. Le problème du queer me semble son individualisme qui en fait une théorie compatible avec le libéralisme et du coup dépolitise la question du genre. Le queer me semble être un travail sur et pour soi et je m'en sert à ce titre, mais dans une perspective aussi vaste que la lutte contre le patriarcat, ca me semble totalement insuffisant. Je peu bien me revendiquer plutonienne indefinie et fétichiste des nœuds papillons, hors de mon cercle de proches sensibles à ma particularité je me prendrait toujours la discrimination, le mépris, la moquerie... Et toutes ces théories ne changent rien à la manière dont tout ce qui à l'apparence du féminin est systématiquement dévalué au yeux de la société dans laquelle nous évoluons.
Bonne nuit et probablement à très bientôt sur seenthis, sur ton blog ou ailleurs.
Sororité ^^